L'Opéra de Paris propose ces jours-ci un programme de danse contemporaine, mêlant reprises et création, qui s'amuse à déconstruire les codes du ballet classique.
La première pièce, Répliques, est une courte œuvre de Nicolas Paul (20 minutes), danseur du ballet de l'opéra, et date de 2009. Sur des musiques de chambre de Ligeti (pièces pour deux pianos, Musica Ricercata, trio pour cor, violon et piano), celui-ci aligne quatre danseuses et quatre danseurs et s'amuse des combinaisons possibles, en couple, à quatre, ou tous ensemble. Les danseurs sont vêtus de tenues pastels (rose ou jaune) et se détachent de l'obscurité à travers un jeu de lumière minimal. Je retiens surtout le dernier mouvement, où les danseurs vont par couple, et moulinent des bras ou s'entrelacent sur les rythmes obsessionnels de la mécanique ligetienne.
La pièce suivante est plus consistante, par sa longueur (40 minutes) comme par son propos qui semble plus construit. Œuvre inédite de Pierre Rigal, Salut semble commencer par la fin... et par les saluts des danseurs au public. Alors que des applaudissements enregistrés résonnent des hauts parleurs, et que les spectateurs hésitent à s'y joindre, les huit danseuses et huit danseurs, dans d'élégants costumes noir et blanc revisitant les tenues classiques (tutus et collants pour les femmes, vestes et pantalons pour les hommes), s'approchent du devant de la scène et s'inclinent face au public. La mécanique semble peu à peu s'enrayer, et de danseurs ils se transforment en automates aux rythmes saccadés, levant les bras et les jambes de manière désynchronisée. La pièce accroche immédiatement l'attention par ce propos original, ainsi que par son aspect visuel très séduisant (danseurs en noir et blanc, costumes rétro-futuristes, grand soleil jaune en fond de salle et parterre vert-jaune lumineux). Les danseuses perdent progressivement leurs tutus, les danseurs leurs vestes et pantalons. Tout le monde se retrouve en justaucorps et collants, dans des couleurs plus bariolées, comme s'ils avaient effectué une mue, les amenant du costume de la représentation à la tenue de la vie quotidienne. Les gestes mécaniques gagnent eux aussi progressivement en fluidité et en souplesse, et la chorégraphie s'achève sur une ronde frénétique où tout le monde court et saute sur des rythmes électro (signés Joan Cambon) et des lumières stroboscopiques. Convaincant.
Après l'entracte, Benjamin Millepied, nouveau directeur de la danse de l'Opéra, a glissé un pas de deux intitulé Together Alone (10 minutes). Si lors de la première partie, la musique était enregistrée, elle est désormais interprétée sur scène par la pianiste Elena Bonnay. Il s'agit en l’occurrence d'une étude pour piano de Philip Glass sur laquelle Aurélie Dupont et Marc Moreau se frôlent, s'enlacent, se portent, et tournoient dans un langage assez classique, mais néanmoins convaincant.
La soirée s'achève avec l'autre moment phare, qui prend là aussi le temps de déployer ses idées sur une durée conséquente (40 minutes). Créée en 2002, AndréAuria, œuvre du chorégraphe canadien Edouard Lock, se distingue elle aussi par un fort effet visuel immédiat. En fond de scène, deux pianos se font face (Denis Chouillet et Nicolas Mallarte). Entre les deux, un espace est laissé pour permettre aux six danseuses et cinq danseurs d'entrer en scène. Alice Renavand, étoile depuis moins de deux ans, est la première à s'avancer. Elle se hisse sur les pointes et effectue des mouvements saccadés du bassin en trépignant sur place, comme sous l'effet d'une électrocution. Toute de noir vêtue (comme le reste des danseurs), elle fascine instantanément par l’énergie dégagée. Sa présence scénique fera d'ailleurs merveille tout au long de la pièce. La chorégraphie d'Edouard Lock déploie son caractère épileptique sur la durée, mettant à rude épreuve les corps des danseurs. La musique est signée David Lang et alterne des passages fortement marqués par l’esthétique répétitive du minimalisme américain et des respirations plus mélodieuses en mode mineur qui insufflent une parfum de mélancolie dans cet univers un brin oppressant. A l'instar de la pièce de Pierre Rigal, il s'agit ici de pousser à leur limite - jusqu'au point de rupture - les codes de la danse classique. A coup de dérèglement des gestes chez Rigal, de souffrance physique chez Lock. Dans les deux cas, l'effet procuré sur le spectateur est en tout cas puissant.
Jason Stein - Anchors (TAO Forms, 2024)
Il y a 2 heures