L’Autriche a l’art d’accueillir des festivals à la programmation alléchante. Après avoir participé deux fois à celui de Saalfelden (2010 et 2015), j’ai opté pour celui de Wels, petite ville à proximité de Linz, cette année. Il faut dire que pour cette 31e édition, la curatrice de l’événement est Mary Halvorson. On retrouve donc au programme nombre de musiciens qui lui sont proches, dans des formations souvent peu vues jusqu’ici.
La première soirée du festival se déroule au Alter Schlachthof (ancien abattoir) et commence, à tout seigneur tout honneur, par un groupe qui compte en ses rangs la guitariste bostonienne : le Triple Double de Tomas Fujiwara. Ce groupe est la combinaison de deux trios, à moins qu’il ne s’agisse de trois duos, où tous les instruments sont doublés. La cellule de base, c’est le trio au long cours que forment Taylor Ho Bynum (cornet, bugle), Mary Halvorson (guitare) et Tomas Fujiwara (batterie). Ce noyau est à la base de nombreux groupes, à commencer par les formations menées par Bynum (sextet, septet, plustet) ou par Thirteenth Assembly que complétait Jessica Pavone. Autrement dit, ils ont une longue habitude de jouer ensemble et la musique de Triple Double porte incontestablement leur signature sonique. Pour l’occasion, Fujiwara a fait appel en plus à Ralph Alessi (trompette), Brandon Seabrook (guitare) et Tom Rainey (batterie), trois autres poids lourds des musiques créatives d’aujourd’hui. Et le résultat est un feu d’artifice de tous les instants ! Les combinaisons se font et se défont au gré de morceaux parfaitement construits. Alessi prolonge les développements de Bynum, et vice versa. Halvorson et Seabrook entremêlent leurs lignes saccadées pour créer un dense filet sonore, propice aux dérapages contrôlés et aux notes de traverse. Les deux batteurs propulsent l’ensemble à grand renfort de pyrotechnie polyrythmique. Les passages à tutti donnent ainsi l’impression d’un cheminement inévitable, qui avance avec détermination et enthousiasme vers son but ultime. Les combinaisons à quelques uns procurent des moments de respiration, sans cesse recomposés, nourris de surprises et de solos intenses. C’est absolument génial, d’un bout à l’autre du concert. Il n’y a aucun temps mort. Et cela lance sur les chapeaux de roue ces trois jours de festival.
La suite n’est néanmoins pas en reste, puisque la deuxième partie atteint elle aussi rapidement un niveau d’excellence peu commun. Pour l’occasion la pianiste slovène Kaja Draksler dialogue avec la trompettiste portugaise Susana Santos Silva. Deux jeunes fines lames des musiques improvisées européennes qui avaient sorti un merveilleux disque ensemble chez Clean Feed il y a deux ans. Le premier morceau, composée par la trompettiste, est volontiers bruitiste. Les infrasons du piano préparé entrent en résonance délicate avec le souffle retenu, murmuré, de la trompette. Le registre est très différent de la première partie, mais l’attention est tout aussi vite captée par cette approche attentive au moindre bruit. Les deux morceaux suivants, signés de Kaja Draksler, offrent un contraste saisissant avec l’approche initiale. Le piano n’est plus préparé et le jeu de la slovène se fait impressionniste, tendre et liquide à la fois. La portugaise développe à son tour une approche plus mélodique, vient se positionner au cœur du grand piano ouvert pour jouer des résonances avec les cordes activées par sa compagne de jeu. Un moment de pur magie. La suite du concert alterne les compositions des deux jeunes femmes, nourries par l’alternance entre jeu classique et techniques étendues de la pianiste, et quelques moments ludiques quand elles décident de dialoguer à l’aide de fifre et appeau. L’ensemble regorge de poésie et place très haut dans la liste des personnalités à suivre les deux protagonistes.
Changement radical d’ambiance pour le troisième concert de la soirée. Exit le jazz contemporain, et place à des chansons pop. Le trio autrichien Schmieds Puls prend place sur scène. Le groupe est mené par la chanteuse et guitariste Mira Lu Kovacs, jeune et jolie rousse soutenue par Walter Singer à la contrebasse et Christian Grobauer à la batterie. On est assez éloigné du genre de musiques que j’écoute, j’ai donc peu de repères pour décrire de quoi il en ressort. Le format est clairement « chanson » - trois minutes et puis on enchaine. L’ambiance musicale privilégie les instruments acoustiques ce qui donne une dimension un peu folk-jazz, non sans rapport avec ce qu’a pu faire Terry Callier (même si le type de voix n’a rien à voir). On sent une dette évidente envers les musiques racines américaines, d’ailleurs les chansons sont en anglais. Pour introduire l’une d’elles, la chanteuse indique que le texte est de Bukowski, et qu’elle a été inspirée par une lecture par Tom Waits trouvée sur YouTube. On fait pire références.
La soirée se conclut par le groupe Rhombal du contrebassiste Stephan Crump. Pour l’occasion il a mis sur pied un quartet qui réunit le trompettiste Adam O’Farill, l’indispensable Ellery Eskelin au sax ténor, et le batteur Richie Barchay. On revient en terrain plus familier, la musique s’inscrivant sans détour dans la plus pure tradition jazz. Même plus que ce que pourrait laisser présager les noms réunis sur scène. Le leader est particulièrement expressif, mimant le rythme sur son visage en même temps qu’il ne pince les cordes de son instrument. Le trompettiste développe des attaques franches, assez classiques, solaires et intenses. Eskelin apporte un peu de sa singularité dans cette musique rythmiquement très structurée. Toujours sur la brèche, son jeu conserve une forme de poésie de la fragilité. Ses apparitions sonores évoquent celles d’un fantôme, entre deux mondes, qui donnent une profondeur inattendue aux compositions du leader. Les deux derniers morceaux - dont un bel hymne en mémoire du frère défunt de Crump en guise de rappel - sont ceux qui offrent sans doute le plus bel exemple de cette complémentarité des approches contraires, entre la grande lisibilité mélodique et rythmique des compositions et les subtils dérèglements que leur fait subir le ténor d’Eskelin. Belle conclusion pour cette riche première soirée, marquée par les prestations hors normes de Fujiwara et ses acolytes d’une part et du duo Draksler / Santos Silva d’autre part. Vivement la suite.
Jazzfest Berlin 2024 - Part I
Il y a 21 heures
1 commentaire:
le trio Fujiwara/Seabrook/Alessi était génial également https://itunes.apple.com/nz/album/variable-bets-feat-ralph-alessi-brandon-seabrook/id961079020
Enregistrer un commentaire