dimanche 30 octobre 2005

Alexandre Saada Quintet @ La Fontaine, samedi 29 octobre 2005

J'ai mis pour la première fois les pieds, et les oreilles, à La Fontaine (20 rue de la Grange aux Belles, dans le 10e) hier soir. Depuis maintenant près de deux ans, ce bar organise des concerts de jazz tous les soirs de la semaine (sauf le dimanche), et l'entrée est libre (les musiciens sont rémunérés au chapeau). La programmation y est très bonne et surtout le lieu est autant un lieu de concert qu'un lieu de vie et de création pour les musiciens qui se voient proposer des résidences sur le long terme. Le lieu est géré par une association qui me semble particulièrement intéressante : le Laboratoire de la création.

Depuis lundi dernier, et jusqu'à hier soir, se produisait le quintet du pianiste Alexandre Saada. C'était donc une bonne occasion d'aller découvrir, et le lieu, et ce jeune pianiste. Et d'aller écouter en live la saxophoniste Sophie Alour, dont le récent premier disque (Insulaire, Nocturne, 2005) est très plaisant, et qui fait donc partie du quintet d'Alexandre Saada. Le groupe était complété par Yoann Loustalot à la trompette et au bugle, Chris Jennings à la contrebasse et David Grébil à la batterie. Pour l'occasion, La Fontaine était bien remplie, ce qui était d'ailleurs amplement justifié.

Ce qui frappe d'abord dans la musique d'Alexandre Saada, c'est la qualité des compositions. A l'exception d'un morceau (une belle interprétation de la Pavane pour une infante défunte de Ravel), tous les titres joués étaient signés Saada. Une musique vive dans les passages en quintet, qui sait aussi se faire plus retenue quand le format se resserre et que le piano est mis en avant. Un jeu qui n'est pas sans évoquer Marc Copland à ce moment. La particularité du lieu, qui n'est pas très grand, fait que lors des passages en quintet, le piano était un peu en recul, au niveau sonore, par rapport à la section rythmique ou aux cuivres (mais en même temps, ils jouent sans micro, sans ampli, dans une ambiance chaleureuse au plus près du public, ce qui est quand même très agréable). Il fallait donc profiter des passages en trio (sans les cuivres) ou sans la batterie (un beau duo piano/contrebasse sur un morceau, un autre morceau à quatre sans le batteur) pour apprécier au plus près le style du pianiste. Parfois délicieusement churchy, aux intonations pleines de blues, d'autres fois, au contraire, plus proche de la tradition européenne née du romantisme. Mais toujours très juste.

Les sidemen n'étaient pas en reste. La sonorité de Sophie Alour au sax ténor me plait décidément bien. Un son chaud, plein, dans la lignée de Joe Henderson dont elle est une fan. De la puissance maîtrisée, un alliage parfait de force et de délicatesse. Le contrebassiste Chris Jennings a été pour moi l'autre révélation du concert. Pulsation parfaite quand il faut, inventif et plus "libre" à d'autres moments. Il a un discours bien à lui au sein de l'ensemble, sans pour autant dénaturer la cohérence du groupe.

En deux sets rondement menés (entrecoupés par une petite bière bue dehors vers 23h un 29 octobre, c'est quand même exceptionnel !), Alexandre Saada nous a présenté les compositions que l'on trouve sur son dernier disque en date, Be where you are, que j'ai par conséquent acheté. Après les deux sets normaux du concert, ceux qui comme moi sont restés encore un peu à La Fontaine ont pu bénéficier d'un "morceau caché" (comme on en trouve sur certains CD). Après un quart d'heure de pause, le temps que le lieu se vide, Alexandre Saada, Chris Jennings et David Grébil ont repris leurs instruments, accompagnés pour l'occasion par deux membres du public pas tout à fait comme les autres : Sébastien Llado au trombone et Stéphane Belmondo au bugle. Un joli petit bonus ! Il y a désormais de bonnes chances pour que je remette les pieds assez régulièrement à La Fontaine.

dimanche 23 octobre 2005

Cracow Klezmer Band / David Krakauer @ La Cigale, vendredi 21 octobre 2005

Vendredi soir, direction La Cigale pour les concerts du Cracow Klezmer Band et de David Krakauer dans le cadre du festival Klezmopolitan.

Le Cracow Klezmer Band est certainement l'un de mes groupes préférés du genre. Ses trois disques parus dans la série Radical Jewish Culture de Tzadik sont parmi les tous meilleurs de la série. C'était donc avec une impatience certaine que j'attendais leur prestation dans le cadre de ce nouveau festival, destiné à explorer les ramifications contemporaines des musiques juives traditionnelles. Il ne s'agit pas de rejouer encore et toujours les codes du passé, mais au contraire de "déghettoïser" cette musique en en proposant des lectures fort diverses et résolument actuelles. De ce point de vue, le Cracow Klezmer Band fait parfaitement l'affaire. Mais, contrairement à la scène qui s'est développée à New York depuis une quinzaine d'années maintenant, leur musique ne puise pas du côté de la fusion avec les rythmes populaires contemporaines (jazz, rock, funk, hip hop, electro...). S'il fallait trouver un élément de comparaison, c'est plutôt du côté du Nuevo Tango d'Astor Piazzola qu'il faudrait aller le chercher. Pareillement au compositeur argentin, les quatre membres du Cracow Klezmer Band partent d'une tradition localement ancrée pour l'emmener vers les terres de la composition classique. La musique du Cracow Klezmer Band puise ainsi son inspiration du côté de certains compositeurs de la première moitié du XXe siècle. Leur dette envers les contrastes bartokiens est assez audible notamment. Si le langage puise dans les codes klezmer traditionnels, ils ne se contentent ainsi pas d'une relecture de morceaux du siècle dernier, mais composent leur propre musique, tour à tour déchirante et mystérieuse, lancinante et subtile. Le groupe se compose de Jaroslaw Tyrala au violon, Jaroslaw Bester à l'accordéon bayan (l'accordéon russe traditionnel), Wojciech Front à la contrebasse et Oleg Dyyak aux percussions (et occasionnellement à l'accordéon et à la clarinette). Vendredi soir, ils ont essentiellement joué des morceaux de leur album Bereshit (Tzadik, 2003), un petit bijou flamboyant. Ils ont aussi proposé quelques nouveaux morceaux, notamment lors de la seconde partie de leur prestation qui les a vus être rejoints par le clarinettiste américain Don Byron. Si celui-ci est surtout connu des amateurs de jazz, le clarinettiste afro-américain n'est pourtant pas un néophyte en matière de klezmer puisqu'en 1993 il publiait avec quelques musiciens qui allaient exploser dans les années suivantes (Uri Caine, Dave Douglas, Mark Feldman...) un disque consacré à la musique de Mickey Katz, musicien-entertainer juif qui perpétua le genre aux États-Unis après la guerre. La collaboration entre Don Byron et les musiciens polonais était somptueuse, loin des effusions de sentiments du klezmer traditionnel, plutôt axée sur la retenu, le jeu sur les timbres et l'évocation des harmonies de la musique de chambre classique. Un moment d'une rare magie.

La seconde partie du concert était l'œuvre de David Krakauer et de son groupe Klezmer Madness. L'ayant déjà vu à trois reprises, dont une fois cette année à la Cité de la Musique, mon attente était moins grande que pour le Cracow Klezmer Band. Mais c'est toujours un vrai plaisir d'aller écouter cette musique qui s'incarne pleinement en live. Energie bouillonnante, clarinette virevoltante, guitare et basse électriques bondissantes, échantillonneur hip hop manié par Socalled, batterie tournoyante, les ingrédients Krakauer étaient tous au rendez-vous, pour l'exposition de quelques morceaux phares du répertoire du clarinettiste new-yorkais. L'originalité du concert résidait dans la collaboration avec la violoniste tchèque Iva Bittova, gentille allumée des musiques tangentes et inclassables. Sur quelques morceaux, Iva Bittova a joué du violon et poussé de la voix. Une voix étrange, entre celle d'un clown et les chants de gorge qui évoquent plus les folklores paysans hongrois que tchèques bizarrement. L'occasion d'un petit moment de délire au milieu du concert qui ajoutait une dose de fraîcheur faussement ingénue, mais assez bienvenue.

Imre Kertesz - Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas @ Théâtre Ouvert, samedi 22 octobre 2005

Moment extraordinaire hier soir au Théâtre Ouvert pour la dernière représentation parisienne de l'adaptation théâtrale du texte d'Imre Kertesz (la pièce part maintenant en tournée en province et en banlieue). Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas est sans conteste l'un des textes les plus forts, les plus boulersants, les plus intelligents qu'il m'ait été donné de lire (plusieurs fois). Le voir s'incarner sur scène (car c'est littéralement d'une incarnation qu'il s'agit à travers la performance remarquable de Jean-Quentin Châtelain) fait immédiatement sens. Cette prière, au ton distancé mais au rythme très poétique, semble faite pour être dite. Non pas déclamée, mais juste dite. Comme on parle dans la vie, avec hésitations, répétitions, fulgurances parfois, de manière traînante souvent. La grande réussite de l'interprétation de Jean-Quentin Châtelain c'est d'avoir su rendre, à travers l'utilisation d'une voix apprêtée, toute la distance et l'humour très pince sans rire avec lesquels Kertesz a écrit ce texte pourtant d'une rare violence contre soi-même.

Montée et mise en scène par Joël Jouanneau, la pièce ne reprend pas tout le texte du livre (ça serait sans doute trop long, la pièce dure déjà pas loin de deux heures). Mais, malgré les coupures, la force du texte, liée en partie à sa construction, n'est pas remise en cause.

Comme le titre l'indique, Imre Kertesz tente d'expliquer pourquoi il n'a pas voulu d'enfant. Mais, contrairement à ce que laisserait penser une connaissance superficielle de l'auteur, il ne s'agit pas, comme il le dit, d'un "non de Juif", un non rationnel qui serait lié à son passage par Auschwitz à quinze ans. Non, son "non" est quelque chose de métaphysique, d'existentiel, qui crie et hurle en lui. En évoquant des évènements de sa vie, avec toujours cette distance qui caractérise toute son oeuvre littéraire, en entrant en résonnance avec des oeuvres de philosophes, de musiciens, de poètes (le plus souvent sans les citer explicitement), Kertesz livre ici une réflexion sur la judéïté ("un état de fait désagréable, pas très compréhensible, mais passible de la peine de mort", ou plus exactement "une femme de chambre chauve en robe de chambre rouge devant son miroir"), sur ses rapports à son ex-femme, sur la rationalité du Mal et l'absurdité du Bien, sur son enfance, sur la paternité.

Ce récit-monologue en forme de prière commence par faire sourire le spectateur, puis monte progressivement vers une tension extrême, qui débouche sur une violence autodestructrice du verbe : "ton inexistence considérée comme la liquidation radicale et nécessaire de mon existence". Kertesz continue de creuser, avec son stylo, la tombe dans le ciel que d'autres ont commencé de creuser pour lui. Tombe dans le ciel, la mort comme un maître allemand, les violons aux notes sombres : les références à la Fugue de Mort parcourent le texte. Le caractère cyclique du texte, la répétition de certains passages, composent ainsi, comme chez Celan, une douce musique de la mort. Le kaddish. La prière des morts.

vendredi 21 octobre 2005

Paco El Lobo & Laurent Geniez @ Olympic Café, jeudi 20 octobre 2005

Présenté comme du "flamenco free" sur le site de l'Olympic Café, le concert du guitariste et chanteur Paco El Lobo avec le saxophoniste Laurent Geniez hier soir m'intriguait. Je connaissais déjà les deux, séparément. Geniez pour l'avoir vu avec le Collectif Slang il y a quelques mois. Paco El Lobo pour l'avoir écouté sur disque, dans un contexte flamenco traditionnel. Amateur du genre, et aussi - vous l'aurez remarqué - de free jazz, ce concert avait tout pour me séduire. Et il y a effectivement eu d'excellents moments. A commencer par le formidable premier morceau, lente montée en puissance émotionnelle, avec Geniez délicieusement sinueux au sax alto et Paco El Lobo à la voix terriblement flamenco, sèche, rauque, dure. Le rythme s'accélère très progressivement, le sax dérape, se reprend, la guitare se fait répétitive, puis plus mélodieuse, la densité sonore s'approfondit, pour finir dans une ambiance enlevée, forte, puissante. Le public est peu nombreux (une vingtaine de personnes ?), mais il communique bien avec les musiciens, tapant dans ses mains juste quand il faut, se montrant réceptif et chaleureux entre les morceaux. Laurent Geniez n'est pas venu qu'avec son saxophone. Il joue aussi des flûtes, des percussions et des machines électroniques. Ca permet de varier les formats. Acoustique, électronique. Flamenco, jazz, hip hop. Le meilleur reste néanmoins les morceaux où sax et guitare se répondent. Comme le très beau titre en hommage au grand père de Geniez. Ou les deux derniers morceaux, qui dévoilent une parenté insoupçonnée entre cri flamenco et chant free jazz. Les morceaux à l'accent électronique sont plus dans une optique divertissante. Geniez, qui fait alors volontiers le clown, ne s'en cache d'ailleurs pas. L'émotion n'en est que plus forte par ailleurs. Au final, le temps passe très vite. Et pour seulement un deuxième concert ensemble, le résultat était incontestablement au rendez-vous.

samedi 15 octobre 2005

Artaud / Belmondo & Yusef Lateef @ La Cigale, vendredi 14 octobre 2005

Tout le monde en parle ou presque. Le disque des frères Belmondo avec Yusef Lateef est l'évènement du moment dans la jazzosphère hexagonale (vive la géoméfree !). La presse spécialisée bien sûr, mais aussi la presse généraliste. Trois pages dans Le Monde 2 de ce week-end par exemple. Autant dire que La Cigale était bien remplie hier soir pour le concert de la fratrie sudiste et du natif de Chattanooga, Tennessee. Cela se passait dans le cadre du festival d'Ile-de-France, qui s'achève ce week-end, et plus précisément dans le cadre du sous-festival Factory, la branche "jazz & électro" d'un festival plus centré sur le classique en temps normal. Après quelques années passées du côté du Trabendo (et des débuts dans une usine de Saint-Denis, d'où son nom), le festival Factory a vu les choses en grand cette année en investissant la salle du boulevard Rochechouard.

La soirée d'hier commençait par le concert du groupe de Vincent Artaud (vu cet été aux côtés de Julien Lourau). Auteur d'un premier disque mêlant jazz, électro et classique du XXe siècle sur le label B-Flat des frères Belmondo, le contrebassiste était accompagné par six musiciens : Pierrick Pedron aux saxes alto et soprano, Thomas Savy aux clarinettes, Eric Dufaÿ au cor, Pierre-Alain Goualch au piano et un batteur et une flûtiste dont les noms m'échappent pour le moment (je corrigerai plus tard si ça me revient). Deux différences par rapport au disque donc : l'absence des cordes et la présence d'un piano. Une approche un peu plus jazz aussi, avec quelques beaux solos de Pierrick Pedron et de Pierre-Alain Goualch notamment. Pour le reste on retrouve ce qui fait la particularité de cette musique : une inspiration qui puise sa source du côté de Debussy, Stravinsky ou Bartok selon les morceaux, associé à une programmation électronique, le tout dans un langage jazz. Une musique assez intellectuelle, comme le reflète d'ailleurs les noms des morceaux, mais que je ne trouve personnellement pas sans charme.

On restait dans une esthétique très Third Stream (ce mélange de jazz et de classique) pour le concert des frères Belmondo et de Yusef Lateef. Faisant suite à leur disque Hymne au soleil, qui revisitait la musique française du début du XXe siècle (Lili Boulanger, Maurice Duruflé, Ravel et Fauré), leur nouvel opus, Influence, met en avant Yusef Lateef, qui vient de fêter ses 85 printemps, pour une musique au croisement de multiples... influences : classique, jazz, musique orientale... Lateef a en effet été l'un des premiers jazzmen à s'intéresser aux musiques extra-occidentales (d'Asie, du Moyen-Orient, d'Afrique), avant que plein d'autres ne s'engouffrent dans la brèche ainsi entrouverte à partir des années 60. Il a aussi composé plusieurs pièces dans un langage classique. Il était donc le compagnon américain idéal pour prolonger les idées des frères Belmondo. La musique proposée hier soir n'est cependant pas une "musique totale", dans ce que ce terme peut avoir d'enfermant (il "faut" tout citer). C'est plutôt une musique qui ouvre sur l'infini, en laissant beaucoup de place au murmure (c'est très lévinassien cette opposition entre totalité et infini, dis donc...). Le meilleur adjectif pour décrire cette musique est en fait assez simple : elle est coltranienne. Pas étonnant de retrouver un réarrangement d'un classique de Yusef Lateef en hommage au Brother John donc (un des sommets de la soirée d'ailleurs).

Sur scène, ils étaient treize. Ce qui ne leur a pas porté malheur. En arrière plan, le moteur jazz de l'orchestre : Laurent Fickelson au piano, Paul Imm à la contrebasse et Dre Pallemaerts à la batterie. Un flux continu, marqué par l'esthétique du quartet classique de Trane, sert de base rythmique admirable aux vents placés en première ligne. A l'extrême gauche, Lionel Belmondo au sax soprano, à la clarinette et à la flûte mène l'orchestre et indique qui doit jouer quoi. Au centre droit de la scène, Yusef Lateef (flûtes, sax ténor et hautbois) côtoie Stéphane Belmondo (trompette, bugle, conque marine). A leurs côtés, on trouve un flûtiste, un hautboïste, un joueur de cor anglais, Thomas Savy à la clarinette basse, un bassoniste, un joueur de cor et un tubiste. Musique aérienne, un peu mystique, certainement spirituelle, ce que confirme d'ailleurs les mots de Lionel Belmondo entre les morceaux. Après les interprétations de Shafaa et Influence, le tromboniste Glenn Ferris rejoint l'orchestre. Il brillera particulièrement dans ses solos lors de la Suite Overtime qui réarrange quatre classiques de Yusef Lateef. Les solos des frères Belmondo, notamment Stéphane magistral à la trompette, et les interventions de Lateef aux diverses flûtes, élèvent le niveau de l'ensemble vers les sommets du jazz, quand les interventions des autres vents donnent des accents plus classiques à l'ensemble. Au final, une superbe musique qui réussit à ne pas "enfermer" les solistes dans l'écriture très poussée des morceaux. Gros succès de la part du public qui s'est levé comme un seul homme dès la dernière note du concert jouée. Une standing ovation véritablement spontanée, ce qui est quand même assez rare. Magnifique.

mardi 11 octobre 2005

Silverio Pessoa / Renata Rosa @ Café de la Danse, lundi 10 octobre 2005

J'avais beaucoup aimé le concert de Renata Rosa dans le cadre de Banlieues Bleues en avril dernier, j'ai donc profité de l'enregistrement d'un DVD live au Café de la Danse hier soir pour aller la revoir. La soirée organisée par le label Outro Brasil proposait en fait deux concerts, puisqu'avant Renata Rosa se produisait un autre chanteur nordestin, Silverio Pessoa.

Avec son look christique, Silverio Pessoa a une présence assez forte sur scène. Verbe alerte, il déclame ses textes sur fond de forro traditionnel ou modernisé. Accordéon, cavaquinho (avec pédale d'effets, c'est la première fois que je vois ça), guitare, basse et percussions l'accompagnent pour une musique très énergique et dansante. S'il part du forro traditionnel, Silverio Pessoa n'hésite cependant pas à intégrer quelques touches plus modernes à l'aide d'un sampler ou d'effets électriques sur le cavaquinho et la guitare. Cela donne une sorte de funk organique, au rythme entêtant et tournoyant. A la fois dans la continuité de Luiz Gonzaga et Jackson do Pandeiro, cousin de Naçao Zumbi et Mestre Ambrosio, et nourri des rythmes urbains nord-américains, Silverio Pessoa donne à entendre une musique ancrée dans la terre nordestine et les champs de canne à sucre du Pernambouc, mais qui résonne comme bien plus actuelle que la musique fabriquée au kilomètre aussi vite démodée qu'elle n'est produite.

Après une petite pause, le groupe de Renata Rosa prend place sur scène. C'est la même formation que celle que j'avais pu voir il y a six mois : trois percusionnistes, un bassiste, un guitariste, Seu Luiz Paixao au rabeca (violon rural traditionnel) et Renata Rosa au chant et au rabeca également. Même si musicalement on en est à mille lieux, Renata Rosa m'évoque les plus beaux chants gitans. Elle arbore constamment un grand sourire, mais son chant arrive à communiquer simultanément des émotions très contradictoires et pourtant extrêmement fortes, de la joie la plus éclatante à la douleur la plus déchirante. Son magnétisme a quelque chose de très proche des grands cantaor flamenco. Sa voix pure, puissante, cristalline se fait particulièrement envoûtante dans les contextes les plus dépouillés, a capella ou juste soutenue par les percussions. On touche alors du doigt le caractère rituel présent dans les rythmes ruraux nordestins qu'elle remet au goût du jour. Elle possède en fait un magnétisme tout chamatique. L'hypnose rythmique et les stridences du rabeca produits par sa musique accentuent le caractère extériorisant de celle-ci. L'esprit s'en va flotter ailleurs quand on l'écoute. On ne s'appartient plus. Et c'est très agréable.

vendredi 7 octobre 2005

Brésil, l'héritage africain @ Musée Dapper

Vue hier, l'exposition Brésil, l'héritage africain au Musée Dapper. Le concept est simple, mais également assez rare pour qu'on y porte attention : montrer les liens entre cultures africaines et afro-brésilienne, du XVIe siècle à la période contemporaine.

Le Brésil fut le pays du Nouveau Monde qui accueilla le plus d'esclaves africains à l'époque de la traîte négrière. On retrouve donc sous diverses formes des éléments venus d'Afrique dans des objets fabriqués au Brésil par des esclaves ou des noirs affranchis. L'exposition se concentre sur trois ensembles culturels africains distincts : la culture yoruba (actuel Nigéria), les cultures fon et ewe (Togo, Bénin) et la culture bantu (Congo, Angola). Ces ethnies ont été parmi les plus déportées de l'autre côté de l'Atlantique, il n'est donc pas étonnant qu'on trouve de nombreuses correspondances, notamment dans les objets magico-religieux. C'est en effet à travers les objets liés au candomblé, religion syncrétique afro-brésilienne dans la même veine que le vaudou en Haïti ou la santeria à Cuba, que la proximité est la plus évidente. Le Shango yoruba (à gauche sur la photo) et le Xango brésilien (à droite) sont des cousins à peine éloignés. Le culte des orixas au Brésil (orishas à Cuba), se rapproche de celui des esprits dans les religions africaines traditionnelles. Jusque dans la symbolique. La hâche présente sur la tête de Xango/Shango - le dieu du feu - se retrouve des deux côtés de l'océan. Il en va de même pour les autres orixas.

Il y a cependant quelques particularités liées au contexte brésilien qui sont également présentées, comme le culte des saints catholiques noirs ou l'assimilation progressive des orixas et des saints, qui permettait aux esclaves de pratiquer simultanément la religion du Portugais et celle de leurs ancêtres. Une collection de statues de saints, d'ex-voto, d'oratoires et d'autels cherche ainsi à mettre en valeur les éléments africains qui se retrouvent jusque dans la décoration d'objets d'origine européenne. S'il n'y a pas toujours de correspondance pratique entre objets brésiliens et africains, des référents symboliques subsistent, et l'exposition permet justement de faire la part de l'un et de l'autre.

L'exposition propose également quelques oeuvres d'artistes contemporains qui s'inspirent directement de la culture syncrétique afro-brésilienne. La proximité d'objets plus anciens permet de mieux saisir le sens d'oeuvres qui pourraient paraître à première vue comme des oeuvres abstraites dans la tradition occidentale (mais on sait l'influence des arts africains sur les avant-gardes du début du XXe siècle, ce n'est donc qu'un juste retour des choses). Si elle n'est pas très grande (une petite heure suffit à en faire le tour), cette exposition a le mérite d'être la première sur ce thème organisée en France, dans le cadre de l'année du Brésil évidemment. De quoi illustrer et creuser un peu des éléments que l'on ne connaît souvent que de manière superficielle.

Brésil, l'héritage africain, Musée Dapper, jusqu'au 26 mars 2006

mercredi 5 octobre 2005

Tim Berne, Craig Taborn, Tom Rainey @ Sunside, mardi 4 octobre 2005

Parmi les musiciens que je n'avais encore jamais vus sur scène, Tim Berne était sans doute l'un de ceux dont j'attendais un concert parisien avec le plus d'impatience. Depuis hier, grâce à sa prestation en trio au Sunside, mon attente a été comblée, et grandement !

Pour l'occasion, le saxophoniste (alto) se présentait en trio avec Craig Taborn au piano (acoustique, ce qui change un peu de ce qu'on a pu entendre jusque là sur disque) et Tom Rainey à la batterie. Placé on ne peut plus près des musiciens (à moins d'être sur les genoux du batteur, je pouvais difficilement être plus proche de la batterie), j'ai pleinement profité de la débauche d'énergie sonore qu'offre ce groupe. De quoi en prendre plein les oreilles, et la tête, pour mon plus grand plaisir il est vrai.

Tim Berne, c'est d'abord un son particulier. Comme une lave incandescente qui coule vive, rapide, continue, mais pas nécessairement en ligne droite. Le jeu de Tim Berne et de ses musiciens est plutôt structuré en micro-cellules rythmiques et mélodiques, qui se brisent constamment les unes contre les autres, donnant un discours particulièrement stimulant, par l'alliance d'un flot sonore continu et de multiples variations à l'intérieur de ce flot. Le jeu de Craig Taborn au piano est peut-être de ce point de vue le plus exemplaire. S'il n'est pas incapable de dérouler de douces mélodies dans un style assez traditionnel, comme il l'a fait à quelques reprises, il développe surtout son jeu dans les ruptures mélodiques constantes, un peu comme s'il ne jouait pas la ligne mélodique dans l'ordre "logique" que le beau imposerait. Son jeu n'est cependant pas spécialement free, car très structuré, et réussissant à donner une grande cohérence dans le propos pas si hachuré qu'il n'y parait de prime abord. Il est quelque part ailleurs, à l'image de son leader, qui a développé une voie qui lui est propre dans le jazz contemporain, un peu en marge de ses collègues de la Downtown Scene new-yorkaise.

Mais ma position m'a surtout permis d'apprécier au mieux la performance de Tom Rainey à la batterie. Son air nonchalant (il est grand, maigre et parait un peu ailleurs) ne laisse pas présager de son jeu très dynamique, capable des fulgurances les plus impressionnantes et des variations de sonorité les plus étonnantes. Avec un haut du corps très élastique (il utilise toute la surface de ses bras, des mains aux coudes), il arrive à utiliser sa batterie de manière très complète, ce qui accentue l'aspect toujours très paradoxal de la musique de Tim Berne : un magma rythmique continu, mais composé d'éléments très disparates, qui constitue une incroyable machine au groove décalé, parfait pour les architectures sonores abstraites du leader.

Trois sets menés de fort belle manière. Une musique extrêmement vive, marquée d'une certaine urgence de dire, et au final un des discours les plus originaux du jazz actuel.