Une pièce poignante. Dont on sort tremblant, brûlé par une langue trempée dans le sang de la guerre civile. Du texte de Wajdi Mouawad, né au Liban, émane une force brutale que la mise en scène de Stanislas Nordey, réduite à sa plus simple expression, laisse exploser à la face des spectateurs. Le théâtre de Wajdi Mouawad est physique, dur, éprouvant. Pourtant, quand la pièce commence, rien ne laisse présager que l'auteur libano-canadien nous emmène au cœur d'une tragédie aussi sombre.
Sur un plateau nu, blanc, juste agrémenté d'une table et de quelques tabourets, le premier personnage qui entre en scène est un notaire québécois, Hermile Lebel, campé par un Raoul Fernandez qui s'en donne à cœur joie dans un one-man-show de gentil bouffon à l'accent prononcé et aux expressions fleuries. Celui-ci annonce à deux jumeaux les dernières volontés de leur mère récemment décédée, et les missions qu'elle leur confie par delà la mort : retrouver leur père, qu'ils croyaient mort avant leur naissance, et leur frère, dont ils ignoraient l'existence, et leur remettre à chacun une lettre. La première réaction du fils reste dans le registre comique : une succession d'insultes en québécois, mélange de français, d'anglais et de termes blasphématoires. Pourtant, peu à peu, on sent bien que cette entame au rire franc est là pour atténuer l'effet profondément tragique de ce qui va suivre. Le récit se concentre alors sur l'histoire de Nawal - la mère défunte - de sa jeunesse au Liban à ses cinq longues dernières années de mutisme après son exil au Canada. Entourée de mystère, sa vie sert de prétexte à Wajdi Mouawad pour une descente aux enfers, au cœur des horreurs de la guerre du Liban, sur un registre qui tisse un lien étroit entre images crues d'actualité et mythes fondateurs de la civilisation méditerranéenne.
Entre théâtre contemporain et références à la tragédie classique, la pièce de Wajdi Mouawad trouve un bel équilibre, renforcé il est vrai par les choix de mise en scène et de direction d'acteurs de Stanislas Nordey. Le décor reste identique et minimal tout au long de la pièce, laissant la liberté au spectateur d'imaginer les nombreux endroits parcourus, du bureau du notaire à un camp de réfugiés palestiniens, du tribunal pénal international à une prison libanaise. Les acteurs s'expriment la plupart du temps face au public, dans une attitude déclamatoire prononcée qui rapproche leur jeu du théâtre antique. Une attention particulière est apportée à leur gestuelle, ample et pleine de sens. A ce jeu là, assez exigeant pour rester fluide et crédible, certains s'en tirent mieux que d'autres (poignante Véronique Nordey - Nawal à 60 ans - alors que Claire Ingrid Cottanceau - Nawal à 40 ans - semble un peu en sur-régime). Mais, dans l'ensemble, cela donne un goût particulier à la mise en scène, qui accentue avec justesse les liens tissés entre actualité et intemporalité de l'histoire contée.
Malgré sa durée relativement longue - plus de trois heures - la pièce tient en haleine, par un sens du suspens qui emprunte au cinéma (succession de séquences, emploi du flash back) et par une langue brûlante, qui conserve une certaine poésie au cœur même de l'horreur. Le son métallique d'un gong inquiétant rythme les changements de séquence. Les personnages sont tout de blanc (présent) ou noir (passé) vêtus, comme des ombres irréelles. Le frère retrouvé - cagoulé - tire au fusil sur scène (des balles à blanc, mais les douilles tombent sur scène et le bruit est véritablement effrayant). Le sentiment de peur est aussi directement physique pour le spectateur. Les nerfs s'en trouvent à vif et l'émotion n'est que plus facilement atteinte. S'ils ne soutenaient pas un tel texte, ces artifices seraient sans doute jugés un peu facile, mais tout s'efface devant la puissance de feu des phrases de Wajdi Mouawad qui utilise, à l'instar de son héroïne, les lettres comme des munitions.
Lina Allemano’s Ohrenschmaus – Flip Side (Lumo Records, 2024)
Il y a 12 heures
2 commentaires:
Je l'ai vu aussi ce spectacle, et c'est vrai, il est extrêmement poignant.
Une seule chose m'a gênée : le fameux ton déclamatoire de l'écriture de Mouwad, ce ton nouveau (par rapport au théâtre naturaliste dont Norén signe le grand retour) et ancien (comme tu le dis : la tragédie grecque) à la fois. Il m'a emphechée de me sentir proche de l'histoire ou/et de l'Histoire, comme si tout était mis à distance par cette parole quasi-prophétique. Or il me semble que l'Histoire ne peut être rendue proche qu'à mesure que l'histoire est petite et intime. Ils opèrent un déplacement dans les échelles qui fausse le rapport aux deux H/histoires. Du coup le côté naturaliste disparaît sans que le côté épique en profite. C'est ce que je reprocherais à la mise en scène de Stanislas Nordey. Mais il est vrai que les textes de Mouawad sont assez déclamatoires, et ressemblent presque à des odes à la Famille, au Lien, à la Mémoire... Là est toute la difficulté.
Belette
Hi greatt reading your blog
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