Comment mettre en scène la catastrophe ? Deux spectacles récents tentent d'apporter leurs propres réponses à cette délicate question. D'un côté une reconstitution minutieuse du lieu. De l'autre une confrontation brutale entre les mots des bourreaux et la musique des victimes. Dans les deux cas, tout se joue dans la représentation, et dans la question de la juste distance par rapport aux faits relatés qu'elle ne manque de soulever.
La compagnie néerlandaise Hotel Modern reproduit sur scène les camps d'Auschwitz. Sur la droite de la scène, Auschwitz I, le camp de concentration avec ses baraquements en brique et la devise reprise du camp de Dachau. A gauche, Auschwitz II, le camp d'extermination, ses constructions en bois, les voies de chemin de fer et la silhouette de la tour de guet à l'entrée repoussée en fond de scène. Dans ce décor parfaitement réaliste, trois membres de la compagnie placent et manipulent trois mille figurines d'une dizaine de centimètres de haut.
Créée dans l'ancienne salle du parlement de l'empire d'Autriche-Hongrie - devenue trop grande pour la république alpine - la pièce de Christoph Marthaler se transpose dans un vrai - et par conséquent banal ? - théâtre à Paris. Pour tenter de conserver quelque chose du lieu initial, spectateurs et acteurs échangent néanmoins leurs places. Ainsi, les spectateurs se trouvent positionnés sur la scène tandis que les acteurs évoluent dans les gradins transformés pour l'occasion en hémicycle.
Le titre de la pièce de Marthaler fait directement écho à la vaste fresque de Karl Kraus, Les derniers jours de l'humanité, écrite pendant la première guerre mondiale. Le directeur du Fackel y dressait à travers 209 scènes réparties en cinq actes et 800 pages un réquisitoire implacable contre la bêtise nationaliste qui avait conduit les peuples européens au suicide collectif. Le procédé de Kraus était d'une grande simplicité : la pièce est agrémentée, pour plus du tiers de son contenu, de citations de journaux ou d'hommes politiques de l'époque avec comme unique but de "transformer la justification de l'époque par elle-même en
ce qu'elle est réellement, à savoir une forme d'auto-accusation
irréfutable qui ne laisse aucun doute sur ce que peut être le verdict".
Sur la scène du 104, exécutions sommaires, pendaisons, travaux forcés et arrivées de nouveaux prisonniers envoyés directement à la chambre à gaz se succèdent au cours d'une journée normale de la vie du camp. Ce qu'aucun film ne pourrait montrer de manière aussi directe est rendu possible par l'utilisation de petites figurines. Aucune parole n'est prononcée au cours de la pièce. Seuls quelques bruitages (sol raclé, train sur les rails, électrocution d'un fuyard...) brisent le silence.
Reprenant le procédé de Karl Kraus, Marthaler sature l'air de citations. Une diatribe antisémite de Karl Lueger, maire de Vienne de 1897 à 1910, côtoie tout naturellement un récent discours de Viktor Orban, où le premier ministre hongrois explique qu'il n'a pas besoin d'opposant puisqu'il est lui-même démocrate. Des extraits de journaux relatant les peurs de madame tout le monde face à la présence d'enfants d'immigrés dans la classe de son fils précèdent un appel au meurtre des Roms commis par Zsolt Bayer, journaliste hongrois proche d'Orban (il fut l'un des fondateurs de la Fidesz), en janvier dernier.
Par leur confrontation avec les musiques de Pavel Haas, Erwin Schulhoff, Victor Ullmann ou encore Ernest Bloch, ces bouffonneries contemporaines, cette justification de l'époque par elle-même, apparaissent alors pour ce qu'elles sont réellement, à savoir une forme d'auto-accusation
irréfutable qui ne laisse aucun doute sur ce que peut être le verdict.
A l'aide d'une petite caméra, les trois manipulateurs de la compagnie Hotel Modern projettent quelques scènes de la vie du camp en gros plan sur le mur en fond de scène. Par contraste avec la vue d'ensemble du camp et ces milliers de figurines impersonnelles, l'identification précise de quelques unes - elles ont toutes des visages différents - rend alors un semblant d'humanité à ces objets broyés par l'implacable mécanique industrielle du camp.
La musique des victimes prend progressivement le pas sur les aboiements des bourreaux. Le rapport de force entre les deux bascule jusqu'à transformer le spectacle en récital pour petit orchestre de chambre, placé à mi-hauteur dans les gradins du Théâtre de la Ville. Veillée funèbre en cette veille (Vorabend) des commémorations du centenaire de l'attentat de Sarajevo. Dernière image forte : tous les acteurs, vêtus d'un gris uniforme qui rappelle la couleur du décor, défilent lentement en rang en chantant en chœur un air de l'Elias de Mendelssohn, comme pour une procession funèbre. Une immobile danse macabre.
Leur couleur rappelle le gris translucide - volonté d'effacement qui se heurte à la résistance de la représentation - des figurines d'Hotel Modern à l'approche de la chambre à gaz. Ou comment trouver une juste distance pour donner à voir la catastrophe - et ceux, multiples et singuliers, qu'elle n'aura pas réussi à faire oublier.
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Il y a 13 heures