A priori les propositions esthétiques des groupes menés par Louise Jallu et Dave Douglas sont assez différentes, et pourtant cela faisait pleinement sens de les réunir sur la scène du studio 104 de la Maison de la Radio tant ils jouent, chacun à leur façon, avec des airs incrustés dans la mémoire collective, sans jamais cependant ne chercher à coller à une approche patrimoniale. "Jeu", c'est bien le mot, et c'est d'ailleurs le titre du tout nouvel album de la jeune bandonéoniste française qui sort ces jours-ci. Nourrie de tradition argentine, instrument oblige (son précédent disque s'attaquait d'ailleurs au répertoire d'Astor Piazzolla), elle crée un pont avec la tradition classique européenne dans ce nouvel opus. Ainsi, la plupart des morceaux proposés lors du concert s'amusent à citer des thèmes plus ou moins connus : une sonate de Schumann, un prélude de Fritz Kreisler, le Boléro de Ravel, une sonate de Bach et même une chanson de Brassens, Les sabots d'Hélène. Quelques compositions personnelles, une Milonga en mi majeur et le final A Gennevilliers, en hommage à sa ville natale qui fut, dit-elle, la première d'Europe à ouvrir une classe de bandonéon, complètent le panorama. Si on reconnaît aisément la rythmique si caractéristique du Boléro ou l'écriture contrapuntique de Bach, il ne s'agit en rien d'une interprétation à la lettre des oeuvres, mais bien de libres variations dynamisées par le sextet rassemblé par Louise Jallu. Les têtes connues - Mathias Lévy au violon ou Karsten Hochapfel à la guitare - côtoient les découvertes - Grégoire Letouvet au piano et claviers, Alexandre Perrot à la contrebasse et Ariel Tessier à la batterie. Ensemble, ils offrent un vaste champ des possibles qui illumine de couleurs variées les morceaux interprétés : majestueux ici, plus urgent là, ludique à plus d'un tour, mais toujours finement contrasté. Louise Jallu déploie, sur ces paysages changeants, le soufflet de son instrument et colore de teintes résolument argentines le grand répertoire européen. On se prend facilement au "Jeu".
En deuxième partie de concert, je retrouve l'un des musiciens les plus présents dans ma discothèque : son nouvel album, Gifts, à sortir en avril mais déjà disponible à la sortie du concert, est ainsi le 70e disque en leader ou co-leader de Dave Douglas à rejoindre mes étagères ! Si on y ajoute les disques sur lesquels il intervient en sideman - à commencer par ceux de Masada - on ne doit pas être loin d'une centaine. Bref, j'adore vraiment Dave Douglas. La joie de le retrouver sur une scène parisienne était accrue par le line up ébouriffant de son nouveau groupe : James Brandon Lewis au sax ténor, Tomeka Reid au violoncelle, Rafiq Bhatia à la guitare et Ian Chang à la batterie. Les deux derniers sont sans doute un peu moins connus, mais ont déjà contribué chacun à un disque du trompettiste : Uplift (2018) pour le batteur et Marching Music (2020) pour le guitariste. Ils sont par ailleurs tous les deux membres du trio post-rock Son Lux et apportent donc une ouverture vers des sonorités à la fois pop et électriques qui contrastent avec la démarche plus jazz des trois autres. Tomeka Reid a elle aussi déjà illuminé de sa présence de récents disques du trompettiste, Engage (2019) et Secular Psalms (2021) et est, au-delà de ça, un pilier fondammental des scènes jazz contemporaines de Chicago et de New York. Le saxophoniste débute lui auprès de Dave Douglas, mais son nom n'a cessé de grandir depuis une dizaine d'années et son abondante discographie est marquée du sceau de l'excellence.
Pour ce concert, et ce nouveau disque, Dave Douglas a choisi de mettre à l'honneur la musique de Billy Strayhorn. Mais, comme pour Louise Jallu en première partie, il ne s'agit en rien de jouer à la lettre une musique d'hier ; plutôt de se l'approprier et de la prolonger par des compositions personnelles et des arrangements résolument modernes pour les quelques compositions du compagnon du Duke interprétées ce soir (Take The A Train, Blood Count, Day Dream). Cette démarche revisiteuse est en fait une constante dans la carrière du trompettiste. Il a ainsi, par le passé, rendu hommage à Booker Little (In Our Lifetime, 1995), Wayne Shorter (Stargazer, 1997), Joni Mitchell (Moving Portrait, 1998), Mary Lou Williams (Soul On Soul, 2000), Jimmy Giuffre (Riverside, 2014), Carla Bley (The New National Anthem, 2017) ou encore Dizzy Gillespie (Dizzy Atmosphere, 2020). Le principe est toujours le même : quelques relectures de "standards" des musiciens honorés et beaucoup de nouvelles compositions qui s'amusent de l'empreinte laissée dans la mémoire collective par les personnalités mise en avant.
Au-delà du répertoire de Billy Strayhorn, le grand plaisir de ce concert est la grande plasticité de l'orchestre et les climats changeants qu'il parcourt. La plupart des solos sont laissés aux instruments a priori plus rythmiques : Rafiq Bhatia et Ian Chang font, à de multiples occasions, la démonstration de pourquoi Dave Douglas les a choisis pour "bousculer" façon rock une musique si ancrée dans l'ère swing. Tomeka Reid, quand à elle, extrait la sève blues des compositions de Strayhorn dans quelques solos de grande classe, à l'archet comme en pizzicati. Si elle n'est pas présente sur le disque (joué en quartet, donc), elle n'est pas en reste et chacune de ses interventions est essentielle à l'équilibre du groupe. Les deux soufflants ne cherchent pas le solo démonstratif. Leurs interventions sont souvent ramassées, en solo comme en duo, comme pour réhausser de quelques épices la potion magique du quintet. On retrouve néanmoins le son caractéristique de chacun, entre puissance et suavité pour le saxophoniste - que j'avais déjà pu appécier aux côtés de Marc Ribot il y a quelques semaines - attaques claires et précision mélodique pour le trompettiste. Le tout fonctionne à merveille et tient en alerte pendant tout le set malgré un public un peu mou dans ses réactions - applaudissements polis, mais on est loin, il est vrai, d'une ambiance de club.
La première partie était diffusée en direct sur France Musique (et peut donc être réécoutée sur l'appli Radio France). La seconde devrait être diffusée d'ici quelques semaines.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire