samedi 20 mai 2023

Steve Coleman & Five Elements @ New Morning, mercredi 17 mai 2023

Je ne sais exactement combien de fois j'ai vu Steve Coleman sur scène. Sans doute autour d'une vingtaine depuis le début de ce siècle. C'était pour sûr la treizième fois depuis 2007, date à laquelle j'ai commencé à noter tous les concerts auxquels j'assistais. Et je me souviens d'au moins cinq concerts antérieurs. Ce qui est également certain, c'est qu'il n'y avait jamais eu un aussi long laps de temps entre deux concerts, puisque le dernier auquel j'ai assisté remonte déjà à 2017. C'était donc avec une certaine excitation que je m'avançais vers le New Morning - autre valeure sure - mercredi. 

Au fil des années Steve Coleman nous avait habitués à un répertoire en perpétuelle évolution, changeant les formats instrumentaux, renouvelant sans cesse ses sidemen pour donner la chance à de jeunes pousses prometteuses (la liste est très longue des figures aujourd'hui importantes du jazz new yorkais qui ont percé à ses côtés). A tel point qu'on sentait parfois le public un peu dubitatif face à des prestations qui s'éloignaient du souvenir brulant de ses performances des 90s. Pourtant, il y avait toujours un son et une approche (poly)rythmique propre à l'altiste qu'on ne pouvait confondre avec un autre. J'étais donc du côté de ceux qui continuaient à suivre avec intérêt son parcours en ne ratant que très rarement ses apparitions sur les scènes parisiennes. 

Pour ces retrouvailles, la petite surprise est donc un format instrumental resserré et somme toute classique : sax alto, trompette (Jonathan Finlayson), basse électrique (Rich Brown) et batterie (Sean Rickman). Pas non plus de nouvelle tête, mais au contraire des fidèles d'entre les fidèles : Sean Rickman a commencé à accompagner Coleman en 1996 et Jonathan Finlayson en 2001. Et si Rich Brown est plus récent, il n'a rien d'une jeune pousse, et fut au contraire toujours dans le second cercle de la galaxie colemanienne, jouant dans les mêmes groupes que certains sidemen emblématiques du Chicagoan comme Andy Milne ou... Sean Rickman justement. Quant au répertoire proposé, il résonne du souvenir de ses disques des 90s, plein de thèmes connus même s'il n'est pas toujours évident de s'en rappeler le titre exact. Exception faite de l'incontournable Little Girl, I'll Miss You de Bunky Green, devenu un standard du répertoire colemanien (il apparaissait dès le deuxième album de Coleman en leader, On The Edge Of Tomorrow, JMT, 1986) et l'une des plus belles mélodies de l'histoire du jazz à mes oreilles. 

Back to basics, donc, pour ce concert. Et, même si l'on n'a rien contre la découverte, ça fait un bien fou de pouvoir voir Coleman et ses associés déployer une telle approche en live. Il faut dire que la qualité des solos, la science rythmique poussée à son paroxysme, cet alliage de groove continu et de variations relançant constamment l'attention, et enfin le son des instruments si parfaitement maîtrisé placent les Five Elements toujours tout en haut de l'affiche. Je n'étais visiblement pas le seul à prendre du plaisir tellement les réactions du public ont été bouillantes d'un bout à l'autre du concert. Rarement vu un public aussi spontanément enthousiaste, dans un New Morning bondé pour l'occasion (concert sold out). De quoi définitivement donner l'envie de ne pas rater son prochain passage par Paris. Twenty times and counting !

dimanche 14 mai 2023

Herbie Hancock @ Fondation Louis Vuitton, samedi 13 mai 2023

Le chameleon des claviers se produisait trois soirs de suite dans l'auditorium de la Fondation Louis Vuitton en marge de l'exposition Basquiat x Warhol, à quatre mains. Avant d'assister au concert du troisième soir, je profite donc de la fin d'après-midi pour visiter ladite exposition qui présente sur quatre niveaux l'essentiel de la collaboration des deux icônes de l'art américain de la seconde moitié du XXe siècle. Pendant trois années (1983-85), ils ont produit une quantité assez considérable d'oeuvres à quatre mains : près de 160 dont une grande partie est présentée ici, augmentée d'autres oeuvres permettant de contextualiser la scène du NY Downtown des 80s (Keith Harring, Futura2000...), de photos d'archive et même d'une série d'oeuvres à six mains avec le renfort de celles de Francesco Clemente. A première vue les styles de Basquiat et Warhol sont assez dissonants, et le contexte de l'époque (Warhol avec l'essentiel de son oeuvre, et surtout de son impact sur l'histoire de l'art, déjà derrière lui, alors que Basquiat n'a commencé à émerger sur la scène artistique qu'en 1979) pourrait laisser craindre une rencontre par trop artificielle, mais pourtant il se dégage une vraie cohérence dans l'approche à quatre mains, tour à tour juxtaposition façon cadavre exquis, dialogue, confrontation et même véritable oeuvre commune où les styles entremêlés réussissent à transmettre sur la toile l'énergie urbaine du New York de l'époque - comme dans les rues où graffitis et publicités s'entrechoquent pour créer un univers singulier bien identifié. La quantité d'oeuvres rassemblées nécessite du temps pour bien profiter de la richesse de l'exposition et, arrivé à la fondation à 17h30, j'ai tout juste le temps de pénétrer dans l'auditorium pour le concert de Herbie Hancock prévu pour 20h30.

C'est la cinquième fois que je vois Herbie Hancock sur scène. Par le passé, je n'ai pas toujours été pleinement convaincu mais le bon souvenir du dernier concert à Prague en 2017 et le line-up prométeur qui l'accompagnait m'ont décidé à franchir le pas. La salle de l'auditorium n'est pas immense, on profite donc d'un concert dans un contexte presque intimiste, ce qui est un autre avantage peu commun pour une légende de cet acabit. Du concert de Prague d'il y a six ans, Herbie Hancock a conservé la section rythmique : James Genus à la basse électrique (entendu notamment auprès de Dave Douglas, Uri Caine ou encore Elysian Fields) et Trevor Lawrence Jr. à la batterie (plutôt actif auprès de stars pop, r'n'b ou hip hop - Kendrick Lamar, Dr. Dre, Alicia Keys...). Pour compléter le quintet il a fait appel au fidèle guitariste béninois Lionel Loueke (vu auprès de Michel Portal ou du saxophoniste Luboš Soukup pendant mes années praguoises) et à la jeune flutiste Elena Pinderhughes (entendu, elle, sur disque, auprès d'Ambrose Akinmusire ou Common). Bref un casting qui navigue alègrement entre les genres, du jazz le plus classique au hip hop, à la manière du pianiste au cours de ses plus de soixante ans de carrière.

Soixante ans : l'année 2023 marque l'anniversaire de la rencontre de Herbie Hancock avec Miles Davis, alors qu'il n'avait que 23 ans. Il deviendra son pianiste attitré jusqu'à la fin des 60s. Ce sont aussi les cinquante ans de l'album Head Hunters, explosion funk qui a défini le son d'une époque. Mais aussi les quarante ans de Future Shock et son tube Rockit aux sonorités hip hop et électro, contemporain des premières toiles communes de Jean-Michel Basquiat et Andy Warhol !

C'est ce grand melting-pot de sons que nous propose Herbie Hancock avec son groupe ce soir. Il annonce d'ailleurs en franglais en introduction qu'ils vont jouer une "ouverture" sous forme de medley de "petits morceaux", voyage à travers quelques uns des thèmes composés par le pianiste au cours de sa carrière. Ca commence par des textures cosmiques au synthé avant que des harmonies plus jazz ne résonnent au piano. Durant tout le concert, Herbie alternera ainsi les types de claviers. Le morceau de bravoure de cette ouverture est sans doute le solo de Lionel Loueke autour du thème de Rockit à la guitare et aux onomatopées alors que ses compagnons se sont tus un moment. Incroyable transcription des sonorités électroniques et des scratches d'origine. Ca commence fort. Hancock annonce ensuite un hommage à son "best friend" récemment disparu, Wayne Shorter, à travers une interprétation d'un des thèmes les plus iconiques du saxophoniste, Footprints. Là aussi, si tous les musiciens apportent leur pierre à l'édifice, c'est encore une fois Lionel Loueke qui se distingue particulièrement au moment de son solo. Celui-ci superpose le thème de Vera Cruz de Milton Nascimento aux harmonies du morceau d'origine maintenues par le pianiste pendant ce temps-là. Pour la suite du concert, Herbie puise dans son répertoire des 70s avec notamment Actual Proof (album Thrust, 1974) et Come Running To Me (album Sunlight, 1978). Chaque morceau est généreusement étendu pour laisser le groove prendre toute sa place. En conclusion, les accords funky de l'introduction de Chameleon confirment leur incroyable pouvoir de séduction - comment y résister ? A le voir danser sur scène avec son synthé à bretelles en bandoulière, on a du mal à croire qu'il vient de célébrer ses 83 printemps le mois dernier. Définitivement le meilleur concert de Herbie Hancock auquel j'aurai eu la chance d'assister !