dimanche 15 février 2015

Nicolas Paul / Pierre Rigal / Benjamin Millepied / Edouard Lock @ Palais Garnier, samedi 14 février 2015

L'Opéra de Paris propose ces jours-ci un programme de danse contemporaine, mêlant reprises et création, qui s'amuse à déconstruire les codes du ballet classique.

La première pièce, Répliques, est une courte œuvre de Nicolas Paul (20 minutes), danseur du ballet de l'opéra, et date de 2009. Sur des musiques de chambre de Ligeti (pièces pour deux pianos, Musica Ricercata, trio pour cor, violon et piano), celui-ci aligne quatre danseuses et quatre danseurs et s'amuse des combinaisons possibles, en couple, à quatre, ou tous ensemble. Les danseurs sont vêtus de tenues pastels (rose ou jaune) et se détachent de l'obscurité à travers un jeu de lumière minimal. Je retiens surtout le dernier mouvement, où les danseurs vont par couple, et moulinent des bras ou s'entrelacent sur les rythmes obsessionnels de la mécanique ligetienne.

La pièce suivante est plus consistante, par sa longueur (40 minutes) comme par son propos qui semble plus construit. Œuvre inédite de Pierre Rigal, Salut semble commencer par la fin... et par les saluts des danseurs au public. Alors que des applaudissements enregistrés résonnent des hauts parleurs, et que les spectateurs hésitent à s'y joindre, les huit danseuses et huit danseurs, dans d'élégants costumes noir et blanc revisitant les tenues classiques (tutus et collants pour les femmes, vestes et pantalons pour les hommes), s'approchent du devant de la scène et s'inclinent face au public. La mécanique semble peu à peu s'enrayer, et de danseurs ils se transforment en automates aux rythmes saccadés, levant les bras et les jambes de manière désynchronisée. La pièce accroche immédiatement l'attention par ce propos original, ainsi que par son aspect visuel très séduisant (danseurs en noir et blanc, costumes rétro-futuristes, grand soleil jaune en fond de salle et parterre vert-jaune lumineux). Les danseuses perdent progressivement leurs tutus, les danseurs leurs vestes et pantalons. Tout le monde se retrouve en justaucorps et collants, dans des couleurs plus bariolées, comme s'ils avaient effectué une mue, les amenant du costume de la représentation à la tenue de la vie quotidienne. Les gestes mécaniques gagnent eux aussi progressivement en fluidité et en souplesse, et la chorégraphie s'achève sur une ronde frénétique où tout le monde court et saute sur des rythmes électro (signés Joan Cambon) et des lumières stroboscopiques. Convaincant.

Après l'entracte, Benjamin Millepied, nouveau directeur de la danse de l'Opéra, a glissé un pas de deux intitulé Together Alone (10 minutes). Si lors de la première partie, la musique était enregistrée, elle est désormais interprétée sur scène par la pianiste Elena Bonnay. Il s'agit en l’occurrence d'une étude pour piano de Philip Glass sur laquelle Aurélie Dupont et Marc Moreau se frôlent, s'enlacent, se portent, et tournoient dans un langage assez classique, mais néanmoins convaincant.

La soirée s'achève avec l'autre moment phare, qui prend là aussi le temps de déployer ses idées sur une durée conséquente (40 minutes). Créée en 2002, AndréAuria, œuvre du chorégraphe canadien Edouard Lock, se distingue elle aussi par un fort effet visuel immédiat. En fond de scène, deux pianos se font face (Denis Chouillet et Nicolas Mallarte). Entre les deux, un espace est laissé pour permettre aux six danseuses et cinq danseurs d'entrer en scène. Alice Renavand, étoile depuis moins de deux ans, est la première à s'avancer. Elle se hisse sur les pointes et effectue des mouvements saccadés du bassin en trépignant sur place, comme sous l'effet d'une électrocution. Toute de noir vêtue (comme le reste des danseurs), elle fascine instantanément par l’énergie dégagée. Sa présence scénique fera d'ailleurs merveille tout au long de la pièce. La chorégraphie d'Edouard Lock déploie son caractère épileptique sur la durée, mettant à rude épreuve les corps des danseurs. La musique est signée David Lang et alterne des passages fortement marqués par l’esthétique répétitive du minimalisme américain et des respirations plus mélodieuses en mode mineur qui insufflent une parfum de mélancolie dans cet univers un brin oppressant. A l'instar de la pièce de Pierre Rigal, il s'agit ici de pousser à leur limite - jusqu'au point de rupture - les codes de la danse classique. A coup de dérèglement des gestes chez Rigal, de souffrance physique chez Lock. Dans les deux cas, l'effet procuré sur le spectateur est en tout cas puissant.

Ambrose Akinmusire Quintet + Charles Altura + Theo Bleckmann / Massacre @ Maison des Arts de Créteil, vendredi 13 février 2015

En introduction du concert, Fabien Barontini, le directeur du festival Sons d'hiver, s'excuse presque de l'audace qu'il a eu de réunir deux groupes aux esthétiques en apparence aussi distinctes sur la scène de la MAC. Pour rassurer les spectateurs les plus inquiets, il précise que malgré leur nom, il est déjà sorti vivant de plusieurs concerts de Massacre, et que pour les oreilles les plus sensibles, des bouchons seront disponibles à l'entracte. Pas sûr que ces quelques précisions n'aient pas eu l'exact effet inverse sur la partie du public qui ne connaissait pas le trio free rock avant le concert. Pourtant, il n'y a pas particulièrement besoin d'être schizophrène pour apprécier dans un même élan les subtilités du groupe d'Ambrose Asinmukire et la puissance sidérante des sieurs Fred Frith, Bill Laswell et Charles Hayward.

Le programme annonçait le quintet d'Ambrose Asinmukire accompagné de deux invités. Mais c'est bien un véritable septet, et non une formule à 5+2, qui s'est produit sur scène. L'intégration de l'univers pourtant assez singulier de Theo Bleckmann à la musique du trompettiste semble ainsi couler de source. Le concert commence par une litanie de noms, énoncés à travers un vocoder par Theo Bleckmann, et renvoyer en boucle à l'aide d'un sampler. On reconnaît dans la liste les noms d'Amadou Diallo et de Michael Brown, ce qui laisse penser que cette longue énumération rappelle le sort des victimes des violences policières aux Etats-Unis. Theo Bleckmann n'est alors accompagné que par un puissant solo de trompette du leader et quelques ponctuations éparses de Sam Harris au piano. Ambrose Akinmusire connecte sa musique au contexte politique et social contemporain, reprenant le flambeau d'une longue tradition dans la culture afro-américaine. Sa musique semble d'ailleurs irriguée de plusieurs sources se fondant dans un vocabulaire commun, clairement rattaché à la tradition jazz. A la batterie, Justin Brown déploie des boucles rythmiques fortement influencées par le hip hop, mais également héritières des métriques complexes d'un Steve Coleman (aux côtés de qui Ambrose Akinmusire a débuté il y a une quinzaine d'années). Les soufflants, Walter Smith III au sax ténor et le leader à la trompette, font preuve d'un énorme feeling, déployant sans le moindre effet démonstratif de puissants solos, alliant finesse mélodique et sens narratif affirmé. Charles Altura, l'autre invité, à la guitare, se fond dans le discours collectif, créant une dynamique harmonique captivante. Et, s'il n'intervient pas sur tous les morceaux, Theo Bleckmann ajoute une dimension un peu surnaturelle avec sa voix évanescente, son traitement électronique en direct, et sa justesse mélodique qui dialogue parfaitement avec le lyrisme discret du trompettiste. Si je l'avais déjà apprécié comme sideman de-ci, de-là, je n'avais jamais pris la peine d'écouter l’œuvre d'Ambrose Akinmusire en tant que leader. Il faudra à l'avenir réparer cet oubli.

Après l'entracte, place donc aux décibels ! Et pourtant, il ne faudrait pas résumer la musique de Massacre au volume sonore. Certes, la basse de Bill Laswell, avec ses effets dub envoûtants, crée un halo surpuissant qui plonge l'auditeur dans une sorte d'état second, en prise directe avec son rythme cardiaque. Certes, Charles Hayward a une approche quasi militaire de la batterie, martelant sans interruption ses fûts avec fureur. Certes Fred Frith est capable d'attaques rock particulièrement aiguisées à la guitare. Mais à trois, ils sont aussi attachés à développer un discours mélodique, irriguant ainsi le long continuum rythmique de phrases changeantes qui maintiennent en alerte l'attention de l'auditeur. Fred Frith, sans surprise, est notamment attaché à déployer un discours qui cherche à donner sens, en l'organisant, au chaos apparent. S'il joue de l'archet, du chiffon ou de bouts de bois pour martyriser sa guitare, les sons produits font toujours sens, bien loin d'une démarche qui se satisferait du bruit pour le bruit. On ne voit alors pas le temps passé durant l'heure et demie que dure la performance, emporté par un son puissant, mais aussi par des subtilités mélodiques qui démontrent qu'il n'y avait effectivement aucun hiatus à programmer le même soir Ambrose Akinmusire et Massacre.

A lire ailleurs : Franck Bergerot, sur la première partie uniquement.

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Si je n'ai pas eu le temps de les chroniquer, j'ai assisté à quelques autres concerts de Sons d'hiver cette année. Notamment la remarquable prestation du quartet d'Anthony Braxton au Kremlin-Bicêtre en ouverture (avec Mary Halvorson, Taylor Ho Bynum et James Fei) qu'on peut réécouter sur le site de France Musique. Ou le concert du quartet voyageur de Louis Sclavis au Musée du Quai Branly (avec Gilles Coronado, Benjamin Moussay et Keyvan Chemirani) qu'on peut revoir sur le site d'Arte.