Retour aux origines de la compagnie Rosas d'Anne Teresa De Keersmaeker ce samedi soir avec une pièce fondatrice, créée en 1983. La chorégraphe flamande avait commencé à faire parler d'elle un an auparavant avec Fase, sur une musique de Steve Reich. C'est également une approche minimaliste qui caractérise la musique de Thierry De Mey et Peter Vermeersch qui sert Rosas danst Rosas et qui rythme les quatre parties de la chorégraphie : silence, percussions, ensemble. A ces trois ambiances correspondent trois positions des quatre danseuses : allongées, assises, debout. Pour cette représentation, ATDK est sur scène accompagnée par Sarah Ludi, Samantha Van Wissen et la merveilleuse Cynthia Loemij.
La pièce commence dans l'obscurité. On aperçoit des silhouettes qui viennent se positionner une à une au fond de la scène. Un léger éclairage est actionné, et quatre corps allongés, parallèles, sont secoués de gestes répétitifs synchronisés. Petit à petit, les rythmes de chacune se désolidarisent. On joue sur toutes les combinaisons possibles à quatre : une contre trois, deux par deux, ensemble ou chacune dans son coin. Cette première partie est marquée par le silence, juste entrecoupé par le souffle des danseuses. L'habit uniforme, collants noirs, jupe grise, chemisette bleu-gris, évoque l'atmosphère du pensionnat. On imagine une nuit agitée, entre jeu dans le dos des surveillants et secousses somnambuliques inquiétantes. Même si ATDK ne recherche pas la narration - c'est une constante déjà présente à ses débuts - cette première partie semble vouloir exorciser des peurs enfantines encore bien présentes.
La seconde partie est rythmée par le rythme lourd, industriel, des percussions métalliques de Thierry De Mey et Peter Vermeersch. On est quelque part entre la musique contemporaine et le rock industriel. Dans une atmosphère qui évoque cette Europe en cours de désindustrialisation du début des années 80 qui voit apparaître l'imaginaire des friches. Bien avant que ces anciennes usines ne redeviennent à la mode par la joie du recyclage culturel. Les danseuses sont désormais assises sur des chaises (trois par danseuses, sauf ATDK qui n'a droit qu'à deux). Elles tournent la tête violemment, croisent et décroisent les jambes, se rabattent les cheveux en arrière avec toujours un jeu sur la synchronisation et les décalages rythmiques devenu depuis une marque de fabrique Rosas. C'est éprouvant, mais assez génial dans la manière de tirer de sonorités aussi agressives des résonances avec des gestes si féminins : on se découvre une épaule, puis on la cache, dans un jeu sur la pudeur qui semble faire le lien avec l'atmosphère de la première partie.
Les percussions sont rejointes par des instruments à vent pour les troisième et quatrième parties. L'influence est clairement du côté du minimalisme américain, on jurerait par moment entendre un extrait de Eight Lines de Steve Reich (1983 là aussi, et qui inspira une chorégraphie récente à ATDK). Trois danseuses sont debout au fond de la scène, à l'emplacement où elles étaient allongées au début. La quatrième les regarde, assise. Leurs gestes parallèles font penser aux mouvements de Fase. Tour à tour, elles viennent chacune sur le devant de la scène, dans un espace délimité par un trait ou un carré de lumière, reprenant des gestes de la deuxième partie (recoiffage, dévoilement d'une épaule). Si les mouvements d'ensemble restent encore marqués par une esthétique moderniste faite de lignes et d'angles droits, on perçoit déjà en germe dans la quatrième partie le goût des courbures de la chorégraphe, pour le moment cantonné à l'expression individuelle.
A la fin de la quatrième partie, qui s'acheve dans l'obscurité, une partie du public entame les applaudissements de rigueur. Le programme indiquait pourtant le présence d'un court épilogue. Une trentaine de secondes après ce faux départ, les bravos descendent cette fois-ci des gradins pour acclamer l'oeuvre dans son intégralité. De près (assis au deuxième rang, plein centre !), les danseuses sont en sueur mais visiblement heureuses de l'accueil. Une spectatrice assise devant moi fait remarquer à sa voisine qu'il y a vingt ans la même chorégraphie était huée. Quelle drôle d'idée !
D'autres spectacles d'Anne Teresa De Keersmaeker chroniqués : Zeitung, Steve Reich Evening, A Love Supreme, The Song.
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