dimanche 21 décembre 2008

Alexandra Grimal Trio @ Sunset, samedi 20 décembre 2008

Voici un groupe que j'ai vu naître. J'étais en effet à leur premier concert commun il y a un peu plus de deux ans et demi à La Fontaine. Depuis, j'ai revu régulièrement l'association triangulaire d'Emmanuel Scarpa (batterie), Antonin Rayon (orgue Hammond et clavinet) et Alexandra Grimal (sax ténor et soprano) : aux Voûtes, à l'Olympic Café ou, déjà, au Sunset en juin dernier. Il y a six mois, Gérard Terronès était là pour capter la prestation du trio. Hier soir, il était encore là pour la sortie de ce premier disque d'Alexandra sous son nom : Shape, sur son label Futura Marge.

Ce qui m'avait frappé lors de leur premier concert, c'était la qualité d'écoute réciproque, la recherche d'une certaine retenue dans le son et, déjà, une attention particulière à la texture sonore du trio sax-claviers-batterie. A l'époque, Alexandra n'était intervenue qu'au soprano, en laissant beaucoup d'espaces à ses acolytes. Au fil des concerts, le son s'est densifié, jouant plus souvent à l'énergie, avec un enchevêtrement sonore et rythmique plus touffu. L'apport du ténor, et l'habitude de la rencontre à trois, ont ainsi permis d'enrichir le champ d'expression du trio, toujours adepte de l'exploration des basses sonorités, mais qui n'hésite pas à faire monter le groove et la puissance sonore au cours de longues plages brûlantes. Si le son du trio est assez caractéristique, la démarche les rapproche tout de même d'un questionnement esthétique du jazz contemporain qu'on retrouve dans les trios un peu similaires Eskelin / Parkins / Black et Berne / Taborn / Rainey. La matière sonore semble en constante ébullition, perturbée par des rythmes asymétriques qui déclenchent des réactions imprévues : là un sifflement ténu mais persistant du sax, ailleurs des nappes distordues à l'orgue, ou encore une accélération soudaine empreinte d'un groove libéré.

La sonorité particulière d'Emmanuel Scarpa à la batterie a un impact essentiel sur le son du trio. Venu du rock, il peut, dans les passages les plus puissants, soutenir un rythme très carré, mais c'est par son aptitude à maintenir des frappes irrégulières - en intensité comme en cadence - qu'il contribue le plus à définir le cadre dans lequel s'inscrit la musique du groupe. On ne s'étonnera pas de l'avoir vu au contact de quelques têtes d'affiche de l'ex-nébuleuse du Hask : Stéphane Payen au sein de Thôt Twin, ou Benoît Delbecq en trio avec le clarinettiste Roland Pinsard. De sérieuses références en matière de science rythmique, entre groove et asymétrie.

J'ai eu un peu moins souvent l'occasion de voir Antonin Rayon dans d'autres contextes, mais on le sait proche de Marc Ducret ou des membres du Bruit du [sign], ce qui précise un peu son esthétique. Entre cliquetis pointillistes et distorsions dignes d'une guitare électrique, son approche des claviers est assez éloignée de la tradition jazz telle que documentée notamment par le jazz-rock au kilomètre des années 70. Chez lui aussi la tension constante entre l'énergie et la retenue, le continuum du son et les irrégularités rythmiques, est la source d'un univers instable, propice aux prises de risques et à l'écoute constamment renouvelée.

Hier soir, Alexandra Grimal n'a joué qu'au ténor et, même si son phrasé est moins directement sous l'influence de Wayne Shorter qu'au soprano, elle en conserve une approche climatique qui lui permet de rebondir sur les ambiances proposées par le couple claviers-batterie, mais aussi, de plus en plus au fil des concerts, de s'affirmer comme source de discours autonome autour duquel c'est aux deux autres de réagir. Ce n'est donc pas tout à fait anodin que le disque du trio, comme le concert d'hier soir, se présentent sous l'intitulé "Alexandra Grimal Trio" quand au départ la logique semblait plus équilatérale. Ce premier jalon en tant que leader dans sa carrière discographique prend alors tout son sens et, connaissant sur scène sa diversité stylistique et son besoin d'approches aussi différentes que complémentaires, on a hâte de pouvoir entendre la suite.

dimanche 2 novembre 2008

Wajdi Mouawad - Incendies @ Théâtre National de la Colline, vendredi 31 octobre 2008

Une pièce poignante. Dont on sort tremblant, brûlé par une langue trempée dans le sang de la guerre civile. Du texte de Wajdi Mouawad, né au Liban, émane une force brutale que la mise en scène de Stanislas Nordey, réduite à sa plus simple expression, laisse exploser à la face des spectateurs. Le théâtre de Wajdi Mouawad est physique, dur, éprouvant. Pourtant, quand la pièce commence, rien ne laisse présager que l'auteur libano-canadien nous emmène au cœur d'une tragédie aussi sombre.

Sur un plateau nu, blanc, juste agrémenté d'une table et de quelques tabourets, le premier personnage qui entre en scène est un notaire québécois, Hermile Lebel, campé par un Raoul Fernandez qui s'en donne à cœur joie dans un one-man-show de gentil bouffon à l'accent prononcé et aux expressions fleuries. Celui-ci annonce à deux jumeaux les dernières volontés de leur mère récemment décédée, et les missions qu'elle leur confie par delà la mort : retrouver leur père, qu'ils croyaient mort avant leur naissance, et leur frère, dont ils ignoraient l'existence, et leur remettre à chacun une lettre. La première réaction du fils reste dans le registre comique : une succession d'insultes en québécois, mélange de français, d'anglais et de termes blasphématoires. Pourtant, peu à peu, on sent bien que cette entame au rire franc est là pour atténuer l'effet profondément tragique de ce qui va suivre. Le récit se concentre alors sur l'histoire de Nawal - la mère défunte - de sa jeunesse au Liban à ses cinq longues dernières années de mutisme après son exil au Canada. Entourée de mystère, sa vie sert de prétexte à Wajdi Mouawad pour une descente aux enfers, au cœur des horreurs de la guerre du Liban, sur un registre qui tisse un lien étroit entre images crues d'actualité et mythes fondateurs de la civilisation méditerranéenne.

Entre théâtre contemporain et références à la tragédie classique, la pièce de Wajdi Mouawad trouve un bel équilibre, renforcé il est vrai par les choix de mise en scène et de direction d'acteurs de Stanislas Nordey. Le décor reste identique et minimal tout au long de la pièce, laissant la liberté au spectateur d'imaginer les nombreux endroits parcourus, du bureau du notaire à un camp de réfugiés palestiniens, du tribunal pénal international à une prison libanaise. Les acteurs s'expriment la plupart du temps face au public, dans une attitude déclamatoire prononcée qui rapproche leur jeu du théâtre antique. Une attention particulière est apportée à leur gestuelle, ample et pleine de sens. A ce jeu là, assez exigeant pour rester fluide et crédible, certains s'en tirent mieux que d'autres (poignante Véronique Nordey - Nawal à 60 ans - alors que Claire Ingrid Cottanceau - Nawal à 40 ans - semble un peu en sur-régime). Mais, dans l'ensemble, cela donne un goût particulier à la mise en scène, qui accentue avec justesse les liens tissés entre actualité et intemporalité de l'histoire contée.

Malgré sa durée relativement longue - plus de trois heures - la pièce tient en haleine, par un sens du suspens qui emprunte au cinéma (succession de séquences, emploi du flash back) et par une langue brûlante, qui conserve une certaine poésie au cœur même de l'horreur. Le son métallique d'un gong inquiétant rythme les changements de séquence. Les personnages sont tout de blanc (présent) ou noir (passé) vêtus, comme des ombres irréelles. Le frère retrouvé - cagoulé - tire au fusil sur scène (des balles à blanc, mais les douilles tombent sur scène et le bruit est véritablement effrayant). Le sentiment de peur est aussi directement physique pour le spectateur. Les nerfs s'en trouvent à vif et l'émotion n'est que plus facilement atteinte. S'ils ne soutenaient pas un tel texte, ces artifices seraient sans doute jugés un peu facile, mais tout s'efface devant la puissance de feu des phrases de Wajdi Mouawad qui utilise, à l'instar de son héroïne, les lettres comme des munitions.

jeudi 30 octobre 2008

Leoš Janáček - La Petite Renarde rusée @ Opéra Bastille, mercredi 29 octobre 2008

On va finir par croire que les opéras auxquels j'assiste sont choisis sur des critères très stricts : comme les quatre précédents vus à Bastille, celui-ci a été composé dans les années vingt. C'est aussi le troisième de Janáček après De la maison des morts en 2005 et L'affaire Makropoulos en 2007. Mais, contrairement aux trois derniers (Makropoulos, Cardillac et Wozzeck), Angela Denoke n'était pas de la distribution. Je reste donc large d'esprit. Ouf !

La joie de retrouver Janáček à Bastille ne se résume toutefois pas à la seule logique comptable. Elle est tout d'abord couplée à celle de pouvoir profiter d'une mise en scène d'André Engel, toujours assisté de Nicky Rieti pour les décors. Ceux-ci offrent, par des changements de plateau rapides, une adéquation parfaite avec le cycle musical déployé par le compositeur morave. Le cycle des saisons, l'opposition entre la nature fourmillante de vie et le monde triste et circonscrit des humains, les incessants passages de l'un à l'autre sont rendus possibles par une mise en scène intelligente qui tire profit des capacités techniques de l'Opéra Bastille (même si la mise en scène a déjà été proposée à l'Opéra de Lyon et au TCE). Le retour cyclique du thème de la Renarde dans la musique de Janáček rythme ainsi une mise en scène très changeante, mais qui repasse finalement toujours par les mêmes lieux.

Au-delà du panthéisme du vieux tchèque, Engel doit jongler avec un imaginaire français contemporain façonné par Le roman de Renart, les fables de La Fontaine et... les dessins-animés de Walt Disney. Autant de représentations qui tissent une culture commune remplie d'animaux doués de raison et d'humains aux traits bestiaux. La prouesse du metteur en scène est de réussir à rester toujours empreint d'un rien de naïveté enfantine sans tomber pour autant dans la mièvrerie, de rester au fond assez proche des différents niveaux de lecture présents dans cette adaptation d'une bande-dessinée par Janáček. Les rails sous la neige qui stylisent l'hiver - simple décor en apparence - ont ainsi comme une résonance avec l'insulte "bolchévique" lancée en début d'opéra par l'un des animaux de la forêt ou avec le double langage émancipateur de la Renarde face aux poules - délivrez-vous de vos chaînes d'animaux de basse-cour... et je pourrai mieux vous croquer. Un renvoi, aussi, à l'univers du bagne de la maison des morts.

Ces références laissent néanmoins une large place à l'humour. Dès l'ouverture et l'apparition des premiers animaux (escargot, mouches, chenille, etc.), on sourit, voire on rit nettement quand les moustiques tirent le sang du garde-chasse à la seringue. Le sommet est atteint avec la fameuse scène des poules où celles-ci sont de vraies "poules" qui caquettent sans cesse face à un coq qui se grattent les couilles avant d'aller vérifier - de manière courageuse mais peu téméraire - si la Renarde est effectivement morte (une ruse de plus...). Elizabeth Neumuller a pu s'en donner à cœur joie avec les costumes animaliers. Ce qui rajoute incontestablement aux nombreux sourires que nous tirent le spectacle.

La direction d'acteurs, entre animaux muets, humains balourds et rusés renards est excellente. Ils sont tous particulièrement expressifs par leur gestuel. Beaucoup plus que par leur voix pour la plupart. Celles-ci ont souvent tendance à être couvertes par l'orchestre - impeccable sous la direction de Dennis Russell Davies - malheureusement. C'est là le point faible du spectacle. Ne surnagent en fait que Jukka Rasilainen en garde-chasse amoureux de la Renarde (fantasme masculin de la femme libre et sauvage, moderne et insaisissable) et le couple de goupils : Hannah Esther Minutillo en Renard et Elena Tsallagova, qui porte l'essentiel de la pièce, en Renarde Oreilles-Pointues (puisque telle est la traduction littérale du titre tchèque pour ceux qui se posent la question).

La chanteuse russe, et rousse pour l'occasion, joue à merveille l'espièglerie et la curiosité sans borne - et finalement fatale - de la Renarde. Elle colle parfaitement à la partition de Janáček, joyeuse et virevoltante, cyclique sans être répétitive, entre comptines à fredonner en reprenant le métro et architecture d'ensemble soignée dans ses moindres détails. Un alliage parfait de modernité musicale, d'écoute des bruits de la nature - sans entrer pour autant dans une démarche naturaliste imitative - et de souvenirs de l'enfance et des campagnes moraves. La preuve que d'une simple bande-dessinée d'un quotidien de Brno peut naître une œuvre majeure, à la fois populaire et savante. Et que les histoires pour enfants ne leur sont pas forcément uniquement destinées.

A lire ailleurs : Bladsurb, Palpatine, ConcertoNet (oui, ce sont souvent les mêmes).

lundi 27 octobre 2008

De bruit et de silence

Avec quelques autres blogs ayant le jazz pour passion commune, nous publions aujourd'hui chacun un billet consacré à un pianiste. Me concernant, ce sera une pianiste : Sylvie Courvoisier. Pas nécessairement un exemple de jazzwoman d'ailleurs, tant la Suissesse se tient dans un au-delà des genres, une zone grise au confluent de la composition contemporaine et des musiques improvisées post-free jazz.

Sylvie Courvoisier, par Juan-Carlos Hernandez

J'avais un peu pu discuter avec elle après un concert qu'elle donnait l'année dernière en duo avec son mari, le violoniste Mark Feldman, au Théâtre de l'Onde de Vélizy. Elle me disait alors ne pas se considérer comme une pianiste de jazz, mais comme une musicienne tout court. Elle a débuté le piano poussée par son père, pianiste dixieland, étudiant avec des amis de ce dernier avant de poursuivre par la voie classique du conservatoire... qu'elle n'a jamais fini. C'est donc plutôt sur le tas, au fil des rencontres (notamment celle décisive avec Jacques Demierre), loin de toute école, que Sylvie Courvoisier a développé son style. Car il y a bien aujourd'hui une signature musicale Courvoisier. Un univers sonore attaché au silence et aux moindres bruits, parcouru de résonances et de mémoires classiques. Une poésie du bruitisme comme il en existe peu dans ce langage musical.

Ce style s'est forgé progressivement et il est intéressant, pour en comprendre la genèse, de parcourir, rapidement, la carrière discographique de la pianiste. Son premier opus, joliment titré Sauvagerie Courtoise, a paru en 1994. A la tête d'un "quintetto" (l'italien en dit long sur la musique ici rassemblée), Sylvie Courvoisier développe alors un langage qui n'est pas sans évoquer Carla Bley, nourri de mélodies populaires d'Italie, d'Europe centrale et du monde germanique. Cherchez l'intrus, dans le lecteur ci-dessous, en est extrait.



Entre ce premier essai et l'approche développée aujourd'hui, il y a un disque charnière, sorte de pont jeté entre mélodies populaires de rue et goût des sonorités surprenantes. Enregistré en trio avec Michel Godard (tuba) et Pierre Charial (instruments mécaniques), Y2K mêle chanson de village jouée à l'orgue de barbarie et intérêt de la musique contemporaine pour les structures rigides (on pense aux travaux de Ligeti en la matière). Le bien nommé Machines-à-sons, dans le lecteur, en est extrait.

La suite - et l'actualité - de la carrière de Sylvie Courvoisier, c'est une série de trios qui lui permettent d'aborder divers aspects de son monde musical. Le trio Mephista, avec Ikue Mori (machines) et Susie Ibarra (percussions), est le plus bruitiste, mais pas le moins poétique. La musique du trio est parcourue de cliquetis en tous genres que font vivre une attention de tous les instants au jeu de l'autre. Dans une veine plus "classiquement" free jazz, il y a les trios avec Joëlle Léandre (contrebasse) et Susie Ibarra ou Ellery Eskelin (saxophone) et Vincent Courtois (violoncelle). L'art de l'improvisation y est ici central. Pour la composition, Sylvie a son trio Abaton, avec les cordes sensibles de Mark Feldman (violon) et Erik Friedlander (violoncelle). Le double CD du trio paru chez ECM en 2003 est assez exemplaire dans sa démarche : le premier regroupe quatre compositions de la pianiste, le second dix-neuf improvisations du trio. Nova Solyma extrait de ce second disque est en écoute dans le lecteur ci-dessus, tout comme Drôle de Mots de Mephista, extrait du second disque du trio, Entomological Reflections. Pour le trio avec Eskelin et Courtois, voici un extrait vidéo enregistré au Roulette, un club de New York, en 2007.



Si l'art du trio convient parfaitement à la Suissesse, certains de ses plus récents opus suivent d'autres chemins. Deux disques parus l'an dernier synthétisent ainsi les préoccupations actuelles de Sylvie Courvoisier. Signs and Epigrams, en solo, se présente comme un recueil d'études. A son sujet, Sylvie me confiait que le rapport au silence y était encore plus important que d'habitude. On est ici chez la compositrice plus que chez l'improvisatrice, mais on entend cependant une démarche nourrie du goût de la surprise que seule une pratique approfondie des musiques improvisées permet. Epigram 2, dans le lecteur, en témoigne. C'est aussi dans l'art de la composition que puise Lonelyville, enregistré en quintet. Sylvie résume ici son ambition par la formule Mephista + Abaton, soit l'alliance de deux de ses amours musicales, la composition contemporaine pour cordes et l'art du bruit des machines et percussions. Piano, violon, violoncelle, batterie, ordinateur, la formule peut surprendre, mais le résultat est splendide comme je m'en faisais l'écho ici.

Le panorama ne serait pas tout à fait complet sans l'évocation du duo qu'elle forme, à la ville comme à la scène, avec le violoniste Mark Feldman. Leur univers commun est fait de lyrisme et d'humour, d'imprévu et de mélancolie, de bruits et de citations. Tous les deux proches de John Zorn (Sylvie vit à New York depuis dix ans), ils ont magnifié les compositions de ce dernier pour Masada à travers deux grands disques : Masada Recital et Malphas. Du premier est extrait Mahshav, en écoute dans le lecteur. J'ai eu la chance de les voir à deux reprises en concert sur ce répertoire. La première est chroniquée ici.

Mon plus beau moment en compagnie de la musique de Sylvie Courvoisier reste néanmoins un merveilleux concert en solo au Centre culturel suisse de Paris en 2006. Une heure et quelques poussières de bonheur musical, entre improvisations et compositions, sur l'ivoire ou dans les cordes, à mains nues ou à l'aide de divers objets (mailloches, ruban adhésif, boules métalliques...). Les cliquetis percussifs ne sont jamais là pour prendre le pas sur la rigueur de la construction harmonique, mais bel et bien pour s'intégrer pleinement à une démarche musicale aussi exigeante que ludique. La mélodie n'est pas toujours présente, mais la pianiste ne lui refuse néanmoins pas de beaux développements sous prétexte d'intégrisme bruitiste. Le silence est comme toujours une composante essentielle de son approche musicale mais, là non plus, pas tant comme le fruit d'un quelconque dogme que comme source naturelle de respiration dans un souci de construction autant présent dans les pièces improvisées que dans les études écrites. Dans ses improvisations, on entend ainsi véritablement les morceaux s'organiser au fur et à mesure, à partir d'un bruit particulier, d'une simple série de notes à développer ou d'un agencement rythmique singulier. Sylvie Courvoisier lance une idée, différente à chaque morceau, et en explore les possibles sans trituration excessive. Quand elle a obtenu ce qu'elle souhaite, elle s'arrête tout simplement, sans chercher à user les ressorts de son art.

La musique de Sylvie Courvoisier respire pour moi la mélancolie. Elle semble jeter un regard très conscient sur l'état du monde, tout en n'oubliant pas de s'en amuser. Mais jamais par la franche rigolade, plutôt par une sorte de musique pince-sans-rire, comme un sourire furtif lancé pour combattre l'abattement généralisé. Derrière ses airs sages et concentrés, ses lunettes strictes et sa longue chevelure brune frisée, on devine ainsi une sensibilité exacerbée, à l'écoute du moindre petit bruit, prête à en extraire toute la musicalité.

Pour finir ce petit portrait sonore de la pianiste helvète, voici en bonus un deuxième extrait vidéo, une improvisation en duo avec Ellery Eskelin, enregistrée au Rhythm in the Kitchen Festival à New York en 2006.



Enfin, pour une discographie complète, un agenda des concerts ou d'autres extraits sonores et vidéo, n'oubliez pas de visiter le site de Sylvie.

Les autres pianistes à l'honneur :
- Craig Taborn sur Mysteriojazz
- Marc Copland sur Livre d'images
- Jobic Le Masson sur Jazz à Paris
- Andy Emler chez Belette & Jazz
- Jean-Michel Pilc sur le Ptilou's Blog
- Marco Benevento sur Jazz Frisson
- Bheki Mseleku chez Z et le jazz
- Bojan Zulfikarpasic chez Maître Chronique

dimanche 26 octobre 2008

Orchestre National du Capitole de Toulouse @ Salle Pleyel, samedi 25 octobre 2008

Pour sa première saison en tant que directeur musical de l'Orchestre National de Toulouse, le jeune chef ossète dont tout le monde parle, Tugan Sokhiev, a reçu un accueil triomphal : bis et ter après la cinquième symphonie de Chostakovitch.

Le concert avait débuté avec le concerto pour piano d'Edvard Grieg interprété par Nelson Freire. Grosse affiche donc, même si personnellement j'adhère assez peu à la musique du compositeur norvégien. Le pianiste brésilien me séduit plus par son toucher soyeux lors des cinq minutes de son rappel sur un extrait du Children's Corner de Debussy que durant les trente minutes extrêmement romantiques du concerto. La présence de Grieg au programme a néanmoins le mérite de me replonger, en pensées, dans mes récentes vacances norvégiennes.

Chez Grieg, le port de Bergen

Cinquième de Chostakovitch après l'entracte, donc. Une musique qui me convient bien mieux. Sokhiev tire le meilleur de l'orchestre, notamment les vents impeccables d'un bout à l'autre de l'œuvre. Les musiciens semblent dévoués à leur chef, comme ils le démontreront lors des nombreux rappels, tout aussi heureux que le public de taper des mains et des pieds. La symphonie de Chostakovitch, écrite comme une assurance-vie après les critiques de la Pravda contre Lady Macbeth, multiplie les références et les niveaux d'écoute, d'un Largo sans cuivre quasi mahlerien à un pétaradant final tous cuivres dehors où l'on ne peut s'empêcher d'entendre résonner un rire douloureux mais ironique. Sokhiev est parfaitement à l'aise dans ce répertoire et remporte presque à lui tout seul un succès fort mérité.

A lire ailleurs : Bladsurb, Palpatine, ConcertoNet.

Alain Platel - pitié! @ Théâtre de la Ville, jeudi 23 octobre 2008

Excellent concert d'Aka Moon, une nouvelle fois. Fabrizio Cassol, saxophoniste du trio, a adapté avec brio La Passion selon Saint Matthieu de Bach. Le résultat, plein de joie et d'espoir, porté par un trio augmenté de Magic Malik (flûte et chant), Airelle Besson (trompette), Tcha Limberger (violon) mais aussi un violoncelle et un accordéon et trois chanteurs, dont le formidable contre-ténor Serge Kakudji, est fait pour la danse. Dommage que celle-ci ne suive pas.

J'avais déjà été assez réservé face au précédent spectacle de Platel, vsprs d'après les Vêpres de la Vierge de Monteverdi. pitié! en accentue les défauts : Platel en fait constamment trop, ça déborde de partout, on se rhabille et déshabille frénétiquement, tout s'entrechoque sans qu'une direction qui ferait sens n'en émerge. Non que pris isolément chaque élément n'ait son intérêt, mais l'ensemble ne fait pas corps. Aucune sympathie, aucune compassion : les souffrances des danseurs ne sont pas partagées malgré la volonté affichée du chorégraphe.

Reste alors la musique, et son adéquation au cas par cas à telle figure, tel mouvement d'ensemble, tel pas de deux. De quoi au moins passer le temps (deux heures quand même), et ne pas trop s'agacer de l'usage jusqu'à l'usure des gestes et paroles d'aliénés mentaux.

A lire ailleurs : Images de danse, In the mood for jazz, Les Trois Coups, Un soir ou un autre, Bladsurb.

Concentus Musicus Wien @ Salle Pleyel, mardi 21 octobre 2008

La salle Pleyel est étonnamment peu remplie. Je peux donc me replacer de face au rang G, abandonnant la troisième catégorie pour la première. Est-ce l'absence d'Harnoncourt, souffrant et remplacé par le chef de chœur Erwin Ortner, qui a dissuadé le public ? Je pensais pourtant qu'un tel programme - des cantates de Bach par le Concentus Musicus Wien - avait tout pour attiré un maximum de monde.

Le concert commence par la BWV 38, Aus tiefer Not schrei ich zu dir. Le chœur entame seul, juste soutenu par quatre trombones situés en son sein. Très belle impression, aussi bien sonore que visuelle. L'air du ténor, ici interprété par Werner Güra, fait souffrir les hautbois. L'air de la soprano, Barbara Bonney, étonne par son traitement plus proche de l'opéra que des habituels ais baroques. Ce décalage stylistique entre chanteurs et chanteuses, notamment la soprano, conduira d'ailleurs à quelques interrogations restées sans réponse tout au long de la soirée.

Je penche pour ma part plus du côté de Timothy Sharp, basse, qui fait des merveilles dans les deux autres cantates au programme : la BWV 70 au titre explicite, Wachet! Betet! Betet! Wachet! (Veillez ! Priez ! Priez ! Veillez !) qui alterne attente pleine d'espérance et crainte apeurée face à l'approche du Jugement dernier, et surtout la BWV 30, dont le titre Freue dich, erlöste Schar là aussi sert de programme : réjouis-toi troupeau des rachetés, dans une danse entrainante à la structure choeur-récitatif-air à laquelle seul le ténor se voit soustrait (il n'a pas d'air à lui).

A lire ailleurs : Bladsurb, Palpatine.

lundi 20 octobre 2008

Michael Wollny @ Théâtre des Abbesses, samedi 18 octobre 2008

Le jeune pianiste allemand se présentait seul sur la scène du Théâtre des Abbesses samedi après-midi. J'avais déjà eu l'occasion de l'entendre en duo avec Heinz Sauer lors d'un concert marquant de 2006 ainsi qu'en trio avec son groupe [em] en 2007. Pour cette troisième rencontre en autant d'années, Michael Wollny a proposé une plongée évocatrice dans ses territoires intérieurs.

Il commence le concert par une longue improvisation, qu'il intitule sobrement "Théâtre des Abbesses". La musique se déploie à partir de motifs répétés qui lui donnent une dimension liquide. Les notes serrées, égrenées avec vitesse, forment comme un tapis mouvant à partir duquel le pianiste étire ses improvisations. Le climat dégagé est sombre, un brin mélancolique, un rien inquiétant. Les territoires explorés évoquent les toiles de Caspar David Friedrich. Wollny revendique l'héritage romantique allemand. Il dédie d'ailleurs le rappel à l'une de ses références, Franz Schubert. L'ajout progressif de bruitages et samples par un ingénieur du son en coulisse accentue la dimension introspective. On parcourt ainsi un monde accidenté, où d'étranges échos se répondent au-delà de l'action humaine sur les touches du piano. Les frottements sur les cordes amplifient de grondements les notes obsessionnellement répétées. L'impression de s'aventurer dans un monde englouti - d'où pourrait surgir une cathédrale - relie alors Michael Wollny à toute une tradition pianistique qui trouve ses sources bien au-delà du jazz.

C'est dans ce contexte que trouve tout naturellement sa place une relecture dépouillée d'un thème de Björk, Joga. Originellement hurlée contre les forces de la nature par la chanteuse islandaise, la mélodie se retrouve désossée, ballotée par des vents inamicaux, pour ne ressurgir rassemblée dans une économie toute minimaliste qu'à la fin du morceau.

Les titres des disques publiés jusqu'ici par Wollny résument parfaitement l'idée véhiculée par sa musique : Melancholia et Certain Beauty s'intitulaient ses collaborations avec Heinz Sauer ; Hexentanz (danse de sorcières) son recueil solitaire. Sensible sans être sentimentale, elle a surtout le mérite d'explorer des terres encore relativement vierges du jazz contemporain.

vendredi 17 octobre 2008

Nasser Martin-Gousset - Comedy @ Théâtre de la Ville, jeudi 16 octobre 2008

Drôle, légère et colorée, la Comedy de Nasser Martin-Gousset est une vraie réussite. De la danse-champagne sans prétention mais qui attire et fascine d'un bout à l'autre du spectacle. Ancien de chez Sasha Waltz, NMG est lui aussi un adepte de la danse-théâtre. A laquelle s'ajoute une forte relation au cinéma. Comédies musicales et policières de l'âge d'or hollywoodien comme référence explicite.

Un âge d'or baigné du jazz cool de Dave Brubeck et Paul Desmond, ou des musiques de film d'Henry Mancini et Michel Legrand. Mais pour les interpréter sur scène, un vrai quartet de jazzmen aguerris à des sonorités plus contemporaines : Alban Darche au ténor, Pierre Christophe au piano, Raphaël Dever à la contrebasse et Steve Argüelles à la batterie.

L'action se déroule dans un élégant salon moderniste, quelque part du côté des années 60. S'y succèdent des voleurs de bijoux, des invités à une party, des musiciens ambianceurs, un serveur ivre, des meurtriers de cartoons. La danse est fluide, naturelle, avec des clins d'œil perturbateurs appuyés au cinéma - ralentis, mimiques de dessins animés. L'atmosphère est empreinte de légèreté. On rit souvent. Les mouvements de groupe dégagent beaucoup d'enthousiasme, les solos épousent les rythmes ternaires du jazz avec humour. Serrées, déserrées, les relations se font et se défont. D'essaim en couples, de trios en amoncellement. La superficialité semble régner, mais chacun poursuit en fait un objectif des plus matérialistes. Le reste n'est qu'amusement et mondanités.

L'ambiance de la soirée est plaisante. Le spectacle l'est tout autant. Et le bonheur dégagé par la danse particulièrement contagieux.

mercredi 15 octobre 2008

Angelin Preljocaj - Blanche Neige @ Théâtre National de Chaillot, mardi 14 octobre 2008

L'association Grimm - Preljocaj - Mahler - Gaultier fait de ce Blanche Neige un succès quasiment couru d'avance. Ma curiosité, plus centrée sur la relation Preljocaj / Mahler il est vrai, m'a conduit à aller vérifier si cela était justifié.

La trame du récit - car c'est un spectacle clairement narratif - s'éloigne assez peu du conte des frères Grimm. On reste donc à distance de l'univers de Walt Disney. Les tableaux se succèdent, de la naissance de Blanche Neige au supplice de la belle mère, et narrent l'histoire dans son intégralité. Toute la première partie relate ainsi la vie à la cour, où Blanche Neige attend une demande en mariage aux côtés de son père adoptif de roi. Gentes dames et damoiseaux se frôlent, éveillent leur sens au contact de l'autre, sous le regard amusé de Blanche Neige. Le langage des danses de couple est assez typique du style Preljocaj, mélange de grâce mutine et de gestes sportifs plus affirmés. La musique - des extraits des symphonies de Mahler tout au long du spectacle - résonne des valses et autres danses de salon maltraitées par le compositeur autrichien. La distance toujours un peu ironique maintenue par Mahler dans son traitement des matériaux populaires accentue la galanterie un peu vaine des danseurs enamourachés.

Subitement, le deuxième mouvement de la cinquième symphonie, Stürmisch bewegt, retentit. La reine - la belle mère de Blanche Neige - apparaît affublée de deux chats. Elle est toute habillée de noire, avec juste un liseré rouge sur le bas de la robe. Corset métallique et porte-jarretelles apparents font de son costume l'un des rares un peu loufoques du spectacle. La véhémence de la musique colle parfaitement au numéro tout en charmes et venin de la belle mère. S'ensuit une longue errance de Blanche Neige dans la forêt, les fameux appels au beau miroir de la reine et, enfin, l'apparition des nains.

Le traitement musical - le troisième mouvement de la première - est ici parfait. Descendant en rappel le long d'une paroi rocheuse, les sept mineurs trouvent un écho juste ce qu'il faut distancié dans le côté feierlich und gemessen du mouvement. Le rythme chaloupé de Frère Jacques comme la clarinette klezmer joueuse en font un passage particulièrement réjouissant, avec une danse à la verticale pleine d'allégresse. On se surprend même à trouver un écho pas si lointain entre Mahler et le On rentre du boulot de Walt Disney.

Autre passage célèbre entre tous, la mort de Blanche Neige et sa résurrection par le baiser du prince. La déception première liée à l'évidence un peu trop forte de l'utilisation de l'adagietto de la cinquième pour ce passage disparaît rapidement devant le magnifique traitement chorégraphique du récit. Du point de vue de la danse, c'est sans doute le plus beau moment du spectacle. Le mélange d'espoirs et de lamentations du prince charmant trouve une expression physique prodigieuse. Les deux se mêlent face aux (absences de) réactions de la belle endormie. Une nouvelle fois, Preljocaj fait montre de son talent dans la danse de couple, avec un corps en apparence inanimé mais qui demande beaucoup de technique pour couler ses mouvements dans les soubresauts du prince. Magnifique tension entre rigidité et souplesse.

Ces deux passages - l'apparition des nains et le réveil de Blanche Neige - sont les points culminants du spectacle. Humour d'un côté, romantisme de l'autre : une belle illustration de la musique de Mahler. Entre parodie, goût du grotesque, projection du trivial dans la tradition, et anoblissement des formes populaires, inscription dans la tradition et place laissée aux sentiments. La plus grande réussite de Preljocaj, c'est sans doute d'avoir su utiliser ce conte très (trop) populaire comme déclaration d'amour à la musique du compositeur autrichien.

A lire ailleurs : Paris-Broadway.

dimanche 21 septembre 2008

Orchestre Philharmonique de Radio France @ Salle Pleyel, vendredi 19 septembre 2008

Ma dernière saison à tarif jeune Salle Pleyel commence sous la direction d'un chef de vingt-deux ans ! Lionel Bringuier, né en 1986, dirige avec allant le Philharmonique de Radio France dans un programme qui fait, il est vrai, la part belle aux pièces joyeuses et bien cadencées. L'introductif Alborada del Gracioso de Ravel est traité de manière très imagée. On sent les saveurs d'une Espagne fantasmée, reconstituée à partir de matériaux populaires emblématiques, prendre vie. Le jeune chef a des gestes expressifs qui font jaillir la musique de l'orchestre avec fougue et entrain.

La pièce centrale du programme est la création française du Concerto pour violon de Magnus Lindberg, compositeur contemporain finlandais dont j'avais déjà pu entendre la pièce Corrente dans le cadre du festival de l'Ircam il y a deux ans. Le violoniste albanais Tedi Papavrami - par ailleurs traducteur d'Ismaïl Kadaré en français - rejoint l'orchestre réduit à un format classique : les cordes et six vents (deux cors, deux hautbois, deux bassons). De quoi illustrer cette réflexion du regretté Mauricio Kagel : "La modernité est sans doute un concept qui devrait être constamment remis en question. Peut-être se rendrait-on compte que pré et post-modernité sont totalement interchangeables." Le concerto de Lindberg s'ouvre sur un bruissement de monde naissant à travers le violon de Papavrami. L'orchestre le rejoint vite pour un dialogue fait d'échos et de courses poursuites qui agitent le premier mouvement. Le soliste mène le discours, impose le rythme, et l'orchestre - dans sa masse ou par groupes traités en solistes - lui répond, amplifie son discours, et lui sert d'écrin pour en accentuer le lyrisme, un élément très présent tout au long de l'œuvre. Malgré sa taille réduite et sa constitution classique, l'orchestre sonne de manière ample, notamment grâce à l'enchevêtrement de voix distinctes - par groupe d'instruments - dialoguant entre elles autant qu'avec le soliste. Le deuxième mouvement poursuit sans interruption l'élan du premier. On est loin d'une structure classique vif-lent-vif. Le climat est peut-être plus inquiétant, plus sombre, avec des montées en tension du soliste et de l'orchestre qui s'alimentent respectivement. La cadence qui conclut le deuxième mouvement s'achève avec le soutien d'une contrebasse qui donne une couleur originale et dramatique avant le court troisième mouvement au cours duquel la joie de l'orchestre semble vouloir submerger le soliste qui lutte pour maintenir sa voix singulière au-dessus de la masse. Le concerto s'achève sur un dernier sursaut du soliste, dans une fin abrupte, où l'orchestre semble rendre les armes. Loin d'une démarche avant-gardiste, Lindberg a créé un concerto empli de lyrisme, avec une dimension dramatique qui donne au soliste un aspect presque récitatif. Et c'est plutôt plaisant.

Après l'entracte, Lionel Bringuier renoue avec l'expressivité corporelle du début de concert pour une interprétation du Petrouchka de Stravinski qui en accentue l'allégresse insouciante. Il faut dire que cette pièce a été écrite par le compositeur russe comme une récréation au cours du processus créatif du Sacre. Les airs populaires qui émaillent l'œuvre font ainsi le même effet que n'importe quelle scie de variété : ils restent dans la tête contre la volonté même de l'auditeur. Impossible de se débarrasser des trilles joyeuses qui illustrent le drame de Petrouchka. Et pourtant, au-delà de l'immédiateté des mélodies, il y a des traitements rythmiques et harmoniques propres à Stravinski d'une richesse toujours aussi impressionnante.

A lire ailleurs : ConcertoNet.

lundi 15 septembre 2008

Mathilde Monnier - Les signes extérieurs @ Grande Halle de la Villette, samedi 13 septembre 2008

La salle Boris Vian de la Grande Halle accueillait samedi la création de la nouvelle chorégraphie de Mathilde Monnier sur une musique de Louis Sclavis, toujours dans le cadre de Jazz à la Villette. A vrai dire, je suis passé complètement à côté du spectacle.

Trois musiciens (Sclavis à la clarinette basse et au sax soprano, Matthieu Metzger aux saxophones et Gilles Coronado à la guitare) et trois danseurs (Monnier, Loïc Touzé et I Fang Lin) entrent en scène ensemble et se positionnent chacun derrière un pupitre sur lequel est disposé une partition. Les musiciens jouent pendant que les danseurs miment des signes, quelque part entre les gestes d'un chef d'orchestre, le langage des signes et des grimaces pures et simples. La musique est hachée, l'expression des danseurs limitée. L'une et l'autre correspondent de manière bien trop explicite. On agite les doigts sur les rythmes rapides, on se tord la bouche pour les sons stridents. Les danseurs restent à leur place se contentant de bouger visage et bras. Par moment, ils s'en vont en coulisses et reviennent à des places différentes. C'est long et peu varié.

La pièce avançant, les danseurs deviennent plus mobiles, montent sur des tables ou se baladent sur scène, et pourtant ce n'est pas beaucoup plus concluant. Les interactions entre danseurs sont minimes. Chacun semble dans son coin, à attendre son tour sur le devant de la scène. Je me rends compte qu'il n'en reste en fait quasiment rien après coup. On n'y a vu ni sens, ni esthétique, ni plaisir. Ni même leurs contraires. Était-ce encore en phase de travail ou alors n'ai-je absolument rien compris ?

A lire ailleurs : Jazz à Paris.

The Ex & Getatchew Mekuria @ Cabaret Sauvage, vendredi 12 septembre 2008

Le festival Jazz à la Villette est parfaitement minuté. Le concert de Tortoise s'achève à 21h55, laissant juste le temps de rejoindre le Cabaret Sauvage pour celui de The Ex.

Les Hollandais revenaient accompagnés du saxophoniste éthiopien Getatchew Mekuria, deux ans après leur passage par Bobigny dans le cadre de Banlieues Bleues. Pas de révolution - on colle au répertoire, c'est du rock - mais une belle énergie et une joie de jouer intacte, toujours aussi communicative. Le plaisir qu'il y a à, dans un même élan, servir les mélodies traditionnelles éthiopiennes et les bousculer à coup de guitares nerveuses est évident.

Les rythmes éthiopiens sont devenus à la mode ces derniers temps, repris et intégrés par une ribambelle de groupes occidentaux issus du jazz ou du rock, mais The Ex a l'avantage sur beaucoup d'autres de ne pas pour autant chercher à sacrifier son identité propre. On reconnaît un son de groupe façonné au fil des années, au gré des rencontres avec des musiciens venant d'autres horizons. La présence d'une section de soufflants (clarinette, sax alto et trombone) permet de fluidifier les échanges entre la cellule guitares-basse-batterie de The Ex et le ténor de Getatchew Mekuria, parfois en servant d'écho, parfois en apportant des contrepoints au discours du saxophoniste. Les modes de jeu - en opposition, en soutien, en dialogue - alternent donc au fil du concert, ce qui maintient l'attention et l'engagement des spectateurs constants. Grand plaisir.

Pour prolonger, ou découvrir, le disque "Moa Anbessa" né de la collaboration de The Ex avec Getatchew Mekuria est un must.

samedi 13 septembre 2008

Tortoise avec Rob Mazurek et Kevin Drumm @ Cité de la Musique, vendredi 12 septembre 2008

Le festival Jazz à la Villette continue avec un programme toujours en périphérie du jazz. Tortoise, groupe phare de la scène post-rock de Chicago, investissait ainsi hier soir la Cité de la Musique avec deux invités originaires eux aussi de la Windy City : Rob Mazurek (trompette) et Kevin Drumm (machines).

Le post-rock est une musique que je devrais aimer. Seulement, je n'y arrive pas. Cela fait plusieurs années que j'essaie régulièrement de m'y intéresser, en retentant encore et encore l'expérience. La scène chicagoane, notamment, avec ses connexions avec les héritiers de l'AACM, me semble une bonne porte d'entrée. Jeff Parker, guitariste de Tortoise, se retrouve ainsi régulièrement dans des projets plus jazz auxquels j'adhère totalement. Cette année, par exemple, les excellents disques de Matana Roberts ("The Chicago Project") et Ingebrigt Haker Flaten ("The Year of the Boar") font appel à ses services. Pour conjurer, une nouvelle fois, le sort j'ai donc tenté l'expérience live avec Tortoise, avec d'autant plus de bonne volonté que la présence de Rob Mazurek, dont l'Exploding Star Orchestra rassemble avec une certaine classe musiciens de jazz et de post-rock, promettait de bousculer un peu les aspects qui me plaisent le moins chez le groupe de Chicago.

Après deux morceaux seuls en scène, les cinq membres de Tortoise sont rejoints par leurs deux invités. Et là, la magie opère... pendant deux morceaux. L'utilisation des machines par Kevin Drumm apporte un plus perturbant, avec des beats très agressifs et anguleux, qui m'évoque un peu les premiers disques de Supersilent. Rob Mazurek mêle lui aussi les effets à son souffle puissant et entraîne Tortoise sur son terrain de jeu, plus expérimental. Seulement, la suite du concert remet Tortoise au centre du jeu. Kevin Drumm abandonne peu à peu, jusqu'à ne pas revenir pour les trois rappels. Le sentiment, sans doute, de n'avoir pas trouvé sa place dans le dispositif proposé par les chicagoans. Rob Mazurek persévère jusqu'au bout du concert, mais se fait plus discret, n'intervenant qu'à intervalles irréguliers.

Il y a en fait deux éléments qui me dérangent plus particulièrement dans la musique de Tortoise : les mélopées pop planantes des claviers vraiment trop mièvres et le drumming trop rigide et monochrome des deux batteurs (souvent sur le même rythme simultanément). Post-rock, mais encore trop rock à mon goût en quelques sortes. Il y a néanmoins quelques belles choses à se mettre sous la dent dans cette musique, comme lors des rappels, plus consistants, avec notamment un passage aux vibras et autres xylos très reichien. Mais dans l'ensemble, la déception de ne décidément pas réussir à entrer dans cet univers musical prend le dessus. Dommage, mais j'aurai au moins tenté le coup.

A lire ailleurs : Bladsurb.

mardi 9 septembre 2008

James Chance & Les Contorsions / Free Form Funky Freqs @ Cabaret Sauvage, samedi 6 septembre 2008

Et si on sous-traitait cette chronique ?

Quelques mots supplémentaires tout de même. C'était la deuxième fois que je voyais James Chance sur scène. Pas de grand changement. En un an, comme en trente sans doute. Mais quel plaisir de pouvoir entendre live, encore et encore, l'obsédante scie disco-punk de "Contort Yourself" ! Le son sonne toujours, grâce à une bonne dose de rythmique funk et de guitares déviantes, comme figé dans la courte période du New York no wave, et pourtant ça ne paraît pas daté ou démodé. Et puis, quelle classe de s'auto-citer sur une reprise de James Brown ! "As James White said..."

Concernant les Free Form Funky Freqs, pas grand chose non plus à ajouter au commentaire lapidaire d'Aymeric. Je n'avais jamais vu Vernon Reid sur scène par crainte du guitar hero autiste. J'éviterai de le revoir à l'avenir, pour la même raison. On joue vite, on joue fort, mais pour dire quoi ? Je préfère Jamaaladeen Tacuma et Calvin Weston en soutien de Derek Bailey ou de Marc Ribot.

dimanche 7 septembre 2008

Josef Nadj - Paysage après l'orage @ Grande Halle de la Villette, samedi 6 septembre 2008

Belle présence de la danse dans la programmation de Jazz à la Villette cette année. Après Anne Teresa De Keersmaeker, et avant Mathilde Monnier la semaine prochaine, c'était autour de Josef Nadj d'occuper la scène de la Grande Halle, cette fois-ci dans la salle Boris Vian. Sa pièce "Paysage après l'orage" s'inspire de souvenirs de sa Voïvodine natale mis en musique par Akosh Szelevényi et Gildas Etevenard.

Les deux musiciens entrent seuls en scène et s'acharnent sur une cage métallique qu'ils percutent et frottent pour en sortir des sons martiaux et inquiétants. Au son de cette étrange incantation chamanique naît un animal mystérieux, comme sorti de la terre, affublé d'un bec rouge. C'est Nadj qui semble en lutte perpétuelle avec son propre corps, mal apprivoisé. Ce corps, traversé de forces contraires, entre tentatives de maîtrise et soumission aux éléments surnaturels, est au coeur du spectacle. La musique, en s'abreuvant aussi bien de sonorités traditionnelles magyares que de la véhémence du free jazz, entre en résonance avec cette lutte très physique. Empruntant au langage corporel animal aussi bien qu'au vocabulaire des arts martiaux, ou mettant en avant sa musculature soumise à rude épreuve, Nadj évoque ces ciels bas, encore anthracites, qui pèsent sur la grande plaine pannonienne. Pas d'arbre à l'horizon, juste des herbes folles à perte de vue, brûlées par la chaleur de l'été, et soudainement figées par un climat changeant. Le retour à la vie, difficile, s'apparente à un combat contre la nature. Il y a une certaine violence, parfois rentrée, dans la peinture de ce paysage.

L'association avec Akosh S. n'est pas nouvelle pour Nadj, mais elle prend tout son sens dans cette évocation poétique de racines communes, où le vocabulaire de chacun inspire l'autre. Les couleurs trouvées par Akosh sur la clarinette métal ou les saxophones répondent aux climats changeants du paysage et de la danse. L'utilisation d'objets scéniques et vidéo apporte quelques touches d'humour d'une poésie naïve, presque enfantine. Échos des souvenirs d'un paysage laissé là-bas, du côté de l'enfance.

jeudi 4 septembre 2008

Anne Teresa De Keersmaeker / Salva Sanchis @ Grande Halle de la Villette, mercredi 3 septembre 2008

Nouvelle saison, nouveau blog, mais vieilles habitudes. Après deux mois vierges de toute représentation, je retrouve les plaisirs de la scène grâce à Jazz à la Villette. Et comme un joli symbole circulaire, ma saison 2008-2009 s'ouvre, comme elle se conclura, sur la présence de la compagnie Rosas d'Anne Teresa De Keersmaeker à Paris.

Hier soir, trois œuvres aux confluents du jazz, de l'Inde et de la danse se faisaient écho sur la grande scène de la salle Charlie Parker de la Grande Halle. Tout d'abord, Salva Sanchis a proposé une improvisation sur une musique d'Archie Shepp accompagné de deux musiciens indiens : Paban Das Baul au chant (tradition bengalie), percussions et dotara (une sorte de luth), et Mimlu Sen aux percussions. Après une longue introduction minimaliste aux clochettes et chapelets de ferraille, où le danseur semble chercher ses marques, Shepp, au seul soprano, entame un discours un peu plus dense. L'ensemble reste quand même dominé par une certaine économie, de gestes et de notes, faite de bribes successives d'éléments disparates réunis par un même vocabulaire. Comme des phrases, dénuées de connexions logiques, lancées à l'aveugle, mais tout de même fruit d'un style bien défini. Lorsque Paban Das Baul se met à chanter, vers la moitié du morceau, une unification par le blues - a very kind of blue - de la musique s'opère. Salva Sanchis accélère alors ses mouvements, densifie son propos et laisse entrevoir un rapport au jazz plus libéré qui fera sens un peu plus tard dans la soirée.

Autre solo ensuite, mais sur une musique enregistrée cette fois-ci. Sur une chorégraphie de Sanchis, Anne Teresa De Keersmaker laisse parler sa grâce au son du "Raag Khamaj" interprété par le maître de la flûte bansuri, Hariprasad Chaurasia. Sur une fine raie de lumière parallèle au bord de la scène, qui la parcourt de gauche à droite, la chorégraphe flamande unit son propre vocabulaire à celui légèrement moins économe de Sanchis et à quelques légers clins d'œil à la tradition indienne. Vêtue d'une simple robe blanche, baignée d'une lumière qui impose son jeu de couleurs minimaliste, précise et directe dans ses gestes, la danseuse dégage l'air de rien une forte dose d'érotisme. Ponctuée de déséquilibres vite contrôlés et de quelques déhanchements suggestifs, la danse d'Anne Teresa De Keersmaeker est finalement sûre d'une force qu'on qualifierait volontiers de tranquille si l'expression n'était autant usée.

L'attraction principale de la soirée en était aussi sa conclusion : la reprise de la chorégraphie pour quatre danseurs d'Anne Teresa De Keersmaeker et Salva Sanchis sur "A Love Supreme" de Coltrane. La rencontre de Trane et d'A.T.D.K. était attendue, porteuse d'angoisse aussi face au choc possible de deux montagnes inconciliables, mais finalement superbe. La force de la flamande, pour servir cette musique, c'est justement de se concentrer, comme à son habitude, sur la musique, sans chercher à s'en servir comme prétexte à la diffusion d'un message forcément réducteur. Symphonie en quatre mouvements pour quartet de jazz, la danse s'offre alors comme la transposition par quatre corps interposés des émotions et de la beauté de la musique. Il y a nécessairement - c'est une marque de fabrique Rosas - une correspondance entre chacun des danseurs et un instrument : Moya Michael s'empare des rondeurs de la contrebasse de Jimmy Garrison, Salva Sanchis déploie son énergie sur les harmonies percussives du piano de McCoy Tyner, Igor Shyshko sert le feu rythmique de la batterie volcanique d'Elvin Jones, et enfin la merveilleuse Cynthia Loemij s'élève portée par l'amour suprême du prophète du ténor. Pourtant, cette identification n'est pas systématique, il y a des nombreux décalages, déphasages et recompositions dans les passages de groupe ou en duo, comme si un vent d'énergie au bord de la rupture s'insinuait dans un vocabulaire chorégraphique patiemment construit depuis plus de vingt-cinq ans. Les solos qui ouvrent chaque mouvement sont d'intenses moments de danse (mention spéciale à Moya Michael et Igor Shyshko), mais c'est le final, sur le "Psalm" récité par le ténor de Coltrane, qui reste le plus frappant. Irriguée de références iconographiques chrétiennes (crucifixion, descente de croix, pietà, mise au tombeau, résurrection et finalement "Ascension"), la chorégraphie est alors illuminée par la beauté suprême de Cynthia Loemij, une danseuse définitivement hors normes. C'est d'ailleurs sur un de ses solos que tout se termine. Dans le dénuement et l'apaisement serein des grands mystiques.

A lire ailleurs : Un Soir Ou Un Autre.

dimanche 29 juin 2008

John Zorn - Magick @ Cité de la Musique, vendredi 27 juin 2008

La dernière soirée était consacrée aux musiques de chambre écrites par Zorn. Cinq pièces pour petit ensemble autour du thème de la magie. Tout d'abord, 777, un trio de violoncelles très bruitiste qui ne m'a pas laissé une grande impression. Puis, Gri-Gri, pièce pour treize tambours interprétée par William Winant, qui puise son inspiration dans la musique répétitive américaine et dans les rythmes du vaudou haïtien. De jolis passages mais qui s'épuisent sur la longueur. Sortilège, duo de clarinettes basses, joué par Michael Lowenstern et Anthony Burr était en revanche somptueux, très convaincant. On passe par tous les possibles de ces instruments, dans un art du zapping propre à l'écriture zornienne, mais avec, semble-t-il cette fois-ci, un but, un discours articulé, et surtout une science de la progression rythmique qui fascine. La pièce suivante, intitulée (fay çe que vouldras) en hommage à Rabelais, est elle aussi une belle réussite. Ecrite pour piano préparé, elle est magnifiquement habitée par Stephen Drury. Là aussi, l'écriture en cellules autonomes se fond dans un discours dramatique plus général, avec l'apparition de la mélodie, solennelle par moment, plus impressionniste à d'autres, qui tend à raccorder une écriture marquée par la musique américaine contemporaine aux inventions européennes du début du XXe siècle. Après l'entracte, la semaine s'achève sur Necronomicon, un quatuor à cordes très influencé par l'école de Vienne qui fonctionne sur un principe assez proche de la pièce pour piano, magnifiquement interprété par le Crowley Quartet (en hommage à Aleister Crowley, occultiste britannique du début du XXe siècle qui fascine Zorn).

Beaucoup d'excellents moments pendant toute cette semaine, mais le plus réjouissant reste la possibilité assez unique en dehors de New York d'avoir pu aborder le personnage par autant de facettes différentes. De quoi voir surtout comment elles se nourissent les unes les autres au-delà des distinctions apparentes. De beaux souvenirs en perspective.

A lire ailleurs : Bladsurb y était mardi, mercredi et jeudi, et ses billets complètent bien les miens.

John Zorn - Masada Night @ Salle Pleyel, jeudi 26 juin 2008

Valse à trois temps autour du répertoire masadien. Le Masada String Trio (Mark Feldman au violon, Erik Friedlander au violoncelle et Greg Cohen à la basse), Bar Kokhba (les trois mêmes plus Marc Ribot à la guitare, Cyro Baptista aux percussions et Joey Baron à la batterie) puis le quartet originel (Zorn, Cohen, Baron et Dave Douglas à la trompette). J'avais eu l'occasion de voir les deux premières formations à Barcelone l'année dernière, et ce qui m'a frappé jeudi c'est l'évolution du son, par rapport à mes souvenirs mais aussi aux disques. Moins de jeu sur les contrastes et la liberté organisée. Une volonté plus affirmée de faire sonner le groupe comme un tout, d'aller vers quelque chose de plus fusionnel. La thématique juive m'a semblé également plus dilluée avec Bar Kokhba. Comme si après le premier songbook, celui de l'affirmation d'une identité, le second représentait quelque chose de plus ouvert sur les réalités multiples de la diaspora. Mais, au delà des différences, la qualité d'interprétation reste toujours aussi merveilleuse. Le quartet, quant à lui, est toujours, quinze après sa formation, au sommet de ce qui existe en jazz aujourd'hui. Plaisir immense de pouvoir les entendre dans les conditions d'écoute parfaites de Pleyel. La musique jaillit toujours avec une joie non feinte, se renouvelant sans cesse, évoluant de concert en concert. Une approche peut-être plus jazz que jamais même, moins centrée sur le répertoire que sur les interactions entre instruments, avec le silence, la salle, l'espace. En guise de second rappel et de cerise sur le gâteau, c'est Erik Friedlander qui se présente seul sur scène pour une variation autour d'un thème masadien.

John Zorn - Essential Cinema featuring Electric Masada @ Cité de la Musique, mercredi 25 juin 2008

La soirée de mercredi proposait d'entendre quatre musiques écrites par Zorn pour des films expérimentaux, projetés en parallèle sur un grand écran déployé derrière les musiciens. Les membres de l'Electric Masada (les mêmes que la veille plus Ikue Mori) étaient présents sur scène. Le premier film, Rose Hobart de Joseph Cornell (1936/39), est un hommage à l'actrice Rose Hobart réalisé à partir d'images tirées d'East of Borneo, un film d'aventure exotique du début des années 30 dans lesquel l'actrice jouait. La musique évolue dans les mêmes eaux que la veille avec The Dreamers, soyeuse et exotique, soulignant tout à la fois le caractère factice de cet ailleurs et l'onirisme propre au montage des images. Le deuxième film, Aleph de Wallace Berman (1956/66), est un collage d'images peintes sur une bande 8mm qui défile à toute allure. Zorn y retrouve une rage digne de Naked City, pour un long cri au sax alto qui s'appuie juste sur la basse de Trevor Dunn et les deux batteries de Joey Baron et Kenny Wollesen. Une rythmique d'enfer qui s'accorde parfaitement avec la vision sous amphet' dégagée par le film. Le troisième film, Oz : The Tin Woodman's Dream d'Harry Smith (1967), se découpe en deux parties. Tout d'abord un film d'animation autour du magicien d'Oz où seul Ikue Mori au laptop intervient. Les sonorités électroniques minimalistes de la japonaise soulignent avec justesse l'univers visuel du film. La seconde partie du film est moins passionnante. Il s'agit d'un montage d'effets kaléidoscopiques accompagnés par les percussions de Cyro Baptista. C'est long et peu varié. Le dernier film, Ritual in Transfigured Time de Maya Deren (1946), aborde des thèmes que l'on sait cher à Zorn, la magie, le rêve, la danse, le mystère. La cinéaste d'origine ukrainienne a souvent été citée comme l'une des sources d'inspiration majeure de Zorn, aussi bien pour ses musiques de film que pour sa musique de chambre. Pour l'occasion Zorn a écrit une sorte de mini concerto pour le violoncelle d'Erik Friedlander accompagné par l'orchestre de chambre de l'Electric Masada. Très réussi.

Les traditionnels rappels se transforment peu à peu en deuxième partie de concert. Exit les films, les musiciens interprètent quatre titres issus du répertoire masadien. Un classique et indispensable Hath Arob, qui est toujours aussi impressionnant à voir en live avec Zorn qui organise littéralement le chaos. Mais aussi un plus récent Yezriel, ryhtmique rock puissante, qu'on peut entendre sur le volume 7 du Book of Angels par le trio de Marc Ribot. Ce bonus inattendu prouve une fois de plus que ce groupe est vraiment exceptionnel. Un pur moment de magie partagé par l'ensemble des spectateurs après coup.

John Zorn - The Dreamers @ Cité de la Musique, mardi 24 juin 2008

L'un des projets les plus récents de Zorn. Le disque vient juste de sortir. Il se présente comme un nouveau jalon dans la série de Music Romance, dans la continuité de The Gift. Une face beaucoup plus easy listening de prime abord, mais qui révèle d'incroyables richesses en concert. C'est pour moi la vraie bonne surprise de cette semaine. Le matériel thématique et mélodique est volontairement réduit, mais tout le reste abonde en bonnes choses. Le discours s'organise autour de multiples influences chères à Zorn (exotica, surf music, soul jazz des 60s, musique à la Morricone, etc.) tout en dégageant une belle unité. Les musiciens sont ceux de l'Electric Masada sans Ikue Mori, soit Jamie Saft aux claviers, Marc Ribot à la guitare, Kenny Wollesen au vibraphone, Trevor Dunn à la basse, Joey Baron à la batterie et Cyro Baptista aux percussions. Zorn ne joue du sax que pour un morceau, le reste du temps il joue de l'orchestre. La subtilité des arrangements, la complémentarité des sonorités instrumentales et les ruptures rythmiques donnent une dynamique de tous les instants à cette musique. D'une puissance obsédante ou se déployant tout en nuances, soyeuse ou acérée, sur tempo rapide ou lent, elle n'offre aucun temps mort et tient en haleine d'une manière assez exceptionnelle. Voir Zorn diriger cette musique avec signes de la main et regard décidé est un vrai plus, qui fait entendre les disques d'une manière différente ensuite. Très convaincant et très prenant.

John Zorn - Necrophiliac / Painkiller @ Cité de la Musique, lundi 23 juin 2008

Quelques impressions sur la semaine zornienne à la Cité de la Musique et à Pleyel. Quatrième occasion, pour moi, de voir Zorn sur scène, mais la première dans un contexte non exclusivement masadien (après l'Electric Masada à Vienne en 2003, Masada au Châtelet en 2006 et les déclinaisons du Book of Angels à Barcelone en 2007).

L'ascension commence par la face hardcore. Necrophiliac, c'est la réunion de Zorn au sax alto, Fred Frith à la guitare et Mike Patton à la voix, une configuration à ma connaissance inédite. Si l'entame est telle qu'on s'y attendait, violente, puissante et destructurée, la suite surprend un peu avec des éléments mélodiques qui surgissent ici ou là, des moments apaisés qui s'insinuent dans la décharge d'énergie générale. Un petit regret qui tient à la faible place laissée à Fred Frith par un Mike Patton assez envahissant. Un beau souvenir avec un passage de Zorn en respiration circulaire qui emmène son alto vers des sonorités de musique indienne (on pense à Kadri Gopalnath).

Painkiller, ensuite, fonctionne sur le même principe de l'improvisation hardcore, mais à l'avantage d'être un groupe régulier. La puissance de Mike Harris à la batterie et la lourdeur liquide de la basse dub de Bill Laswell forment un tapis mouvant sur lequel Zorn lance de grands jets d'alto rageur, mais pas que. La musique semble dériver, propulsée par la paire rythmique toute en cycles obsédant, oscillant entre tentations ambient et nécessité du cri de colère. Sur la fin du concert, Mike Patton puis Fred Frith rejoignent le groupe. C'est paradoxalement à ce moment là que Frith est le plus convaincant, comme si l'on assistait à la fusion de Painkiller et Massacre (où Frith et Laswell officient).

lundi 19 mai 2008

Eschyle - L'Orestie @ Théâtre de l'Odéon, samedi 17 mai 2008

Pour clore sa première saison à la tête de l'Odéon, Olivier Py met en scène la trilogie d'Eschyle qu'il a retraduite pour l'occasion, afin de proposer une langue plus adaptée à la représentation théâtrale qu'à la lecture agrémentée de notes de bas de page. Vaste fresque en trois temps - Agamemnon, Les Choéphores, Les Euménides - qui relate le destin tragique des Atrides et affirme la force du logos face aux passions, ces trois pièces célèbrent les fondements d'une civilisation dont nous sommes les héritiers. Souvent réduite à son message politique (à la gloire de la démocratie), l'Orestie retrouve avec Olivier Py une force quasi religieuse, lieu d'affrontement de forces cosmiques que seule la raison permet d'équilibrer.

Trois pièces, trois temps, et trois couleurs choisies par Py. Le rouge domine Agamemnon. Le rouge du sang de la guerre, du sacrifice d'Iphigénie, des honneurs dûs au vainqueur, du meurtre du roi par son épouse, du festin macabre de Thyeste. Le noir baigne Les Choéphores. Le noir du deuil impossible d'Oreste et d'Electre, des lamentations et des implorations, du désir de vengeance et des tourments du meurtrier. Le blanc resplendit enfin dans Les Euménides. Le blanc de la purification, de l'établissement de la justice et du nouvel ordre divin et politique, de la raison et de la force de la parole. Cycle fondamental - la mort, le deuil, l'espoir - que le christianisme reprendra à son compte, ce qui n'a évidemment pas dû échapper à Py.

Le cycle commence puissamment avec un Agamemnon particulièrement impressionnant. Sanglant - "gore" disaient certains spectateurs à l'entracte - il apparaît comme un manifeste tragique au cours duquel les passions se déchaînent en semblant ajouter l'horreur à l'horreur. Sacrifice, guerre, destruction, la démesure règne en maître sur cette pièce. Nada Strancar campe une Clytemnestre magnifique, en acier trempé, déterminée et dont le caractère est le plus étoffé, autour de laquelle la pièce est organisée.

Les Choéphores souffrent un peu de leur statut de transition entre les deux autres pièces. L'essentiel du discours, centré sur les lamentations et les appels aux dieux, est en plus sans doute la partie du texte d'Eschyle qui nous est la plus étrangère vingt-cinq siècles après.

Les Euménides retrouvent la force du début. Ce ne sont plus les mortels, mais les dieux (à l'exception d'Oreste) qui sont désormais représentés sur scène. Affrontement des anciennes divinités (les Erinyes) et des nouvelles (celles de l'Olympe, figurées par Apollon et Athéna) qui débouche sur l'établissement d'un ordre nouveau, où la politique se substitue aux logiques claniques. Athéna, pour juger Oreste, crée les conditions d'un procès juste, avec avocats pour les deux parties, aéropage de juges et nécessité de dégager une majorité (elle déclare qu'en cas d'égalité, elle se rangera du côté d'Oreste). La force du logos, la gloire de la parole ("au commencement était le Verbe", hé hé...), est affirmée. La mesure et la prudence deviennent les valeurs cardinales de la vie en société. Phronesis contre hybris, refrain connu mais que célèbre ici Eschyle avec une force qui impressionne et donne à penser encore aujourd'hui.

La grande idée d'Olivier Py pour cette mise en scène, c'est d'avoir constitué un choeur composé de quatre véritables chanteurs lyriques et de ne pas avoir traduit leur chant. S'exprimant en grec classique, soutenu par un quatuor à cordes et une grosse caisse, le choeur offre de magnifiques respirations au cours du déroulé de l'action. Il interrompt les déclamations des acteurs - c'est une forme encore archaïque de théâtre malgré toutes les innovations d'Eschyle (le premier a ne pas se contenter d'un seul acteur sur scène) - et laisse le public repenser et s'interroger sur ce qu'il vient de se passer. Les résonances du chant grec contribuent en plus un peu plus au caractère sacré de la mise en scène (prestige des langues mortes associé aux lieux de culte).

Le décor (un palais de fer) et les costumes (noirs, rouges, blancs) ajoutent un effet visuel d'une grande force qui donne une solennité antique à la pièce sans pour autant avoir recours à des éléments trop identifiés. Les quelques anachronismes (le char d'Agamemnon en vieille Citroën, la cuisinière pour évoquer le festin de Thyeste) instaurent alors un brin d'humour comme pour évacuer par ailleurs toute tentation de la contemporanéité. Antique et moderne, la pièce devient intemporelle. Un grand moment de théâtre.

dimanche 4 mai 2008

Alexandra Grimal @ Les Disquaires, mercredi 23 avril et vendredi 2 mai 2008

Reprendre le chemin du blog, retrouver le goût d'écrire sur la musique. Difficile. Après plus de trois ans à chroniquer un maximum de concerts, la sensation de s'être un peu usé, laissé prendre par des formules trop souvent répétées, est un frein non négligeable mis à l'envie moteur du départ. Pourtant, il y a comme un manque à ne pas coucher sur le papier-écran ne serait-ce que quelques lignes. Comme si le concert n'était pas tout à fait achevé. La mémoire de riches soirées sonores se nourrit de l'exercice de mise en mots qui leur fait suite. Alors, s'y remettre. Encore. Parce qu'il n'y a en fait pas d'alternative.

Pour replonger, rien de tel que la résidence actuelle aux Disquaires développée par une musicienne vue à de nombreuses reprises ses dernières années. Construction patiente d'un univers personnel particulièrement intéressant. Après le foisonnement tous azimuts qu'Alexandra évoquait dans l'interview qu'elle m'avait accordée pour CJ il y a un peu moins de deux ans, on sent aujourd'hui comme une phase de consolidation, du discours comme des groupes. Il y a certes toujours chez elle ce besoin de multiplier les projets et les rencontres, mais on perçoit désormais également la nécessité de stabiliser des collaborations, de développer sur le plus long terme un corpus de compositions qui forment à présent les bases d'une démarche singulière. Côté groupes, le quartet acoustique qu'elle forme avec Giovanni Di Domenico, Manolo Cabras et Joao Lobo comme le trio électrique avec Antonin Rayon et Emmanuel Scarpa ont désormais une existence pluri-annuelle qui en font les deux piliers-laboratoires de son univers. Au-delà de ces deux ensembles, il y a aussi quelques rencontres au long cours comme les échanges répétés avec Nelson Veras. On retrouvait ainsi le guitariste brésilien dans les deux concerts de l'actuelle résidence d'Alexandra auxquels j'ai assisté jusqu'à présent.

Tout d'abord, mercredi 23 avril, une rencontre avec la chanteuse Jeanne Added - autre jeune musicienne dont je pense le plus grand bien et déjà vue à de nombreuses reprises, de Bruit du [sign] en Poète, vos papiers, en passant par Vincent Courtois ou l'Ensemble Cairn. Pour l'occasion, nouvelles compositions pour un quintet qui outre les deux jeunes femmes comptaient en ses rangs Nelson Veras donc, mais aussi Joachim Florent à la contrebasse et Patrick Goraguer à la batterie. Une soirée pour le côté nouvelles rencontres.

Ensuite, vendredi 2 mai, un quartet avec toujours Nelson Veras et Patrick Goraguer, auxquels s'adjoignait Jozef Dumoulin au fender rhodes. Un groupe pour le côté approfondissement. Des musiciens croisés régulièrement ces dernières années, et un répertoire avec quelques compositions désormais familières (Elks around !), développées au sein du quartet acoustique.

Il y a des points communs aux deux concerts, comme le travail épatant sur le jeu de groupe, les jonctions entre les différentes phases d'un morceau, le fondu des solos dans une ambition plus collective. Les éléments rythmiques tirant sur un certain rock - pas si éloignés par exemple du Bruit du [sign] - apportés par le batteur forment un contraste saisissant avec le jeu souvent tout en retenue de Nelson Veras, guitariste de la surprise, qui lance des phrases inattendues, douces et liquides, et pourtant rythmiquement solidement charpentées (on ne joue pas avec Steve Coleman sans conséquence), ce qui crée un décalage onirique au sein de l'ensemble. Alexandra Grimal tire profit de ce paysage mouvant pour donner de l'épaisseur à ses compositions, sans nécessiter aucune esbroufe ou débauche de puissance tapageuse. Elle privilégie les climats, dans la lignée (toutes proportions gardées) d'un Wayne Shorter autant nourri de ses expériences au sein de la machine hard bop d'Art Blakey que des lignes électriques de Weather Report. Goût de l'entre-deux qui débouche sur une démarche particulièrement en phase avec ce que le jazz contemporain propose de plus intéressant. La solidité du discours au soprano (le 2 mai uniquement) accentue bien entendu le parallèle.

Au-delà de ce fonds commun, chaque concert avait néanmoins ses particularités. Avec Jeanne Added, un brin d'espièglerie et pas mal de fraicheur. Avec Jozef Dumoulin, le plaisir des jouets électriques, du bidouillage des claviers et la recherche d'un développement très organique de la musique, bien au-delà de l'exposé successifs de solos et de thèmes. Sans oublier le plaisir d'entendre Alexandra au ténor et au soprano lors du deuxième concert. Et à chaque fois, la sensation d'assister à une œuvre en phase "laborantine". Des projets multiples développés sur trois mois aux Disquaires dans le but d'affiner, et affirmer, une démarche. Précieux. Pour ne pas louper là suite, commencez par cliquer.

A lire ailleurs :
- Jazzques, sur un récent concert à Bruxelles
- Thierry Quénum, sur le concert du 1er mai aux Disquaires
- Franck Bergerot, sur le concert du 2 mai aux Disquaires

dimanche 30 mars 2008

Domaine privé Pierre-Laurent Aimard @ Cité de la Musique, mercredi 26 et samedi 29 mars 2008

La Cité de la Musique propose en ce moment un Domaine privé à Pierre-Laurent Aimard, pianiste habitué du répertoire contemporain, ancien membre de l'EIC et, entre autres, source d'inspiration des Etudes de Ligeti. Pourtant, les concerts programmés dans le cadre de ce Domaine privé ne se résument pas à la musique du XXe siècle. J'étais aux deux premiers concerts, mercredi et samedi, avec le regret de ne pouvoir assister aux suivants (notamment le beau programme Schumann / Kurtag avec Elena Vassilieva mardi), mais les débuts de trimestre ne sont pas propices aux sorties en semaine.

Mercredi, l'Orchestre National de Lyon (ville natale d'Aimard) mettait à l'honneur trois œuvres ayant pour thème commun le mythe de Prométhée. Une façon, pour Aimard, de s'inscrire dans le cadre général de la saison de la Cité placée sous le signe du profane et du sacré. Titan qui défie les dieux et se met aux services des hommes, Prométhée résume bien les tensions entre ces deux thèmes, mais est aussi une figure complexe, que chaque époque aborde différemment. Ainsi Beethoven, dans ses Créatures de Prométhée, une œuvre assez précoce (1801) destinée à un ballet, met en avant, encore plein de l'esprit des Lumières, la gloire du créateur, de celui qui domine le feu et établit un nouvel ordre du monde centré sur l'homme. Un siècle plus tard, Scriabine, dans son Poème du feu (1911) pour piano et orchestre, s'attache plus à celui qui défie l'ordre ancien, qui se dresse seul face aux dieux de l'Olympe. Le piano semble ainsi lutter contre l'orchestre pour faire entendre progressivement une voix indépendante, émergeant du chaos initial pour finir dans une gloire pleine de lumière (à l'origine la pièce a été composée pour un clavier de lumière qui associerait chaque note à une couleur). A la fin du XXe siècle, Luigi Nono dans son Prometeo (1985) prend le contrepied de la tradition classique liée au mythe en proposant une musique toute en pianissimo ("le plus pppppp possible"), qui semble voir avant tout dans le Titan l'être condamné à perpétuité, qui voit son foie sans cesse repousser pour être dévoré par un aigle. Créateur, révolté, condamné, ces trois visions de Prométhée en disent long sur l'air du temps de chaque époque.

L'œuvre de Nono est vraiment formidable. Assisté par la réalisation électronique de l'Experimentalstudio für akustische Kunst de Fribourg-en-Brisgau, l'Orchestre de Lyon est réparti en quatre endroits de la salle : un groupe sur scène, et un à chacun des trois balcons qui forment le premier étage de la salle. Ainsi spatialisée, la musique n'a pas besoin de déployer la grosse mécanique pour immerger les spectateurs dans une successions de vagues sensibles jouées à des niveaux sonores très faibles. Quatre chanteurs, deux récitants, et trois solistes (flûte basse, clarinette contrebasse et euphonium ou tuba) tissent une musique d'une extrême sensibilité, pleine de bourdonnements, de résonances et de plaintes extatiques qui revisitent des pans entiers de la culture occidentale (des textes d'Hölderlin, Goethe, Sophocle, Eschyle...). Le traitement des voix est particulièrement somptueux, comme des cris étouffés, que viennent juste souligner les vibrations de la clarinette contrebasse ou les stridences répétitives des cordes. La force de Nono, et de l'interprétation, est d'insuffler une vraie sensibilité à cette musique qui pourrait facilement être formaliste. Belle expérience et grande chance de pouvoir entendre ça dans une salle aux dimensions idéales (ni trop grande, ni trop petite).

Samedi, Pierre-Laurent Aimard est seul sur scène pour interpréter l'intégralité de L'Art de la fugue de Bach. J'ai encore peu de références pour comparer son interprétation. L'ordre des fugues et canons ne suit pas tout à fait la numérotation, mais conserve quand même la trame générale d'une complexité croissante. Le contrepoint XIV laissé inachevé par Bach est stoppé net au moment de l'interruption de la partition. J'ai pris beaucoup de plaisir à découvrir l'œuvre comme un tout qui fait sens au-delà de chacune des fugues. L'interprétation souligne la beauté mécanique de l'écriture tout en évitant d'en faire un réglage d'horlogerie. Envie de prolonger l'écoute sur disque désormais, pour poursuivre l'exploration conjuguée des mondes de Bach et d'Aimard (puisque j'ai jusqu'à présent surtout des œuvres vocales du premier, et du répertoire contemporain du second).

dimanche 9 mars 2008

John Hollenbeck, Theo Bleckmann & le Big Band du CNSMDP @ Cité de la Musique, samedi 8 mars

Dans le cadre des journées portes ouvertes du Conservatoire de Paris, les élèves de la classe de jazz accueillaient le batteur John Hollenbeck et le chanteur Theo Bleckmann. Les compositions étaient signées Hollenbeck, tête pensante du formidable Claudia Quintet, et recelaient leur lot de magnifiques subtilités. Le premier morceau voyait ainsi Theo Bleckmann littéralement gazouiller en contrepoint d'arrangements de cuivres très naturalistes. Il y avait comme des échos du travail de Maria Schneider dans l'écriture. La suite correspondait plus aux idées développées dans le cadre du Claudia Quintet, avec les possibilités démultipliées d'un grand ensemble. Les techniques vocales assez particulières de Bleckmann, entre clarté évanescente et bruitages accidentés, s'accordaient parfaitement aux complémentarités de timbres des piano, vibraphone, flûte et cuivres présents, le tout soutenu par une rythmique ludique et inventive menée par Hollenbeck. On entendait une véritable recherche des finesses d'écriture que permet un big band, bien loin de la seule puissance cuivrée. De quoi aiguiser la curiosité pour le disque du John Hollenbeck Large Ensemble sorti en 2005. Les élèves du CNSMDP, dont certains déjà entendus ou vus de-ci de-là (Eve Risser, flûtes et claviers, Simon Tailleu, piano, Quentin Ghomari, trompette, Stephan Caracci, vibraphone), menés par François Théberge, ont su magnifiquement servir la musique d'Hollenbeck, sans esbroufe et avec une belle attention portée au son d'ensemble de l'orchestre.

Puisque j'en suis à évoquer Theo Bleckmann, je ne saurais trop conseiller son disque Berlin - Songs of love and war, peace and exile, sorti récemment chez Winter & Winter (encore et toujours), avec le pianiste Fumio Yasuda et un quatuor à cordes. Il y a toujours eu un petit côté cabaret weimarien chez Bleckmann qui colle parfaitement à ces chansons essentiellement signées Eisler/Brecht. Le dandy new-yorkais (né à Dortmund) s'approprie ces refrains plus ou moins célèbres, les fait entrer dans son univers particulier, et les incarne finalement bien mieux qu'une interprétation plus fidèle. De quoi apporter un peu plus la preuve qu'il y a un lien toujours fécond entre le monde culturel centreuropéen de l'entre deux guerres et le New York Downtown d'aujourd'hui (oui, c'est une obsession).

vendredi 29 février 2008

Hank Roberts, Marc Ducret, Jim Black @ La Dynamo, jeudi 28 février 2008

Le rare (sur les scènes françaises) Hank Roberts était hier soir à La Dynamo avec son nouveau trio composé de Marc Ducret et Jim Black. Trois timberniens, mais pas que. Magnifique concert au confluent, ou au-delà, des genres. Un début comme une matière brute - puissante, obsédante, grasse, touffue - sculptée progressivement au fil du concert, polie à l'aide d'outils rock, folk et pop. Le premier morceau présentait une matière sonore en ébullition, entre effets percussifs répétés de Ducret à la guitare, puissance du va-et-vient de l'archet de Roberts sur le violoncelle et foisonnement de la batterie de Black. Puis, petit à petit, Hank Roberts s'est mis à fredonner des airs évanescents, ponctuant de pizzicati délicats des morceaux qui s'apparentaient de plus en plus à des chansons. Marc Ducret ne jouait pas au guitar hero, se fondait dans la musique du violoncelliste, mimait de tout son corps, de tout son visage, les effets qui sortaient de son instrument. Une ponctuation particulièrement expressive et vivante. Jim Black mêlait à l'efficacité rock des sonorités de jouets, des effets électroniques et des gling-gling qui lui sont propres. Après la douceur des vastes paysages américains qu'elle semblait décrire, la musique s'est affirmée, tout comme la voix frêle mais bien présente du leader, pour finir à nouveau vers quelque chose de plus brut, mais empruntant cette fois-ci plus au rock qu'aux musiques improvisées du début de concert. Un concert comme un voyage, qui a suivi une vraie progression logique. Un résumé de la vie musicale d'Hank Roberts, entre les étendues du Midwest de son enfance et le mélange des genres de la Downtown Scene new-yorkaise. Le trio sort ces jours-ci un disque, Green, chez Winter & Winter. Bel objet sonore, bel objet tout court, comme toujours sur le label munichois.

jeudi 21 février 2008

Ernst Toller - Hop là, nous vivons ! @ Théâtre des Abbesses, mercredi 20 février 2008

Karl Thomas et ses camarades se retrouvent dans une cellule, attendant leur exécution, en raison de leur participation à des barricades spartakistes. Alors qu'ils échafaudent un plan pour tenter une évasion, on vient leur annoncer la grâce décidée par le président. Tandis que ses camarades quittent la prison, Karl Thomas connaît une crise de démence qui le conduit pendant huit ans en asile d'aliénés. A sa sortie, il cherche à revoir ses anciens camarades, pour s'apercevoir peu à peu que ses huit années coupées du monde ressemblent plus à un siècle entier dans cette République de Weimar où l'histoire semble s'être accélérée. Ernst Toller s'est inspiré de sa propre histoire, lui qui, suite à sa participation à l'éphémère République des Conseils de Bavière en 1919, fut condamné à mort, avant de voir sa peine commuée en cinq ans de prison.

Certains verront sans doute dans le propos de la pièce un éloge de la pureté révolutionnaire face à la corruption et aux compromissions des hommes normaux. Pourtant, Karl Thomas se retrouve peu à peu poussé vers l'action terroriste, et le geste qu'il s'apprête à commettre rencontre le geste effectif d'un militant nazi. Parallélisme des gestes qui laisse entrevoir une complexité peut-être plus grande qu'il n'y paraît chez Toller. De même, ses anciens camarades, devenus ministre social-démocrate, leader syndical cherchant plus l'amélioration concrète du sort des ouvrières d'une usine que le grand soir, ou militant communiste attendant les ordres du parti, développent au détour d'une phrase les preuves d'une maturité politique qui semble faire défaut à Karl Thomas. L'épaisseur de l'humain se retrouve dans ces ambivalences politiques dont sont affublées tous les ex-camarades.

Si le propos de la pièce est sans doute trop explicitement politique à mon goût, la mise en scène de Christophe Perton aux Abbesses est en revanche une vraie réussite. La scénographie, due à Malgorzata Szczesniak habituelle collaboratrice de Krzysztof Warlikowski, y est pour beaucoup. Quelques meubles pour figurer le grand nombre de lieux dans lesquels l'action se déroule, une scène en profondeur, des jeux de couleurs et de projection vidéo inventifs, présents sans être envahissants, des entrées et sorties de tous côtés, une utilisation du noir et du blafard judicieuse, on retrouve un univers effectivement assez proche de celui de Warlikowski. La musique tient également un rôle non négligeable (la pièce tire d'ailleurs son nom d'un morceau de jazz des années 20). Et là, bonne surprise, les extraits qui ponctuent le déroulement de l'action sont tout simplement signés John Zorn (Masada et, sans doute, des Filmworks). L'habillage de la pièce, et l'ambiance qu'il crée, rehausse ainsi très nettement le propos, diluant un discours trop facilement idéaliste dans un va-et-vient de correspondances intelligentes entre l'Allemagne de Weimar et des références culturelles (et, heureusement, pas politiques) actuelles.

dimanche 17 février 2008

Anne Teresa De Keersmaeker - Steve Reich Evening @ Maison de la Musique, samedi 16 février 2008

Un mois après Zeitung au Théâtre de la Ville, nouvelle occasion de voir la compagnie Rosas en action, avec son programme autour de musiques de Steve Reich présenté à la Maison de la Musique de Nanterre. Ça commence par la Pendulum Music, installation pour deux micros se balançant au-dessus de deux haut-parleurs, qui provoquent ainsi des effets larsen à intervalles réguliers, de plus en plus rapprochés. Pas de danse, à peine de la musique, mais déjà du mouvement.

Après cette introduction, deux musiciens de l'ensemble Ictus viennent jouer Marimba Phase, pièce pour deux marimbas dans le plus pur style reichien : légères variations, vitesse d'exécution, contrepoint rythmique serré. Sensation de spirale infernale. Arrive enfin la danse avec la pièce suivante : Piano Phase, la même musique, mais pour deux pianos. Deux danseuses, portant la même robe, arborant une identique queue de cheval (une brune, une blonde), sont face à un écran blanc sur lequel sont projetées leurs ombres dédoublées. Au centre de l'écran, l'ombre de gauche de la danseuse de droite se superpose à l'ombre de droite de la danseuse de gauche. Les mouvements sont simples, minimaux : balancement régulier du bras, rotation à 180° régulière et asynchrone des deux danseuses, déplacement téléguidé par la musique, léger pas de danse déviant, et on recommence. Lumières et couleurs minimales, elles aussi, noir et blanc. Gris, à la limite. Cette chorégraphie date de 1982, naissance du langage de De Keersmaeker, mais on y trouve déjà les éléments les plus caractéristiques de la flamande.

Viennent ensuite deux créations récentes (l'année dernière), toujours sur des musiques de Steve Reich. Tout d'abord Eight Lines pour huit danseuses, puis Four Organs pour cinq danseurs. Adéquation numérique de la musique et de la danse (puisque Four Organs est en fait pour quatre orgues hammond et des maracas). La pièce féminine se construit autour de la figure du cercle. Les danseuses entrent et sortent tour à tour de celui-ci, se croisent, sautent sur place, repartent, reviennent, tournent dans un sens, dans l'autre, prennent la tangente et les diagonales, suivant l'ostinato obsessionnel de la musique. Six sont en robes, deux en pantalons. Deux sont en noir, six en blanc. Musique pour deux pianos et six autres instruments (la seule enregistrée de la soirée). Prenant. La pièce masculine me plait moins. Côté musique, comme côté danse. Un danseur reste constamment à l'écart de l'action des quatre autres (figure-t-il les maracas face aux quatre orgues ?) avec un langage corporel minimaliste. Les autres se frôlent, s'empoignent, sans qu'un schéma général ne semble apparaître.

Interlude ligetien, ensuite, avec le Poème symphonique pour cent métronomes réalisé in situ par cent métronomes (je les ai comptés !) lancés par des danseuses. Masse sonore crépitante qui s'individualise et ralentit au fur et à mesure. Un spectateur particulièrement enthousiaste se lève en criant un retentissant bravo à l'arrêt du dernier.

Retour à Steve Reich, enfin, avec la dernière pièce au programme, Drumming part 1, pour quatre percussionnistes et influencée par les rythmes africains (composée suite à un voyage au Ghana). La chorégraphie, pour les huit danseuses et les cinq danseurs, date de 1997. Elle regagne en intérêt, dans un style proche de Eight Lines, en moins léché néanmoins. Profusion rythmique et sonore qui se retrouve dans les mouvements perpétuels des va-et-viens des danseurs, avec quelques passages solitaires de Cynthia Loemij d'une grande pureté. En bis, les musiciens d'Ictus reviennent jouer des claves sur scène, et les danseurs exécutent, tout sourire, quelques pas issus des chorégraphies de la soirée, pour le plus grand bonheur du public. Encore une bien belle soirée due à Rosas. Quant à Ictus, ils seront de nouveau à Nanterre, en compagnie d'Octun, fin mars. Ça promet !

jeudi 14 février 2008

Paul Hindemith - Cardillac @ Opéra Bastille, mercredi 13 février 2008

D'Hindemith, je ne connaissais jusque là qu'un arrangement du Praeludium de Ludus Tonalis par le quintet suédo-norvégien Atomic, autrement dit, pas grand chose - et par un filtre jazz. C'est plus la mise en scène confiée à André Engel, également à l'affiche avec La petite Catherine de Heilbronn en ce moment, et la présence d'Angela Denoke, vue l'année dernière en Elina Makropoulos, qui m'ont attiré.

Reprise d'un spectacle créé en 2005 à Bastille, cet opéra d'Hindemith tire son argument d'un conte d'Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, Mademoiselle de Scudéry, consacré à Madeleine de Scudéry, "précieuse" à la cour du Roi Soleil. Cardillac se concentre sur la vie du plus célèbre orfèvre parisien de ce temps, meurtrier en série qui tue ses clients pour retrouver ses œuvres, qui ne peuvent que revenir à leur créateur. Engel transpose l'action dans le Paris des années folles - date de création de l'opéra (1926). L'action, entre une foule aveugle qui accuse des pires maux ce qu'elle vénérait au plus haut point la veille et un assassin insaisissable, évoque les craintes propres à la République de Weimar, quelque part dans le voisinage de M. le maudit. Le personnage du roi, silencieux, est là pour souligner l'absence cruelle de l'État et de l'institution judiciaire, prémices à un déchaînement maléfique des pulsions des masses - contrepoint moderne de la sagesse du chœur antique. Le propos est aussi une réflexion sur les ressorts de la création, les difficultés de la dépossession et le caractère démiurgique et démoniaque de l'artiste. Assez classique, à vrai dire.

Comme d'habitude chez Engel les décors, toujours dus à Nicky Rieti, en imposent. Quatre tableaux se suivent : le hall d'un grand hôtel parisien, une chambre de cet hôtel, l'atelier de Cardillac et enfin les toits de Paris. Belles reconstitutions, efficaces et sans excès, qui créent une atmosphère singulière, dont on se souviendra longtemps. Il y a d'intéressantes trouvailles scéniques, comme le dédoublement du personnage de Cardillac en nain lors de la visite du roi alors que l'orfèvre s'est assoupi, manière de révéler l'inconscient de cet assassin possessif fait de minimisation de soi face à l'autorité. Ou les scènes d'ouverture et de conclusion dans le hall, avec une foule tour à tour vengeresse et adoratrice, pleine de démesure et particulièrement inquiétante dans ses mouvements chorégraphiés par Frédérique Chauveaux et Françoise Grès, qui tranchent avec le luxe apparent du cadre - belle mise en image des années folles.

Côté musique, c'est moderne sans plus, loin de tout sentimentalisme, avec des jeux d'opposition entre les solistes et la masse de l'orchestre, des chœurs impressionnants, un saxophone propre à l'époque, et au final une couleur assez uniforme tout au long de l'action. Les interprètes principaux, Franz Grundheber, Cardillac, et Angela Denoke, "La fille" (de l'orfèvre, qui n'arrive pas à échapper à sa folie possessive, bien qu'elle ait moins de valeur que ses créations - elle n'est que sa "demie-création" - à ses yeux), tirent la musique vers le haut, la conduisant vers une expressivité qui lui fait parfois un peu défaut par elle seule. Mais ce n'était qu'une première confrontation avec la musique d'Hindemith pour moi, ça demandera sans doute à être un peu plus exploré par la suite.

Prochaine tentative, Wozzeck fin mars-début avril, œuvre contemporaine (1925) de Cardillac et L'affaire Makropoulos avec, encore et toujours, Angela Denoke... et pourtant, ça n'a rien d'obsessionnel.