S'il est une figure incontournable de la jazzosphère française depuis plus de trente ans, Benoît Delbecq a aussi régulièrement dépassé les frontières de l'hexagone pour des échanges transatlantiques fructueux. Il y a bien sûr sa relation au long cours avec le clarinettiste canadien François Houle, ou plus récemment le groupe Illegal Crowns avec Bynum, Halvorson & Fujiwara, en passant par la confrontation avec ses pairs pianistes, Andy Milne ou Fred Hersch (et c'est un recensement loin d'être exhaustif). En 2010, il a formé un trio avec le contrebassiste John Hébert et le batteur Gerald Cleaver, avec à la clé deux superbes disques produits par Clean Feed, sous le leadership du contrebassiste (Spiritual Lover, 2010, et Floodstage, 2013). En 2018, toujours sur le label lisboète, le trio est devenu quartet, avec l'adjonction du saxophoniste Mark Turner, et le leadership du pianiste cette fois-ci (Spots On Stripes). Le groupe a remis ça en 2021, sur Jazzdor Series (label lié au festival strasbourgeois du même nom), avec Gentle Ghosts. Mark Turner avait par ailleurs déjà collaboré avec Delbecq par le passé, au moment de son album Phonetics (Songlines, 2004), et j'avais d'ailleurs déjà eu l'occasion de les voir partager la scène au Sunside en 2006. Leur présence sur la scène du Théâtre de la Cité Internationale est donc l'aboutissement d'un long compagnonage, et cela s'entend.
Bien entendu, les compositions frappent immédiatement l'oreille par leur caractère typiquement "delbecquien" (tourneries rythmiques obsessionnelles, rebondissements plein de surprises, piano préparé cotonneux, liberté du jeu dans un cadre pourtant bien défini...), mais ce qui est encore plus essentiel, c'est la complémentarité des sonorités, leur assemblage / déphasage constant. Delbecq et Turner qui tiennent ensemble la mélodie quand la rythmique prend des chemins de traverses, Delbecq et Cleaver qui maintiennent des boucles régulières pendant que Turner déploie un solo feutré au ténor, Herbert et Cleaver qui assoient le rythme pendant que Delbecq s'amuse des monts et vallées permis par la préparation du piano, etc. J'aime profondément l'individualité de ces quatre musiciens pris séparément, mais impossible mercredi de ne pas les entendre comme un "tout" - leur musique a une progression définitivement organique. Les compositions semblent "vivre". Elles cherchent leur chemin, parfois tortueux, qui peut nécessiter de revenir sur ses pas à l'occasion, parfois plus linéaires, propulsées par le désir de s'étendre au-delà du cadre préétabli. C'est encore plus envoutant en live, par leur présence aux uns aux autres, à leur instrument, dans une salle de parfaite dimension (ni trop petite ni trop grande, en forme d'ellipse enveloppante). Un très grand moment de musique.
Les précédents concerts d'Ambrose Akinmusire auxquels j'avais pu assister le voyaient intervenir au sein d'un ensemble instrumental assez fourni, en septet, déjà dans le cadre de Sons d'hiver, en 2015, ou à huit avec son projet Origami Harvest à Lisbonne en 2019. Cette fois-ci il se présentait dans le cadre plus dépouillé d'un trio. Et le dépouillement est ce qui frappe d'entrée quand Gregory Hutchinson commence de la plus douce des manières en caressant sa batterie avec ses balais. Quand le leader à la trompette et Jakob Bro à la guitare le rejoignent, c'est pour déployer de délicats paysages evanescents. Le guitariste danois étire le temps, il crée comme un halo mélancolique sur lequel Akinmusire s'appuie pour dérouler quelques mélodies toutes en nuances. Entrée en douceur, qui définit en fait le cadre général du set proposé. On restera la plupart du temps sur des registres tout au plus mediums, au risque parfois de ne pas profiter pleinement des jeux de contrastes qui faisaient toute la richesse de la première partie. Les deux passages que je préfère sont ceux qui sortent justement un peu de ce cadre trop léché : un solo absolu d'Akinmusire, riche d'une approche protéiforme, qui fait justement entendre sa capacité à faire survenir l'inatendu, puis un duo entre le trompettiste et le batteur, au rythme plus enlevé, qui sort quelque peu la musique de sa torpeur. Ce sont donc les moments où le guitariste n'intervient pas qui m'accrochent le plus l'oreille, et j'ai effectivement eu un peu de mal, tout au long du concert, à trouver une réelle interaction entre lui et les deux autres. Il faut dire que sur le disque du groupe (Owl Song, Nonesuch, 2023) et sur le début de leur tournée européenne, c'était Bill Frisell qui intervenait sur les six cordes. Peut-être tour simplement que ce manque d'interaction était lié à l'arrivée trop récente de Jakob Bro dans le groupe. Ceci-dit, l'accueil du public m'a semblé très enthousiaste, notamment si on considère qu'il s'agit d'une musique quand même relativement exigeante.
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