La dernière journée du festival se déroule selon le même principe que la veille et commence donc par deux concerts au caractère plus intimiste. On retrouve tout d'abord Robbie Lee, aperçu la veille au sein de Seaven Teares, en solo dans le cadre d'un petit pavillon baroque. Pour l'occasion, outre l'orgue portatif qu'il avait déjà utilisé le samedi, il se munit de flûtes baroques, d'un chalumeau (ancêtre de la clarinette) et d'un boitier rudimentaire qui sert à produire quelques effets électroniques minimalistes. Comme la veille, il s'agit donc de faire se rencontrer instruments et techniques d'une autre époque avec des préoccupations plus contemporaines. Cette fois-ci, cela marche mieux. La musique déployée est simple, subtile et propice à la méditation, loin de tout effet ostentatoire. Une introduction toute en douceur.
Le concert suivant, à la MedienKulturHaus, est lui aussi marqué du sceau de la retenue. La saxophoniste suédoise Anna Högberg échange avec Christof Kurzmann, figure autrichienne des expérimentations électroniques. Pour l'occasion leur set est parfaitement construit, et du coup captivant de bout en bout. Kurzmann chante - ou plutôt fredonne délicatement - quelques mélodies, pendant que Högberg déploie de longues plages plaintives juste perturbées par quelques cliquetis électroniques. On oscille entre les souvenirs de quelques standards présents dans notre mémoire collective et une approche poétique, délicieusement bruitiste et originale, servie avec sensibilité par deux musiciens pourtant habitués des registres plus énervés.
Le programme de la soirée, à l'Alter Schlachthof, commence par un solo de Joe Morris. Le guitariste, qui fut l'un des professeurs de Mary Halvorson, propose une suite ininterrompue pendant une heure. Il construit progressivement son discours - certains éléments reviennent plusieurs fois au cours de cette longue improvisation, ce qui semble démontrer son attachement à vouloir composer un morceau qui fait sens comme un tout, loin d'une simple succession d'ambiances. Des motifs rythmiques qui font penser aux musiques orientales succèdent à des développements plus free sans que jamais l'attention ne retombe.
Le concert suivant est une très belle découverte. Trois musiciens viennois, dont deux d'origine iranienne, proposent une musique vraiment inédite - aux multiples influences complètement assimilées, à tel point que cela ne ressemble absolument pas à un patchwork. Golnar Shahyar (chant), Mona Matbou Riahi (clarinette) et Manu Mayr (contrebasse) explorent des territoires délicats issues de la musique persane traditionnelle, de la musique contemporaine ou du jazz, sans que leur musique ne s'y résume complètement. La chanteuse a une vrai qualité théâtrale, de celle qui vous emmène en voyage à travers son histoire même si vous ne comprenez rien à la langue utilisée (principalement le farsi, même s'il y a quelques passages en anglais). J'avais déjà eu l'occasion de voir le bassiste au sein de Kompost 3, groupe électrique influencé par le Miles 70s, à Saalfelden il y a deux ans - c'est donc une surprise de le retrouver ici dans un contexte tout acoustique et jouant tout autant sur le non dit que sur l'exprimé. Mais la vrai révélation de ce trio c'est la clarinettiste Mona Matbou Riahi, qui utilise avec beaucoup de subtilité des techniques plutôt rencontrées habituellement dans la musique contemporaine pour ponctuer le discours plus linéaire de ses deux compagnons. A eux trois ils forment le groupe Gabbeh, et sont rejoints avec beaucoup d'à propos par Jessica Pavone pour un rappel improvisé, qui prolonge avec bonheur le plaisir de cette belle proposition.
Retour à un langage plus ancré dans la tradition jazz avec le trio suivant, celui du guitariste Liberty Ellman, pour l'occasion accompagné par Stephan Crump à la contrebasse et Kassa Overall à la batterie. Fréquent collaborateur d'Henry Threadgill - on entend très clairement son influence dans son jeu - Ellman propose des interprétations de quelques morceaux de ceux qu'il nomme ses "musical heroes" : Sonny Sharrock, Charles Mingus et Andrew Hill. Entre ces hommages, il propose ses propres compositions, subtiles prouesses rythmiques qui semblent à la fois instables et terriblement entraînantes. Là encore, on est dans une sorte d'énergie contenue - loin de la démonstration de virtuosité que pourrait aisément s'autoriser ces musiciens - et c'est ce qui fait toute la beauté de leur prestation.
Le festival s'achève avec trois musiciens qui l'avaient ouvert. Le trio formé par Mary Halvorson (guitare), Taylor Ho Bynum (cornet et bugle) et Tomas Fujiwara (batterie) est rejoint par le pianiste Benoit Delbecq. A eux quatre ils forment le groupe Illegal Crowns, auteur d'un magnifique premier disque chez Rogue Art l'année dernière. Quelques jours avant l'enregistrement d'un deuxième opus, toujours pour la label parisien, ils entamaient pour l'occasion une mini-tournée européenne où ils pouvaient tester leurs nouvelles compositions. En effet, à part deux morceaux issus du précédent album, les quatre autres compositions (une de chaque membre) étaient inédites. On retiendra notamment la magnifique suite proposée par Taylor Ho Bynum (dont le titre à rallonge fait référence à Ellington et Messiaen) qui laisse une large place à un impressionnant duo piano-guitare qui nous emporte très loin avec lui. Chaque morceau porte la signature sonore de son compositeur, mais c'est avant tout le son du groupe qui s'impose comme une évidence. Encore plus que dans mon souvenir d'un précédent concert de 2014 au 19 Paul Fort alors qu'ils entamaient tout juste leur collaboration. On sent une assimilation parfaite des spécificités de chacun pour ne plus se contenter de les juxtaposer, mais pour construire, à partir de celles-ci, un discours véritablement collectif. Quand ce genre de petit miracle arrive, on n'a qu'une hâte c'est de pouvoir avoir très vite d'autres occasions de les entendre - à commencer par ce nouveau disque. Point d'orgue du festival, la prestation du quartet en est aussi le point final. Conclusion exemplaire de la qualité de la programmation assurée par Mary Halvorson, guitariste précieuse... et un peu timide, qui rougit et se réfugie sous sa capuche lors de l'ovation finale qui lui est réservée.
A lire ailleurs : le compte-rendu du festival par Eyal Hareuveni sur le blog Free Jazz (partie 1 / partie 2).
Jazzfest Berlin 2024 - Part I
Il y a 21 heures
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