mardi 11 novembre 2025

Mark Turner Quintet @ Sunside, lundi 10 novembre 2025

Casting cinq étoiles hier soir au Sunside. Cela se voyait à la longue queue formée dans la rue des Lombards en attendant l'ouverture des portes pour le deuxième concert de Mark Turner, celui de 21h30. Le temps de faire entrer tout le monde (full house !), cela débute plutôt autour de 22h d'ailleurs. Pendant 1h20, Mark Turner et les quatre musiciens qui l'accompagnent ont déployé une longue suite inspirée du premier livre publié par James Weldon Johnson en 1912 : The Autobiography of an Ex-Colored Man. Figure de la Harlem Renaissance dans les années 1920, auteur des paroles de Lift Every Voice and Sing notamment, secrétaire général de la NAACP entre 1920 et 1930, il avait commencé sa carrière dans la diplomatie, ayant servi comme consul au Vénézuela et au Nicaragua sous l'administration de Theodore Roosevelt au début du XXe siècle. C'est à cette époque qu'il avait publié, anonymement, ce premier roman qui retrace l'expérience d'un narrateur métisse le long de la color line. Mark Turner a donc composé une longue suite à partir de ce texte, dont il lit des extraits régulièrement au cours du concert. S'il y a des morceaux bien distincts, les musiciens les enchainent sans temps mort, ce qui donne toute sa force à cette forme de suite. Pour accompagner le saxophoniste tenor, on retrouve Jason Palmer à la trompette, David Virelles au piano, Matt Brewer à la contrebasse et Nasheet Waits à la batterie. Soit des musiciens qui sont des leaders et compositeurs par eux-mêmes. Autant de figures essentielles du jazz contemporain. 

A part le trompettiste, je les avais déjà tous vus plusieurs fois sur scène. Ainsi, je me souviens d'un concert new-yorkais, à la Jazz Gallery, du contrebassiste en trio avec Mark Shim et Damion Reid, où il présentait sa propre musique. C'était en 2016, la dernière fois que j'ai mis les pieds dans la grosse pomme... et le seul concert de ce séjour d'une semaine que je n'avais pas chroniqué (il faut dire que c'était le dernier de la semaine en question). Mais, depuis, je suis toujours avec intérêt les contributions de Matt Brewer (trois superbes disques en leader chez Criss Cross, ou au sein des trios de Steve Lehman et de Tyshawn Sorey notamment). C'était donc un premier plaisir de le retrouver ici. Il en va de même avec David Virelles, pianiste cubain vu sur scène aux côtés de Wadada Leo Smith ou Henry Threadgill notamment, et dont les disques comme leaders (chez Pi, ECM et Intakt) valent tous le détour, entre réminiscences rythmiques de son île natale, jazz ouvert et abstraction contemporaine. Et que dire de Nasheet Waits, l'un des batteurs actuels qui a une vraie signature sonore (au roulement si caractéristique, et ça ne manque pas dès le début du concert !), au son immédiatement identifiable, et qui a accompagné tout le gratin du jazz contemporain. Mais, au-delà de la qualité du casting, c'était avant tout un vrai plaisir de pouvoir retrouver Mark Turner, l'un des saxophonistes les plus influents de ces trente dernières années (et qui fêtait ses soixante ans hier). Je l'avais vu à trois reprises auparavant, deux fois aux côtés de Benoît Delbecq (2006 et 2024) et une fois avec Fly, le trio majeur qu'il formait avec Larry Grenadier et Jeff Balard, à la Villette en 2008. Ce n'est pas de trop pour quelqu'un de sa stature.


Le concert commence par les roulements de tambours familliers de Nasheet Waits, avant que contrebasse et piano ne le rejoignent et que Mark Turner ne lise un premier passage du livre de Johnson. Ainsi, la narration se fera toujours accompagnée tout au long du concert, soit par le trio rythmique, soit par un instrument soliste (trompette, piano). Une fois celle-ci terminée, la musique prend vraiment son envol, avec les deux souffleurs à l'unisson. David Virelles dynamise de fort belle manière les morceaux, leur donnant parfois un aspect un peu "cubique", en tout cas moins directement évident que ce que le jeu délié des deux soufflants ne pourrait laisser imaginer de prime abord. Il y a aussi ici où là des échos afro-cubains, notamment quand il assume le leadership du trio rythmique quand sax et trompette se mettent en retrait. C'est lui qui donne du relief à l'ensemble - il faut dire que je suis assis dans le recoin du Sunside, juste derrière le pianiste, qui capte nécessairement mon attention immédiate, d'autant plus que les quatre autres musiciens ne me sont donc que partiellement visibles. Mark Turner déploie sa sonorité caractéristique au tenor, dans un registre où il ne s'agit pas tant de jouer avec véhémence qu'avec densité, dans un spectre médium qui évite tout débordement hors cadre mais qui avance sûr de sa puissance mélodique. La complémentarité du leader avec la trompette de Jason Palmer fait merveille, qu'ils jouent à l'unisson (souvent) ou au contraire enchevêtrent leurs discours pour décupler le groove de l'orchestre. Les deux soufflants ont aussi droit à des solos absolus (sans support de la section rythmique) qu'ils abordent là aussi avec une certaine retenue dans la forme, car ils savent leur sonorité suffisamment dense pour ne pas avoir recours à un quelconque artifice. Si la musique fait écho à un texte du début du XXe siècle, et que le texte lui même fait référence aux formes historiques des musiques afro-américaines (negro spirituals, ragtime...), la suite composée par Mark Turner utilise un language résolument contemporain, nourri d'un siècle d'évolution du jazz, qui ne cherche pas la reproduction naturaliste de formes anciennes, mais bien à emporter l'auditoire avec lui, laissant juste ce qu'il faut d'espace et de respiration pour faire résonner les mots du poète, avant de déployer un groove paisible mais addictif. Cela a toujours été la caractéristique première de la musique du saxophoniste, et la démonstration d'hier soir nous l'a rappelé avec la force de l'évidence. 

samedi 8 novembre 2025

Adrien Amey solo / Théo Girard's MOBKE @ Studio de l'Ermitage, jeudi 6 novembre 2025

Jeudi soir, la Compagnie du Discobole organisait une double release party. En première partie, le saxophoniste alto Adrien Amey jouait seul, mais grâce à l'utilisation de quelques effets il arrivait à créer un univers entier, nourri de références littéraires. Le premier morceau faisait ainsi référence à une nouvelle d'Antoine Volodine. Les suivants avaient également un lien avec des romans ou des nouvelles, souvent issus de la science fiction, un univers que je connais trop peu pour avoir retenu le nom des autres auteurs cités. Le saxophone semble ainsi narrer l'errance solitaire de quelque personnage parcourant des espaces tour à tour hostiles, inquiétants ou indécis. Le morceau qui donne son titre au disque dont on célébrait la sortie, Lila Lichen, avait comme de lointains échos de musique éthiopienne par son côté lancinant, mais comme s'il avait muté et parcourait désormais des espaces infinis, et qu'on ne recevait le signal qu'avec un certain délai en raison de la distance traversée. Le registre d'Adrien Amey dans ce répertoire est assez calme, il déroule de simples mélodies, crée des climats voyageurs et utilise les effets pour soit créer une boucle rythmique soit démultiplier les voix, sans en rajouter. Il y a quelque chose d'assez onirique dans cette musique, qui nous berce autant qu'elle stimule notre imagination. J'avais découvert le saxophoniste il y a tout juste vingt ans, à travers le groupe TTPKC & Le Marin, en pleine "vague" Chief Inspector. Les archives de ce blog renferment ainsi les compte-rendus de trois concerts, tous datés de 2005 (février, juin, et juillet, ce dernier avec également le Surnatural Orchestra à l'affiche, où Adrien Amey officie également). Je n'avais pas eu vraiment d'autres occasions depuis de l'entendre (un concert du Surnat' en 2014 peut-être). 


J'avais découvert Théo Girard à la même époque, mais j'ai eu plus souvent l'occasion de le revoir sur scène depuis, notamment à deux reprises l'année dernière, à la tête de deux grands ensembles : ses Pensées Rotatives et le Discobole Orchestra. Il y avait donc une vraie curiosité à le retrouver cette fois-ci à la tête d'une plus petite formation, en l'occurence un quartet. Le groupe s'appelle MOBKE, en référence à l'origine géographique de ses participants : MO pour Montreuil, et pour Sophia Domancich (piano) et Théo Girard (contrebasse) ; BK pour Brooklyn, et pour Nick Lyons (sax alto) et Lesley Mok (batterie) ; et E pour Ensemble, Exploration ou Envies comme le précisait Théo dans une vidéo de promotion du concert. Il s'agit donc d'une rencontre franco-américaine, initiée en 2022, et dont les membres se retrouvaient pour la première fois trois ans plus tard à l'occasion de la sortie du disque La Rivière Coulera Sans Effort. Théo connaît Nick Lyons depuis une dizaine d'années, et s'était toujours dit que s'il arrivait à monter un groupe transatlantique un jour, il ferait appel à lui. Par son intermédiaire, il a rencontré Lesley Mok, dont de mon côté j'avais repéré le nom sur quelques albums marquants ces dernières années : Hear The Light Singing (Rogue Art, 2023) de Myra Melford, Shimmer Wince (Intakt, 2023) d'Anna Webber, ou Bird's Eye (Pyroclastic, 2024) de David Leon. J'étais donc doublement curieux de pouvoir entendre ce nouveau groupe, à la fois parce que je suis avec intérêt la carrière de Théo depuis le Bruit du [sign] et parce que j'étais impatient de voir Lesley Mok sur scène pour la première fois. 


J'étais arrivé dans la salle juste au moment où Adrien Amey commençait son concert, et étais donc resté debout en fond de salle pendant la première partie pour ne pas déranger. A l'entracte, je me suis repositionné au premier rang, sur une chaise orpheline, sur la droite de la scène, soit juste en face de la batterie de Lesley Mok. J'étais donc aux premières loges pour pouvoir apprécier son jeu. Elle varie avec subtilité et légèreté les registres, rien ne semble jamais forcé. Si elle "tient" le rythme à l'occasion, son discours est beaucoup plus large que cela, incorporant une vraie dimension narrative qui contribue autant à "l'avancée" des morceaux que des instruments plus habitués à ce rôle comme le sax ou le piano. Formidable coloriste également, elle renforce la richesse de la palette mise au service des compositions de Théo Girard. Ce nouveau groupe permet au contrebassiste d'explorer un registre sur lequel on n'avait pas eu l'habitude de l'entendre dans ses précédentes expériences de leader. Jusqu'ici, il s'était distingué par une écriture à l'evidence mélodique très affirmée, les morceaux de sa plume ressemblant à des "chansons" instrumentales qui semblent aller d'un point A à un point B en ligne droite. Avec MOBKE, on est dans un registre complètement différent. Plus atmosphérique, aux climats subtilement changeants, avec des morceaux qui progressent par des chemins de traverse (l'un des titres joués s'intitule d'ailleurs Un chemin tortueux n'est pas forcément plus long). 


Difficile de deviner vers où le morceau va évoluer, les changements se font par subtiles touches successives, sans que l'on ne distingue sur le moment que quelque chose change. On s'en rend plutôt compte après coup, à la fin du morceau, quand l'ensemble des climats parcourus se rappellent à nous et qu'on se rend compte qu'entre son début et sa fin, le morceau est complètement différent. Cette dimension est parfaitement servie par la complicité évidente entre Sophia Domancich et Nick Lyons. La pianiste française aime chambouler les mélodies, explorer les possibles, tout en gardant une grande clarté dans son jeu. Nick Lyons semble avoir la même philosophie. Sur un registre surtout medium, il s'affirme quand nécessaire, mais reste surtout au service des climats changeants, interagissant avec les couleurs variées proposés par ses acolytes. Il y a quelque chose d'un peu tristanien dans cette musique, libre dans ses formes, mais sans avoir recours à un langage free jazz pour autant. La complémentarité entre les quatre musiciens fait merveille sur ce répertoire, et il est certain que leur disque va être une écoute régulière dans les prochains mois, tant une simple écoute ne suffira pas à en épuiser toutes les richesses. 

lundi 3 novembre 2025

Jazzfest Berlin 2025, 4e soir, dimanche 2 novembre 2025

Amalie Dahl's Dafnie Extended @ Haus der Berliner Festspiele, 18h30


Comme Signe Emmeluth vue vendredi, ou comme Mette Rasmussen vue samedi au sein du LJCO, Amalie Dahl est une saxophoniste alto danoise basée à Oslo. Et comme ses deux prédécesseuses sur scène, elle navigue dans les eaux des musiques issues du free jazz. Notamment à la tête de son quintet Dafnie, déjà apprécié sur disque. Pour l'occasion, le groupe est étendu à 12 musiciens et la musique s'en trouve élargie non seulement par l'ajout de couleurs orchestrales plus variées, mais aussi par un spectre sonore qui va au-delà des références habituelles du répertoire de Dafnie. Pour le dire de manière un peu succinte, et donc nécessairement un peu caricaturale, le quintet mené par Amalie Dahl sonne particulièrement "scandinave", en ce qu'il partage un horizon esthétique commun à des groupes comme Atomic ou aux ensembles menés par des figures comme Gard Nilssen ou Martin Küchen par exemple. Soit une dette évidente envers le free jazz américain des 60s mise au service d'une approche mélodique parcourue de références souterraines aux folklores nordiques. Dans le quintet originel, Amalie Dahl est accompagnée par Oscar Andreas Haug à la trompette, Jørgen Bjelkerud au trombone, Nicolas Leirtrø à la contrebasse et Veslemøy Narvesen à la batterie. Le passage à douze permet d'inclure saxophone baryton (Sofia Salvo), flûte (Henriette Eilertsen), accordéon (Ida Løvli Hilde), piano (Lisa Ullén) et synthé (Anna Ueland) à l'ensemble, et d'également doubler la section rythmique avec Trym Saugstad Karlsen à la batterie et l'une des figures emblématiques de la scène scandinave à la deuxième contrebasse, Ingebrigt Håker Flaten. Le groupe garde de son esthétique d'origine la confrontation entre la fougue des instruments à vent et la puissance de la rythmique dans les passages à tutti. Piano, accordéon ou synthé sont ainsi surtout audibles dans des combinaisons chambristes entre les explosions collectives, instaurant une approche plus bruitiste et un peu minimaliste qui vient donner du relief aux morceaux. La musique alterne ainsi enthousiasme renforcé par la taille de l'orchestre et passages plus méditatifs, autour de sous-ensembles changeants, et confirme la qualité de l'écriture d'Amalie Dahl, une des nouvelles voix définitivement à suivre sur la scène européenne. 


Moabit Imaginarium / Pat Thomas solo @ Haus der Berliner Festspiele, 20h00


Le deuxième concert de la soirée est précédé par une intervention-bilan d'une semaine (depuis le lundi) d'action culturelle auprès d'habitants du quartier de Moabit (dans le centre de Berlin, juste au-dessus du Tiergarten) autour de quelques musiciens et de vidéastes. Enfants comme adultes ont participé à différents ateliers, dont un résumé nous est donné à travers la diffusion d'une courte vidéo, et une restitution en dix minutes chrono par les musiciens ayant participé à l'initiative, soit Joel Grip à la contrebasse, Simon Sieger au piano, Michael Griener à la batterie, Assane Seck aux percussions, Berno Jannis Lilge à la cornemuse, à la flûte et à la trompette, Hyunjeong Park au gayageum, Hakam Wahbi au riq (une sorte de tambourin) et Elsa M'bala aux bidouillages électroniques. Les instruments rassemblés viennent d'un peu partout sur la planète et communiquent gaiement dans une démarche collective très rythmique. 

Après cet interlude, Pat Thomas arrive sur scène en s'aidant d'une canne, d'une démarche peu assurée. Il s'installe au piano sans autre effet et entame une succession rapide de clusters violents sur l'ivoire du clavier. Là où ses jambes semblent un peu flageollantes, il n'en est rien de ses bras qui partent ainsi dans de grands moulinets démonstratifs qui traduisent une approche particulièrement percussive du piano. Là aussi, on est en plein dans une esthétique dont la source est le free jazz historique - on pense nécessairement à Cecyl Taylor. Calvalcade endiablée dont l'aspect percussif contribue pleinement à définir la dimension harmonique. Le deuxième morceau se construit autour d'un simple rythme obsédant, minimaliste, joué avec la main droite dans les cordes du piano et la main gauche répététant un duo de notes dans les graves du piano. Quand il en a marre, le pianiste britannique dit simplement "ok" et se rassoit pour un troisième morceau dans une veine similaire au premier, mais avec une dimension mélodique peut-être un peu plus affirmée. Nouveau jeu avec les cordes ensuite, mais cette fois-ci à deux mains, façon harpe. Avant de revenir à une nouvelle cavalcade sur l'ivoire. C'est déjà fini, mais devant l'insistance du public, il consent à revenir pour un rappel et interprète un thème de Monk. Pour nous rappeler que cette musique dite "libre" n'est en revanche pas le fruit d'une génération spontanée. 


Fire! Orchestra @ Haus der Berliner Festspiele, 21h30


A l'origine, Fire! est un trio emmené par Mats Gustafsson, avec Johan Berthling à la basse et Andreeas Werliin à la batterie. C'est dans ce format resseré que je les avais vus à Saalfelden en 2010. A partir de cette cellule de base, le saxophoniste suédois a constitué une version orchestrale, au personnel changeant, dont j'avais pu voir une précédente incarnation lors de l'édition 2015 du festival autrichien. Dix ans plus tard, les revoici donc pour un nouveau répertoire servi par un effectif fourni de dix-huit pupitres. Si on retrouve bien sûr le leader au sax baryton (et à la flûte) et Berthling à la basse électrique, le reste de l'orchestre alterne figures familières de l'univers de Gustafsson et nouveaux venus. Le concert commence par un solo absolu, et plutôt paisible, d'Anna Högberg au sax alto, avant que l'orchestre n'entre en scène. La longue suite, intitulée Words, est inédite - il s'agit de sa création mondiale. Elle alterne des passages de véritables chansons, avec les voix de Sofia Jernberg ou Mariá Portugal, les démonstrations d'énergie collective rutillantes soutenues par la basse obsédante de Berthling, et les explorations sonores bruitistes notamment articulées autour des platines de Mariam Rezaei, de la guitare de Julien Desprez et de la voix de Sofia Jernberg. C'est très prenant, servi par des noms remarqués dans la galaxie de la free music contemporaine : ainsi, outre ceux déjà cités, Mette Rasmussen et Adia Vanheerentals aux saxophones, Lina Allemano et Tuva Olsson aux trompettes, Mats Äleklint au trombone, Heida Karine Jóhannesdóttir Mobeck au tuba, Anna Lindal et Anna Neubert aux violons, Emily Wittbrodt au violoncelle, Kit Downes au piano et à l'orgue et Maria Portugal et Mads Forsby aux batteries. S'étirant sur près d'une heure et demi, l'oeuvre se conclut comme elle a commencé, sur un registre plus apaisé, cette fois-ci par un duo entre Tuva Olsson et Kit Downes, que le leader avait présentés comme les deux invités de l'orchestre en début de concert. 


James Brandon Lewis Quartet @ Quasimodo, 23h00


Le concert du Fire! Orchestra se termine sur le gong à 23h00 pile. J'arrive donc en retard au Quasimodo - après dix minutes de marche rapide - où je trouve Aruan Ortiz en plein solo. Le pianiste cubain est en pleine chevauchée inspirée, avec Chad Taylor à la batterie et Brad Jones à la contrebasse qui connaissent leur clave. James Brandon Lewis les rejoint ensuite et son souffle puissant semble convoquer les esprits, imprégné de l'héritage des spirituals. Ca commence très fort. Et ça ne va pas se relâcher pendant une heure et demi. Sans interruption, les morceaux s'enchaînent avec une véhémence jamais démentie. Même les ballades sont jouées avec un tel engagement, une telle intensité, qu'on se sent transpercé par le musique tout du long. La puissance du saxophoniste est phénoménale, et particulièrement envoûtante dans cette salle au format réduit, où le public debout répond avec enthousiasme au débordement de spiritualité dont fait preuve le quartet. Je connais bien les thèmes joués (ceux du dernier disque du quartet, paru cette année), mais les entendre joués avec une telle énergie, une telle densité de tous les instants, les sublime. J'avais déjà eu l'occasion de voir James Brandon Lewis cette année, pour un concert qui explorait son versant électrique, tirant vers le funk, avec ce quartet acoustique, il s'inscrit dans la descendance assumée du quartet classique de Coltrane. Nourrie des musiques racines de l'Amérique noire, notamment dans leur version d'Eglise (il est fils de pasteur), il a comme un engagement mystique dans sa musique, proche d'une certaine forme de transe. C'est véritablement impressionnant à quelques mètres de distance, et une conclusion parfaite d'un festival qui aura été d'une excellence constante. Ca va être difficile de revenir à la réalité quotidienne après ça !

dimanche 2 novembre 2025

Jazzfest Berlin 2025, 3e soir, samedi 1er novembre 2025

Mary Halvorson’s Amaryllis Sextet @ Haus der Berliner Festspiele, 20h00


C’est LE grand soir. Toute la programmation du festival est d’une extrême qualité, mais la soirée du samedi justifiait à elle seule le voyage, même si ce fut la moins prolixe avec « seulement » trois concerts contre quatre les autres soirs. Pour commencer, qui de plus indiquée que Mary Halvorson dont le nom est (presque) toujours une source de motivation pour aller à des festivals par delà les frontières : Saalfelden 2010, Lisbonne 2013, 2018 et 2019, Wels 2017, et, déjà, Berlin 2018. Seul Saalfelden 2015 aura échappé à la règle. Je notais lors de son concert parisien de l’année dernière que je l’avais vue à vingt-cinq reprises sur scène mais jamais trois fois avec le même groupe. Le vingt-sixième concert ne déroge pas à la règle avec cette deuxième occasion de la voir à la tête de son Amaryllis Sextet regroupant Patricia Brennan au vibraphone, Adam O’Farrill à la trompette, Jacob Garchik au trombone, Nick Dunston à la contrebasse et Tomas Fujiwara à la batterie. Le concert parisien de l’année dernière était concomitant à la sortie du deuxième album de ce groupe. Ce concert berlinois est l’occasion de présenter la musique du troisième, paru cet été. Cela commence par deux morceaux pris sur un rythme relativement moins uptempo qu’à l’accoutumée. Presque des ballades. J’ai aussi l’impression que la guitariste a élargi le champ des effets auxquels elle a recours, avec notamment des notes prolongées à l’extrême qu’elle use presque systématiquement sur le deuxième titre. Il faut ici saluer la restitution sonore d’une extrême qualité par les équipes du festival. La guitare de Mary Halvorson est mixée juste ce qu’il faut un peu plus en avant par rapport au reste du groupe, ce qui permet de nettement distinguer son discours singulier sans pour autant empiéter sur la dynamique collective propre à l’écriture halvorsonienne. Car ce qui distingue cette musique, c’est vraiment ce sentiment d’un discours de groupe complètement fluide, prolongement idéal des idées de la guitariste, plein de couleurs changeantes mais avec toujours le sens de l’avancée des morceaux. A la pause, un spectateur à côté de moi fait remarquer à son voisin qu’il trouve la musique particulièrement lyrique, et qu’il ne lui manque qu’une voix pour en faire des chansons. On sait que Mary Halvorson avait justement fait l’expérience du « format » chansons avec son précédent groupe, Code Girl (avec Amirtha Kidambi), et s’il n’y a plus de voix pour « habiller » les morceaux, l’écriture de la bostonienne a conservé cette lisibilité. L’existence désormais prolongée de l’ensemble permet des échanges télépathiques entre musiciens, les solos ne cherchant ainsi pas la « démonstration » et se fondant si naturellement dans la masse orchestrale qu’il est bien difficile pour le public d’applaudir « au bon moment » malgré les râles de plaisir qui montent régulièrement de la salle. Encore un très grand concert de l’artiste la plus emblématique de ces quinze dernières années !


Barry Guy & London Jazz Composers Orchestra feat. Marilyn Crispell & Angelica Sanchez @ Haus der Berliner Festspiele, 21h30


Jusqu’à présent le groupe le plus fourni à s’être produit sur la grande scène de la Festspiele était un septet. Il y a donc un indéniable effet de surprise quand on retourne dans la salle après l’entracte et que dix-huit pupitres sont disposés sur quatre rangées. Avant que les musiciens n’entrent en scène, Marilyn Crispell est honorée et reçoit l’Instant Award for Improvised Music 2025 (et les 50 000 dollars qui vont avec) autant pour l’ensemble de son œuvre que pour sa performance en solo lors de l’édition 2024 du Jazzfest Berlin, est-il expliqué. Cette figure majeure de la free music en retrouve une autre en la personne de Barry Guy, qui a rassemblé pour l’occasion une nouvelle mouture de son LJCO. Le contrebassiste britannique avait formé l’orchestre en 1970 (il n’avait alors que vingt-trois ans), à une époque marquée par des initiatives similaires en Europe. On pense au Globe Unity Orchestra d’Alexander von Schlippenbach en Allemagne ou à l’Instant Composers Pool Orchestra aux Pays-Bas notamment. Il s’agissait à chaque fois de trouver un moyen d’articuler la forme composée et les libertés des musiques issues du free jazz. Le programme de la soirée s’intitule « Double Trouble Three », troisième incarnation d’une pièce qui se voulait à l’origine une sorte de concerto pour deux pianistes et dont la première mouture (années 80) était justement destinée à réunir le LJCO et le Globe Unity Orchestra avec Schlippenbach et Howard Riley comme solistes. Une deuxième incarnation, avec cette fois-ci Irène Schweizer et Marilyn Crispell aux pianos et le seul LJCO en support, avait été enregistrée dans les années 90. Pour cette troisième mouture on retrouve donc Crispell accompagnée cette fois-ci par Angelica Sanchez. Barry Guy se dispose comme chef d’orchestre, et donc dos à la scène, dirigeant tout en tenant sa contrebasse d’une main. Immédiatement face à lui, il a les deux pianistes qui se font face, sur la gauche de la scène, le violoniste Phil Wachsmann (l’un des rares « historiques » de l’orchestre encore présent) et sur la droite le génial batteur suisse Lucas Niggli. Derrière les pianos, trois rangées de soufflants complètent le dispositif : tout d’abord les saxophonistes (Mette Rasmussen, Michael Niesemann, Torben Snekkestad, Simon Picard et Julius Gabriel), puis les trombonistes (Andreas Tschopp, Shannon Barnett et Marleen Dahms) et le tubiste Marc Unternährer, et enfin les trompettistes (Henry Lowther, Percy Pursglove et Charlotte Keene) complétés par Christian Weber à la contrebasse. Si la forme est inspirée d’un concerto, le discours des deux pianistes est tellement intégré à la masse orchestrale qu’on est bien en mal de reconnaître une quelconque forme classique. Et à vrai dire, le bonheur procuré par cette musique tient bien plus aux capacités offertes par la multiplicité des pupitres qu’à une démonstration solitaire de tel ou tel. Les passages solennels succèdent aux explosions free, et l’œuvre se déploie sur le temps long, de surprises en relances, qui exploitent avec intelligence la rutilance cuivrée de l’ensemble (et la force de frappe de Lucas Niggli). C’était la première fois que je voyais Barry Guy sur scène, et ça valait le coup, avant que le poids des ans ne le rattrape. 


Patricia Brennan Septet @ Haus der Berliner Festspiele, 23h15


Retour de Patricia Brennan sur scène, après son apparition aux côtés de Mary Halvorson plus tôt dans la soirée. L’occasion pour elle de présenter sa propre musique, issue de l’album Breaking Stretch, paru l’an dernier (et mon disque préféré sorti en 2024). Le septet est la prolongation d’un premier groupe, au format plus resserré : un quartet réunissant autour de la vibraphoniste, Kim Cass à la contrebasse, Dan Weiss à la batterie et Mauricio Herrera aux percussions afro-cubaines. Pour le format en septet, trois soufflants ont été ajoutés : Mark Shim au sax tenor, Jon Irabagon au sax alto et Adam O’Farrill, lui aussi de retour sur scène, à la trompette. La musique de l’ensemble est une sorte de latin jazz métamorphosé au contact de l’avant-garde brooklynienne. Après tout, Patricia Brennan est mexicaine, Mauricio Herrera cubain, Jon Irabagon d’origine philippine (le plus « latin » des pays d’Asie) et Adam O’Farrill l’héritier d’une lignée emblématique de ce style (il est le fils du pianiste Arturo O’Farrill et le petit-fils du compositeur-arrangeur-chef d’orchestre Chico O’Farrill). La musique de Patricia Brennan a des similarités avec celle de Mary Halvorson, dans son jeu sur les couleurs orchestrales et la dynamique d’ensemble, dans la lisibilité de morceaux qui semblent avancer inexorablement vers leur but final, dans cette alliance entre mélodies entêtantes et dynamique harmonique pleine de rebondissements. Ça file à toute allure, ça fait rugir de plaisir, ça emporte le corps et l’esprit, et c’est encore mieux en live ! Oui, samedi était vraiment LE grand soir !

samedi 1 novembre 2025

Jazzfest Berlin 2025, 2e soir, vendredi 31 octobre 2025

Signe Emmeluth’s Banshee @ Haus der Berliner Festspiele, 18h30


Si la programmation de la grande salle de ce vendredi soir est sans doute la plus ouvertement « grand public », elle s’ouvre néanmoins sur une proposition radicale. La saxophoniste danoise, basée à Oslo, Signe Emmeluth se présente à la tête d’un septet féminin où l’on retrouve notamment Maja Ratkje au chant et au violon. J’avais par le passé pu la voir au sein du quartet bruitiste Spunk comme sur un répertoire de chants weimariens et assimilés. La retrouver ici suscite donc ma curiosité, autant que de pouvoir enfin découvrir sur scène la saxophoniste dont le nom enfle dans les maigres cercles des amateurs de musiques des marges. Pour compléter le groupe, on trouve Guoste Tamulynaite au piano et au synthé, Anne Efternøler à la trompette, Heida Karine Jóhannesdóttir Mobeck au tuba, Guro Skumsnes Moe aux basses (électrique comme contrebasse) et Jennifer Torrence à la batterie et au vibraphone. Malgré l’effectif assez large, les passages a tutti et à plein volume ne sont que parcimonieux. On trouve plutôt ici une musique des infrasons, qui frise souvent avec le silence, nourrie de soudaines mais brèves explosions : cris en tout genre, gazouillis frénétiques, fanfare désarticulée, basse vrombissante… puis retour à des combinaisons sonores minimalistes. Le public n’ose applaudir entre les « morceaux » quand le silence s’installe, laissant l’œuvre se définir comme un tout dont la cohérence englobe donc l’absence de sons. Et cela fait finalement pleinement sens.


David Murray Quartet @ Haus der Berliner Festspiele, 20h00


Changement de pieds quasi complet avec le groupe suivant, qui s’inscrit lui dans une tradition du jazz aux repères bien établis. Il faut dire que le son de David Murray, au sax tenor comme à la clarinette basse, est nourri des différentes musiques racines de la culture afro-américaine : accents churchy hérités du gospel, teintes blues primordiales, véhémences issues des roaring sixties du free jazz naissant, mais aussi goût des belles mélodies et des ballades qui vous emportent. Le trio qui l’accompagne swingue et groove à plus d’un tour. Marta Sánchez s’inscrit dans la descendance d’un McCoy Tyner par son jeu harmonique dynamique. Luke Stewart, découvert au sein d’Irreversible Entanglements, ancre l’ensemble dans un groove perpétuel. Et Chris Beck à la batterie relance et dynamise l’ensemble quand de besoin. Cette musique s’appuie sur des repères très lisibles - thème, solos, thème - qui donnent l’occasion à chacun de briller tour à tour. David Murray mène l’ensemble avec entrain, invite sa femme à l’occasion pour réciter un texte de sa composition (en français, on sait que le saxophoniste a vécu plus de vingt ans à Paris), et fait entendre le son si caractéristique de son tenor, rauque, comme un cri étouffé, qui a fait sa marque de fabrique depuis cinquante ans. Sur un plan plus personnel, Murray est en quelques sortes lié à l’histoire de ce blog, puisque le premier billet que j’ai publié, en novembre 2004 sur feu Samizdjazz (mais repris dans les archives ici) était un compte-rendu d’un concert du saxophoniste au New Morning en compagnie des Gwo-ka Masters. Je ne l’avais pas revu sur scène depuis ! 


Makaya McCraven @ Haus der Berliner Festspiele, 21h30


Le troisième concert de la soirée nous ramène vers Chicago - comme la veille avec Wadada Leo Smith - mais dans un versant plus « actuel ». Non que la musique du trompettiste ne le soit pas, mais Makaya McCraven apparaît un peu comme la figure de proue d’un mouvement rassemblé par le label International Anthem qui a redonné une certaine « hype » à des musiques qui doivent, entre autres, au jazz ces dernières années. Sa présence scénique justifie rapidement les raisons de ce succès : son quartet est une imparable machine à groove qui fait dodeliner de la tête en rythme sans interruption. C’est d’abord dû au rythme obsédant maintenu par Julius Paul à la basse électrique tout au long du concert. Il ne s’arrête même pas quand le batteur-leader prend le micro entre les morceaux pour en donner le titre et en expliquer le sens. Il y aussi Marquis Hill à la trompette et au synthé qui a assimilé ce que le hip hop et les musiques électroniques pouvaient apporter au jazz. Mais surtout, il y a la révélation de Matt Gold à la guitare, qui emporte la musique loin avec lui, pas tant sur un registre de « guitar hero » (peu de solos), mais en faisant rebondir sans cesse le discours au-delà de la rythmique hypnotique sur laquelle elle s’appuie. Et puis, Makaya McCraven lui-même dont la batterie propulse l’ensemble avec fougue, nourries de mille rythmes, de toutes les musiques des dernières décennies, et toujours un énorme feeling. Bien mieux que ce qu’à quoi je m’attendais, à vrai dire.


Amirtha Kidambi’s Elder Ones @ Haus der Berliner Festspiele, 23h00


On quitte la grande scène, mais on reste à la Festspiele, pour se retrouver dans une petite salle aménagée dans une aile du bâtiment pour le dernier concert de la soirée. L’occasion de retrouver Amirtha Kidambi et ses Elder Ones un an et demi après leur concert explosif à Banlieues Bleues. Le groupe n’a pas changé. On retrouve la leader au chant, à l’harmonium et au synthé, soutenue par Matt Nelson au sax soprano, Alfredo Colón au sax tenor, Lester St Louis à la contrebasse et Jason Nazary à la batterie et aux beats électroniques. Le répertoire, lui, a en revanche évolué, puisqu’il est entièrement composé de nouvelles chansons issues d’un disque encore a paraître. Les thèmes, en revanche, restent inscrits dans un présent politique qui n’évolue pas dans le bon sens. La chanteuse rappelle ainsi d’emblée qu’il s’agit d’une musique protestataire, en droite ligne de la tradition du jazz, citant Max Roach, Abbey Lincoln, Nina Simone ou Miriam Makeba. Lutte contre le techno-fascisme des oligarques Peter Thiel ou Elon Musk, protestation contre la brutalité de l’ICE et le déploiement de la garde nationale dans les grandes villes démocrates, référence à Frantz Fanon ou à l’arme de la famine utilisée par le pouvoir colonial britannique en Irlande (inspiré par la visite d’une prison à Dublin), les thèmes actuels ou historiques servent de base à une musique hautement inflammable où les solos fiévreux des saxophones font ressurgir tout un imaginaire marqué par les grands noms du free jazz le plus politique (elle aurait pu citer le Liberation Music Orchestra de Charlie Haden ou l’Attica Blues d’Archie Shepp). La rythmique qui fait s’enchevêtrer acoustique et électronique renvoie elle a des sonorités plus contemporaines, marquées par un groove hybride qui ne cesse de muter. Enfin, le bourdon de l’harmonium et les modulations dans la voix puissante d’Amirtha Kidambi rappellent l’influence de la musique carnatique qu’elle a toujours maintenue. Nouvelles chansons, donc, mais une force de conviction intacte, et une nouvelle fois un concert qui fera date.

 

vendredi 31 octobre 2025

Jazzfest Berlin 2025, 1er soir, jeudi 30 octobre 2025

Niescier, Reid, Salem @ Haus der Berliner Festpiele, 18h00


Le festival commence sur les chapeaux de roue, avec un trio emmené par l’explosive saxophoniste alto issue de la fertile scène de Cologne, Angelika Niescier. Pour l’occasion, celle-ci est accompagnée par deux musiciennes américaines : l’emblématique violoncelliste chicagoane Tomeka Reid et la jeune Eliza Salem, qui prend en quelques sortes la suite de Savannah Harris qui avait participé au très beau disque du trio, Beyond Dragons (Intakt, 2023), mon disque préféré paru en 2023. Il y a dans la musique d’Angelika Niescier comme un précipité de quelques fortes traditions des mondes du jazz. Une vélocité issue en droite ligne du bop. Une certaine urgence à dire héritée des grandes heures du free jazz. Une science de l’architecture rythmique, confiée autant si ce n’est plus au saxophone qu’aux instruments habituellement cantonnés à ce rôle, qui évoque le m-base stevecolemanien. A cela s’ajoute un sens affirmé de la narration qui emporte l’auditoire au cours de parcours bien souvent échevelés, mais qui gardent toujours une grande lisibilité, n’oubliant ni les nuances ni le sens des reliefs. Ses comparses américaines ne sont pas en reste, et Tomeka Reid illustre avec sa classe habituelle ce sens des reliefs qu’elle magnifie et amplifie en variant les modes, tour à tour walking bass aux teintes bluesy ou héritière d’une approche décloisonnée typique de l’AACM chicagoane. La jeune Eliza Salem alterne tenue du rythme, aux roulements grondants, et couleurs percussives, afin d’accentuer juste ce qu’il faut les chemins escarpés qu’emprunte la saxophoniste. La leader déborde d’enthousiasme quand elle s’empare du micro entre les morceaux pour en expliquer leur sens ou lorsqu’elle présente ses acolytes. Mais c’est bien par sa musique qui ouvre grand le champs des possibles qu’elle nous conquiert définitivement. Un très grand concert !


Felix Henkelhausen’s Deranged Particles @ Haus der Berliner Festspiele, 19h30


Place à quelques locaux de l’étape ensuite, avec un septet berlinois réuni autour du contrebassiste Felix Henkelhausen. Jusqu’à présent je ne le connaissais que grâce à sa participation au plus récent groupe de Jim Black, Jim & The Schrimps. Ce concert était donc l’occasion de découvrir sa propre musique, à la tête d’un ensemble ou seul le nom d’Elias Stemeseder aux claviers m’était familier. J’avais d’ailleurs déjà pu le voir, en solo, au Jazzfest Berlin, lors de l’édition 2018, ma précédente venue au festival soixantenaire de la capitale allemande. Outre Stemeseder qui alterne grand piano, clavecin et synthés, voire en joue simultanément, le groupe rassemble Percy Pursglove à la trompette, Philipp Gropper au saxophone tenor, Evi Filippou au vibraphone et au marimba, Philip Dornbusch à la batterie et Valentin Gerhardus au live sampling et aux beats électroniques. La présence de ce dernier définit en grande partie le son de l’ensemble. Dans une approche illbient, il introduit constamment des rythmes bancals et agressifs qui donne un aspect claudiquant à la musique. Cela est renforcé par le jeu du batteur qui utilise plus les parties métalliques de son set (cymbales, cadres des toms) que les peaux. Si on ajoute à cela les changements constants de claviers de Stemeseder, un jeu très « oblique » des deux souffleurs et les interventions d’Evi Filippou qui se logent dans les quelques interstices encore disponibles, cela produit un discours très dense, construit à partir de multiples couches qu’il n’est pas toujours facile de suivre sur la durée. Il faut du temps pour entrer dans cette musique un brin hermétique, et ce n’est que sur le dernier tiers de la prestation que j’arrive à vraiment prendre du plaisir à l’écoute. Cela commence d’ailleurs par un développement sans l’intervention des beats electro, et avec un Stemeseder qui se concentre sur le seul piano. Sans renier leur approche rythmique claudiquante, ils arrivent à faire émerger en parallèle un groove qui semblait recouvert par trop de couches de discours simultanées au début du concert. 


Wadada Leo Smith & Vijay Iyer @ Haus der Berliner Festspiele, 21h00


Le duo entre le trompettiste vétéran (83 ans tout de même) et le claviériste utilise aussi des beats électroniques, mais là où le groupe précédent étouffait sous le « trop plein », Wadada Leo Smith et Vijay Iyer semblent avoir fait leur le principe « less is more » du célèbre architecte ayant laissé des traces majeures aussi bien à Berlin qu’à Chicago. Chicago dont est originaire le trompettiste, pilier de l’AACM depuis six décennies. La dernière fois que je l’avais vu sur scène c’était d’ailleurs pour une soirée qui célébrait les cinquante ans de l’association chicagoane au Théâtre du Châtelet (2015, avec également Roscoe Mitchell et Henry Threadgill au programme !). Pour l’occasion, l’écoute en concert permet de donner plus de « chair » à une musique un peu trop désincarnée sur disque (la faute sans doute à la production ECM trop léchée qui dessert ce genre de musique économe de ses effets). Le son si caractéristique de la trompette irisée de Wadada Leo Smith transperce l’obscurité dans des traits successifs qui évoque un art pictural de la retenue, entre Miro et Klee. Si la mélodie ne semble pas la préoccupation première du trompettiste, on le surprend néanmoins à plusieurs reprises développer de douces mélopées qui illuminent d’un bleu subtil l’obscurité quasi complète dans laquelle la salle est plongée (jeu minimaliste des lumières pour l’occasion). Iyer alterne entre grand piano et rhodes selon les morceaux, dans une approche climatique qui installe un environnement propice à faire ressortir le trait du trompettiste. Il ne cherche clairement pas à ce mettre en avant, ni même à dialoguer d’égal à égal, et semble tout dévouer au service de son illustre aîné. Et il a bien raison car cela fonctionne à merveille, que le climat soit à l’orage, sourd ou grondant, ou à l’averse printanière dans les aigus du piano. 


Tim Berne’s Capatosta @ Quasimodo, 22h30


Les concerts de la scène principale s’achèvent juste à temps pour rejoindre au pas de course le club Quasimodo, de l’autre côté du Ku’damm, haut lieu de la scène alternative berlinoise. Ambiance bien différente de l’officielle Festspiele, ici le public est debout et les conversations au bar ne s’arrêtent pas pendant que les musiciens jouent… ce dont Tim Berne se plaindra en demandant comment dit-on « shut the fuck up » en allemand. Je n’avais pas vu Berne en concert pendant dix ans… et voila que je le vois deux fois à dix jours d’intervalle ! Il est par conséquent tentant de s’adonner au jeu des comparaisons entre le concert parisien du début de leur tournée européenne et ce concert berlinois de fin de cycle. Ce qui me frappe le plus, c’est le jeu de Gregg Belisle-Chi qui semble moins sur la retenue qu’à Paris. Dès son premier solo sur le premier morceau du concert, il prend le discours à son compte avec véhémence, beaucoup plus « rock » que dans mon (frais) souvenir. Et cela sera une constante tout au long du concert. Est-ce dû au format resserré (un set au lieu de deux) ou à l’affirmation de son propre discours au bout d’une dizaine de soirs à jouer cette musique sur les routes du continent ? En tout cas, cela permet de ne pas faire de ce concert une simple « redite » (ce qui aurait déjà été très bien compte tenu de l’excellence de la musique). Tom Rainey est lui égal à lui-même, propulseur infatigable aux roulements entraînants, à tel point que je concentre mon écoute sur lui à bien des moments du concert. Fallait-il prendre des places pour le même groupe à quelques jours d’intervalle ? Avec Tim Berne, la réponse est nécessairement oui ! Un très grand oui !

dimanche 19 octobre 2025

Tim Berne's Capatosta @ Sunset, samedi 18 octobre 2025

Je n'avais pas vu Tim Berne en concert depuis tout juste dix ans. Une éternité ! La première fois, c'était il y a vingt ans, le jour même de mes vingt-cinq ans (un beau cadeau d'anniversaire) : un trio avec Craig Taborn et Tom Rainey, déjà au Sunset/Sunside. Les années suivantes, le rythme a été très régulier, toujours au même endroit, toujours avec Tom Rainey derrière les fûts : en 2006 avec Big Satan (Marc Ducret), en 2007 avec Paraphrase (Drew Gress), en 2008 avec Science Friction (Taborn et Ducret). Puis, alternativement au Triton et à la Dynamo ensuite : avec Snakeoil (Oscar Noriega, Matt Mitchell, Ches Smith, sans Rainey donc) en 2011 (La Dynamo) et 2012 (Le Triton, avec Ducret en invité) et au sein du Tower Bridge de Marc Ducret (avec à nouveau Rainey) en 2012 (Le Triton) et 2015 (La Dynamo). 

Pour ces retrouvailles après une décénie, Tim Berne mêle fidélité, puisqu'on retrouve l'incontournable Tom Rainey et à la batterie, et nouveauté, avec la présence du guitariste Gregg Belisle-Chi. Il s'agit de la première date de la première tournée européenne de ce nouveau groupe, nous informe le saxophoniste au cours du concert. S'il s'agit d'une découverte en live, j'ai déjà pu entendre le guitariste sur disque ces dernières années, puisqu'il a publié deux disques en solo où il interprète... des compositions de Tim Berne - Koi (Relative Pitch, 2021) et Slow Crawl (Intakt, 2025) - mais aussi un duo... avec Tim Berne, forcément - Mars (Intakt, 2022) - et plus récemment un disque du trio qui nous occupe ce soir - Yikes Too (Out Of Your Head, 2025). Bref, Gregg Belisle-Chi baigne dans la musique du saxophoniste depuis quelques années déjà et sa "nouveauté" est donc toute relative. 


La présence de Berne et Rainey et le format trio avec guitare évoque forcément Big Satan, pourtant j'ai trouvé la musique proposée fort différente - au-delà des caractéristiques timbernniennes évidentes qui parcourent toute l'oeuvre du saxophoniste. Tout d'abord, le format des morceaux est relativement ramassé, en tout cas comparé aux standards timberniens. Pas de longue suite labyrinthique où les différentes voix s'enchevêtrent dans une fusion magmatique. Plutôt un discours qui conserve une grande clarté, où la sonorité de chaque instrument est bien audible (bonne sonorisation des équipes du Sunset au passage), qui s'autorise plus de respiration qu'à l'accoutumée. Le jeu de Gregg Belisle-Chi diffère grandement de celui de Marc Ducret - ce qui en fait tout l'intérêt, il ne s'agit pas de reproduire ce qui a déjà été (très bien) fait. Il conserve toujours une forme de retenue, un jeu très délié, même dans les passages les plus paroxystiques. Tom Rainey, quant à lui, est peut-être moins polyrythmique que dans d'autres formats, mais il conserve cette capacité inégalée à propulser l'ensemble d'une manière à la fois chantante et aux couleurs contrastées. Après toutes ces années à jouer ensemble (50 000 dira-t-il au cours du concert), Tim Berne semble encore surpris quand il lâche à la fin d'un morceau : "Tom Rainey sounds so good!" plus pour lui-même qu'à destination du public. On ne peut qu'être d'accord avec lui. Le trait d'alto du leader conserve lui son caractère bleu nuit, acide et d'une densité incomparable. Chaque morceau est un concentré d'énergie, mais toujours avec cette lisibilité plus évidente que dans d'autres formats. 

La durée ramassée de chaque morceau permet d'en jouer six ou sept pour chacun des deux sets, et donc de varier les ambiances. Tim Berne parle un peu entre chaque morceau, dans des interventions pleines d'humour. Je ne l'avais pas connu aussi bavard dans le passé, mais cela renforce la proximité déjà forte avec le pubic dans une salle aux dimensions modestes. L'un des morceaux résulte de la juxtaposition de deux compositions de Julius Hemphill, mentor de Tim Berne dans ses jeunes années. Il rappelle alors comment Hemphill composait : assis sur son lit en regardant des matches de football américain et en couchant directement les notes sur la partition. Berne, qui habita un temps avec lui dans un loft brooklynien, lui demanda un jour s'il ne le dérangeait pas en répétant dans la salle d'à-côté et reçut pour seule réponse un flegmatique : "Don't talk to me" ! Visiblement, Tim Berne n'en prit pas ombrage puisqu'il honore encore régulièrement son alter-ego aujourd'hui. Et c'est tant mieux. A coup sûr, l'un des meilleurs concerts de l'année !

samedi 18 octobre 2025

Shara Nova & Orchestre National Avignon-Provence - The Blue Hour @ Cité de la Musique, vendredi 17 octobre 2025

Les cordes de l'Orchestre National Avignon-Provence, dirigées par Débora Waldman, accompagnaient hier soir la chanteuse américaine Shara Nova pour la création française de la pièce The Blue Hour. Celle-ci a fait l'objet d'un disque paru en 2022 chez New Amsterdam / Nonesuch, avec l'ensemble A Far Cry, que j'avais bien aimé. Il s'agit de la mise en musique de poèmes de Carolyn Forché, extraits de son recueil On Earth publié en 2001. Des textes qui relatent les pensées d'une personne qui passe de vie à trépas, selon le mythe qu'on voit redéfiler des moments de sa propre vie à cet instant précis. Il n'y a pas de trame narrative, plus une succession de pensées et d'images, avec une progression alphabétique - des mots commençant par une lettre commune (en anglais) servant de référence à tel ou tel passage. Le titre de l'oeuvre mise en musique diffère de celui du recueil de poèmes et fait explicitement référence à ce moment entre deux mondes, entre lumière et obscurité, entre le jour et la nuit. 

Shara Nova a composé elle-même une partie de la musique, mais quatre autres compositrices y ont également contribué : Rachel Grimes, Sarah Kirkland Snider, Angélica Negron et Caroline Shaw. Chaque poème - relativement court - est donc confié alternativement à l'une des compositrices. Je reconnais surtout les pièces composées par Caroline Shaw, la seule dont la musique me soit familière. On note des échos entre certaines compositions qui indiquent une compositrice commune, mais dans l'ensemble on est face à un ensemble cohérent, dont il n'est pas toujours évident de distinguer une singularité marquée. On est plus sur le mode de la variation que du patchwork. La musique s'inscrit dans une veine néoclassique plaisante à l'oreille, avec des inflexions presque pop parfois, des réminiscences de minimalisme américain ici ou là mais sans systématisme, et un sens des contrastes qui fait se succéder des grands aplats à l'unisson et des moments plus polyphoniques. 


Shara Nova, qui officie sous le pseudonyme My Brightest Diamond quand elle évolue dans le monde de la pop (j'avoue ne pas connaître), alterne les modes : récitatifs, arias quasi baroques (une citation de Bach au passage), chant pop. On est dans quelque chose de typiquement américain au-delà des genres, où musiques dites savantes et populaires se fondent. On n'est ainsi pas étonné de lire dans le programme de la soirée qu'elle chante aussi à Broadway (la comédie musicale Illinoise en l'occurence). Ni que l'enregistrement de The Blue Hour soit sorti sur Nonesuch, archétype du label américain où se rencontrent les différents genres musicaux mais souvent avec une esthétique un peu arty.

Le cycle complet - quarante poèmes - se déploie sur un peu plus d'une heure et quart et, face aux applaudissements insistants du public (malgré une salle pas complètement pleine, les siège à l'étage sur les côtés sont très clairesemés), les musiciens se plient à l'exercice du rappel avec une joie non dissimulée. On ne boude pas notre plaisir non plus devant ces quelques minutes additionnelles. 

dimanche 14 septembre 2025

Gautier Garrigue / Orchestre National de Jazz @ Radio France, samedi 13 septembre 2025

Pour ce premier concert de la saison 25/26 de Jazz sur le Vif, la Maison de la Radio accueillait la première parisienne du nouvel ONJ, désormais dirigé par Sylvaine Hélary. Il y avait donc beaucoup de monde au studio 104 hier. Avec raison ! Avant le plat de résistance du jour, Gautier Garrigue se présentait à la tête de son élégant quartet, auteur du beau disque La Traversée, sorti l'année dernière sur Pee Wee. On a déjà eu le plaisir de voir et d'entendre le batteur au sein de Flash Pig ou aux côtés d'Henri Texier, et ce premier concert en leader a permis de se rendre compte que les qualités de compositeur du natif de Perpignan sont aussi réelles que ses capacités derrières les fûts. Le voisinage avec la musique développée par Flash Pig est d'autant plus évident que l'on retrouve les 3/4 du groupe sur scène ce soir. Au-delà du leader, Maxime Sanchez au piano et Florent Nisse à la contrebasse sont ainsi aussi présents. En revanche, le saxophone d'Adrien Sanchez se trouve "remplacé" par la guitare de Federico Casagrande. Même évidence mélodique que pour le groupe qui nous l'a révélé, même profondeur harmonique pour donner relief et dynamisme aux morceaux, même amour d'un jazz post-free entre retour aux sources et prise en compte d'un esprit de liberté pour aller au-delà des formes trop établies. On trouve dans la musique de Gautier Garrigue comme des échos du quartet américain de Keith Jarrett, quelques tournures mélodiques qui évoquent l'écriture d'Ornette Coleman, mais sans doute avant tout - est-ce le fait de diriger depuis la batterie qui veut ça - une dette évidente envers les ensembles de Paul Motian. La guitare de Federico Casagrande ne cesse ainsi d'évoquer les sonorités de quelques guitaristes passés par l'Electric Be Bop Band du batteur américain, tels Steve Cardenas, Jakob Bro, Kurt Rosenwinkel ou Ben Monder. Comme le titre de l'album le laisse entendre, la musique de La Traversée est voyageuse, souvent rêveuse, mais jamais trop "lâche" : en effet, la présence des musiciens les uns aux autres maintient l'intensité nécessaire pour, qu'au-delà de l'aspect à première vue "tranquille" des morceaux, il y ait un vrai travail harmonique qui donne de la densité à la musique. Le temps de cette traversée défile ainsi très vite, et l'on se retrouve surpris quand Gautier Garrigue annonce qu'ils n'ont plus que cinq minutes pour un dernier morceau - la diffusion en direct sur France Musique obligeant à s'arrêter à 20h00. 


Après l'entracte, la contrainte horaire disparaît puisque le concert sera diffusé ultérieurement (le 4 octobre) sur l'antenne de la radio publique. Il faudra néanmoins faire des coupes, car la durée de la prestation de la troupe assemblée par Sylvaine Hélary s’est étendue sur près de deux heures. J'étais particulièrement content à l'annonce de l'arrivée de la flûtiste à la tête de l'ONJ, et ce premier concert parisien a grandement confirmé que cela était pleinement justifié. Cela fait maintenant depuis une vingtaine d'années que je vois et écoute la nouvelle directrice sur scène ou sur disque. Au départ, guest ou sidewoman dans des ensembles appréciés (je me souviens de concerts du Bruit du [sign] aux Voûtes ou du Monio Mania de Christophe Monniot), puis dans ses propres orchestres, à commencer par l'excellent quartet Spring Roll ou le plus récent Orchestre Incandescent, en passant par ses passages auprès de Didier Levallet, Denis Colin, Dominique Pifarély ou Stéphane Payen, entre autres. J'étais donc particulièrement curieux de voir quels musiciens elle allait choisir pour l'accompagner et quel répertoire elle allait développer. Sur scène, ils sont dix-sept, huit femmes, neuf hommes, et pour ce premier programme, c'est l'une des figures majeures du jazz post-free qu'ils honorent : Carla Bley, qui se trouve être une femme également. L'occasion d'un rééquilibrage nécessaire après des décénies de sur-représentation masculine, dans une démarche qui s'impose d'autant plus qu'elle semble naturelle et aller de soi. Pour l'accompagner dans les arrangements des morceaux de la californienne, Sylvaine Hélary a fait appel à Rémi Sciuto, que je n'avais pas vu depuis fort longtemps (près de vingt ans et les nombreux concerts du Grupa Palotaï auxquels j'avais assisté à l'époque). Pour servir ces compositions et leurs arrangements, l'orchestre rassemblé brille par sa diversité instrumentale et sa plasticité. 


Disposé en arc de cercle sur deux rangées, il y a d'abord, au centre, la batterie de Franck Vaillant. Sur la gauche de la scène, le piano et l'orgue Hammond d'Antonin Rayon (fidèle des ensembles de la flûtiste) et la contrebasse de Sébastien Boisseau. Sur la droite, les vents, à savoir Rémi Sciuto aux saxophones alto et baryton et à la clarinette, Hugues Mayot au sax ténor et à la clarinette basse, Léa Ciechelski au sax alto et à la flûte et Sylvaine Hélary elle-même à la flûte. Le deuxième arc de cercle rassemble, en partant de la gauche, un quatuor à cordes (Anne Le Pape et Laure Franz aux violons, Guillaume Roy à l'alto et Juliette Serrad au violoncelle), le vibraphone et les percussions d'Illya Amar et enfin les cuivres de Sylvain Bardiau (trompette), Quentin Ghomari (trompette et bugle), Fanny Meteier (tuba), Jessica Simon (trombone) et Mathilde Fèvre (cor). Bref, des noms bien connus pour la plupart, plein de promesses jubilatoires. De quoi sonner tour à tour comme une fanfarre, un groupe de cabaret, un big band ou un orchestre de chambre et de permettre ainsi un portrait kaléïdoscopique de la musique de Carla Bley. Il y a des inflexions qui peuvent faire penser au Sacre du Tympan de Fred Pallem (dont Rémi Sciuto est un membre fidèle) ou au Surnatural Orchestra (Sylvaine Hélary comme compagnon de route), mais c'est bien l'écriture protéïforme de la pianiste américaine qui transparaît partout. Toujours mélodieuse, parfaitement ciselée mais souvent pleine d'humour et de clins d'oeil, elle permet autant de mettre en lumière tel ou tel soliste à l'occasion que de jouer des combinaisons sonores variées dans les passages a tutti. Musique mécanique, Utviklingssang, In India et quelques autres compositions sont abordées. A priori rien d'Escalator Over The Hill (où alors je n'ai pas reconnu), peut-être pour mieux éviter l'évidence et donner à entendre finalement plus que l'opus magnum qui risquerait de cacher la dense forêt d'une riche discographie. En tout cas, l'esprit de Carla était bien là, aussi présent qu'un soir de juillet 2006 au New Morning avec son big band, pour le premier concert de la dame auquel j'ai eu la chance d'assister (enregistré et paru sur disque, Appearing Nightly, ensuite), ou qu'en mai 2017 au Jazz Dock praguois en trio avec Steve Swallow et Andy Sheppard, pour la quatrième et dernière fois me concernant. Quelle joie de pouvoir, encore, entendre cette musique en concert magré la disparition de Carla Bley il y a deux ans. On a hâte de pouvoir entendre les autres programmes que proposera Sylvaine Hélary durant son mandat !

dimanche 7 septembre 2025

Maxime Delpierre & Le Mini-Jazz-Ouragan @ La Dynamo, samedi 6 septembre 2025

C'est la rentrée, c'est Jazz à la Villette ! Ceci-dit, mon enthousiasme est sans doute moindre qu'il y a quelques années, la programmation s'éloignant progressivement des mes amours musicales les plus immédiates au fil des ans. Je n'avais assisté à aucun concert lors de l'édition précédente, et cette année je n'ai pris des places que pour une soirée. C'était néanmoins l'occasion de retrouver un nom surtout vu au cours de la décennie 2000 quand il était au coeur de nombreux groupes émergeants de la galaxie Chief Inspector : le guitariste Maxime Delpierre. Dans les archives, on trouve ainsi traces de concerts du Collectif Slang (2004) et de Limousine (2005), mais je me souviens l'avoir aussi vu, d'ailleurs dans cette même salle de la Dynamo, avec Louis Sclavis ou Camisetas (2007 pour les deux concerts). Camisetas, c'était un peu le groupe "aboutissement" de la démarche du label, puisqu'il voyait trois de ses pensionnaires, Médéric Collignon, Arnaud Roulin et Maxime Delpierre donc, croiser le fer avec Jim Black, héros revendiqué de toute cette scène parisienne crossover qui mélangeait allègrement jazz, rock, pop et musiques électroniques. On retrouve Arnaud Roulin aux claviers dans le nouveau groupe que présente le guitariste pour l'occasion. Ils ne se sont à vrai dire jamais perdu de vue, continuant de naviguer dans les mêmes eaux musicales, voire les mêmes groupes, au fil des ans. 


Autour de ce duo d'amis de longue date, on trouve des noms plus inédits : Elise Blanchard à la basse électrique, Alix Goffic à la batterie et Fabe Beaurel Bambi aux percussions. Comme le nom du groupe le laisse entendre, c'est du côté d'Haïti, et plus largement des musiques de l'arc caraïbe, que Maxime Delpierre est parti chercher l'inspiration. La musique proposée est ainsi un mélange explosif des habituelles sonorités propres aux groupes dans lequel il joue - Limousine notamment - et des rythmes afro-caraïbes. Le mini-jazz était un genre musical à la mode en Haïti dans les années 60 et 70 à l'époque où un peu partout sur la planète s'effectuaient des mélanges modernistes entre musiques traditionnelles et guitares surf ou psyché. Dérivé du compas, mais en mettant en avant guitares électriques, le mini-jazz a ensuite eu une influence sur le développement des musiques des Antilles françaises, étant l'une des sources du zouk. Le Mini-Jazz-Ouragan en propose une version actuelle, qui semble issue de la sédimentation longue de nombreux genres hybrides : surf music, space pop, roadmovie planant, rumba psychédélique... Les paysages parcourus sont ainsi loin d'être uniformes, même s'il y a une vraie identité de groupe. La plupart des morceaux n'ont pas encore de titre, précise le guitariste, même s'il faudra bientôt s'y mettre étant donné qu'ils viennent d'enregistrer un disque à sortir prochainement. L'ambiance se rapproche parfois du jazz pop créolisé du Tigre d'Eau Douce de Laurent Bardainne (où l'on retrouve sans surprise Arnaud Roulin aux claviers et Fabe Beaurel Bambi aux percussions), à d'autres moments elle fait monter un groove plus uptempo renforcé par la force de frappe percussive du quintet. Tour à tour dansante ou planante, la musique conserve toujours une forte dimension hypnotique, où les boucles rythmiques sont parcourus de stries électriques issues de la guitare du leader. Une vraie réussite. 

mercredi 14 mai 2025

Lucian Ban & Mat Maneri @ 19 Paul Fort, lundi 12 mai 2025

Voici un musicien que j'adore, mais que je n'avais encore jamais eu l'occasion de voir en concert. Le pianiste roumain, mais new-yorkais depuis le tournant du millénaire, Lucian Ban faisait une rare escale à Paris lundi soir, au sous-sol du 19 de la rue Paul Fort, où Hélène Aziza poursuit son oeuvre de mécène au service des arts plastiques comme de la musique, classique ou jazz, dans leur versant le plus ouvert. J'avais découvert ce pianiste sur disque il y a une quinzaine d'années à l'occasion de la parution de son Enesco Re-Imagined (Sunnyside, 2010). J'avais été intrigué par le propos : des oeuvres de Georges Enesco revisitées par un groupe comprenant notamment Ralph Alessi, Tony Malaby, John Hébert ou Gerald Cleaver... bref des noms qui reviennent très souvent dans ma discothèque. Depuis, j'ai creusé un riche sillon qui s'enrichit quasiment d'un nouveau disque par an, sous divers formats orchestraux : en solo, en duo, en trio, en quartet, en quintet, ou dans un format encore plus large pour un second disque autour de l'oeuvre du compositeur franco-roumain, Oedipe Redux (Sunnyside, 2023), adaptant cette fois-ci l'opéra d'Enesco autour du mythe d'Oedipe. Ledit disque était cosigné par Mat Maneri. Ce n'était pas la première collaboration entre les deux musiciens, loin de là. L'altiste était déjà présent sur le premier disque hommage à Enesco, et a ensuite enregistré à de nombreuses reprises avec Lucian Ban, et notamment deux disques en duo parus chez ECM, Transylvanian Concert (2013) et Transylvanian Dance (2024), ainsi que deux disques en trio, Sounding Tears avec Evan Parker (Clean Feed, 2017) et Transylvanian Folk Songs avec John Surman (Sunnyside, 2020). La Transylvanie revient souvent dans les titres, et elle irrigue également la musique du pianiste, de manière plus ou moins explicite selon les répertoires. Les deux plus récents disques cités ont ainsi une source commune qui y fait référence : les enregistrements (sur rouleaux de cire) et transcriptions réalisés par Béla Bartók de chants populaires de la région au début du XXe siècle. C'est ce programme - libres improvisations autour desdites transcriptions - que Lucian Ban et Mat Maneri nous présentent ce soir-là.


Le concert commence par une exploration particulièrement abstraite d'une chanson traditionnelle. Le piano de Lucian Ban se fait obsédant, avec un martèlement répété des touches graves qui crée comme un halo fantomatique autour de la mélodie plaintive déployée par le violon alto de Mat Maneri. Dans quelques courtes envolées rythmiques, le pianiste semble transformer son instrument en cymbalum, avant de reprendre ses martèlements hypnotiques. Au fur et à mesure du concert, on entre plus facilement dans la musique, et on en perçoit mieux les jeux autour des airs et rythmes du folklore transylvain - région roumaine où se mêle une forte présence magyare (c'était encore l'empire des Habsbourg à l'époque où Bartók commençait son travail musicologique). Après les deux premiers morceaux, Lucian Ban prend le temps d'expliquer leur démarche, et l'illustre en jouant sur son téléphone une des fameuses chansons enregistrées par le compositeur hongrois (d'une durée limitée à 40 secondes, par la technologie de l'époque). Ils ont eu accès à certains volumes des transcriptions (chaque morceau tenant sur une page de partition) conservés par la bibliothèque de Columbia University (Bartók ayant rassemblé ses transcriptions en plusieurs volumes à la fin de sa vie, après avoir émigré à New York en 1940). Il explique aussi qu'ils ne cherchent pas à reproduire tel quel le matériel originel, mais à l'interpréter à l'aide de leur expérience de jazzmen, et pour Maneri, en résonnance avec des techniques issues d'autres aires géographiques (Afrique de l'Ouest, du Nord ou Corée). Il y a une évidente corrélation avec le blues, source inépuisable du jazz, dans leur traitement de ce matériel populaire. Et, d'un particularisme local, on atteint bien vite l'universel par cette vision sublimée, tour à tour abstraite ou richement réharmonisée.  

Le son de l'alto de Mat Maneri ne plait pas à tout le monde (d'après l'écoute furtive de quelques réflexions de spectateurs après-coup), mais je trouve qu'il fonctionne à la perfection avec ce répertoire. Il conserve quelque chose de plaintif, qui entre en résonnance forte avec le matériel populaire traité - on sait la musique magyare avoir recours à la gamme pentatonique comme certaines musiques asiatiques, d'où peut-être cet aspect. Et il permet ainsi une expression bien différente d'une relecture "classique" plus habituelle. La complicité et l'intimité au long cours entre les deux musiciens créent un environnement particulièrement propice à leur exploration bien loin d'être uni-dimensionnelle. Chaque chanson se voit approcher d'une manière différente de la précédente. Certaines ont un leitmotiv bien identifiable, sur lequel on pourrait presque danser. D'autres voient au contraire leurs contours se flouter par l'improvisation de traverse que se permettent les interprètes. Ce qui fait que la musique se renouvelle constamment, et nous tient en alerte tout du long. Si ce concert était une première opportunité de voir Lucian Ban sur scène, c'était aussi l'occasion de retrouvailles avec Mat Maneri, plus de vingt ans après la première fois, en trio improvisé avec Assif Tsahar et Jim Black au Studio de l'Ermitage (en 2003 si ma mémoire est bonne). J'espère ne pas devoir attendre vingt ans pour avoir une nouvelle chance, tant ce concert s'est immédiatement hissé au niveau de ceux qui laisseront un grand souvenir, pour longtemps.

dimanche 27 avril 2025

Arnaud Dolmen Quartet / James Brandon Lewis Trio @ Radio France, samedi 26 avril 2025

Si son nom ne m'était pas inconnu - entendu ici ou là comme sideman - ce concert était la première véritable occasion qu'il m'était donné de me pencher sur la musique d'Arnaud Dolmen. Le batteur guadeloupéen était pour l'occasion à la tête d'un quartet au format des plus classiques : Francesco Geminiani au sax ténor, Leonardo Montana au piano et Samuel F'hima à la contrebasse l'accompagnaient. Le concert commence par un morceau au rythme enlevé, où le leader complète sa batterie d'un tambour ka qu'il active comme la grosse caisse à l'aide d'une pédale. Cela démultiplie les possibilités rythmiques et ancre d'entrée de jeu le jazz du quartet dans les rythmes traditionnels de l'île caraïbe. Pour la suite du concert, Arnaud Dolmen n'utilisera plus que la batterie, mais on retrouvera à plusieurs reprises une influence qui puise au-delà des canons du jazz, dans les inflexions créoles propre à son île natale. S'il y a bien une ballade au cours de leur set, le rythme des morceaux, tous signés du leader, est le plus souvent soutenu. Peu de solos des instruments solistes habituels (saxophone, piano), c'est la paire rythmique qui mène le plus souvent la danse. On entend une musique écrite depuis la batterie, le quartet semblant là pour prolonger les idées rythmiques propulsées par le compositeur depuis ses fûts. Les passages a tutti démontre une grande cohésion de groupe, qui déroule ainsi avec fluidité des compositions où l'aspect rythmique est au moins aussi important que l'avancée mélodique des thèmes. Entre les morceaux, Arnaud Dolmen explique rapidement le contexte de leur écriture, visiblement heureux de partager sa musique devant un public nombreux. On n'a pas le temps de s'ennuyer pendant l'heure - diffusée en direct sur France Musique - que dure leur set. C'est une musique qui donne le sourire, qui rayonne autant que son compositeur.


Vu à deux reprises comme sideman l'année dernière - aux côtés de Marc Ribot à Sons d'hiver puis avec Dave Douglas déjà à la Maison de la Radio - la deuxième partie du concert était la première occasion pour moi de voir James Brandon Lewis sur scène en tant que leader. Depuis une dizaine d'année, il est devenu l'un des noms qui comptent sur la scène jazz US. A la fois héritier des sax heroes des grandes heures du jazz (Rollins, Coltrane, Ayler...) et enfant de son temps, nourri de funk et de hip hop, sa musique semble constamment osciller entre deux pôles. Avec son quartet composé d'Aruan Ortiz, Brad Jones et Chad Taylor, il déploie une musique volontiers post-coltranienne, où le son chaud et puissant de son ténor atteint une dimension spirituelle (on ne naît pas fils de pasteur sans conséquence) qui évoque le quartet classique du Trane. En parallèle de ce groupe (un cinquième album sort ce mois-ci sur Intakt, comme les quatre précédents), James Brandon Lewis propose aussi une musique qui résonne de son amour pour les rythmes binaires, funk, rock ou hip hop. Cela avait commencé avec Days of Freeman (Okeh, 2015) en trio avec la basse électrique funkyssime de Jamaaladeen Tacuma et la batterie de Rudy Royston. Sur ce disque, les beats de HPrizm (d'Antipop Consortium) et le rap de Supernatural connectaient le souffle du leader aux rythmes de son enfance : le titre du disque était ainsi une référence à la rue - Freeman street - où il avait grandi à Buffalo, NY à l'époque phare du hip-hop, fin 80s / début 90s. Dans cette même veine plus électrique, il y a aussi eu An UnRuly Manifesto (Relative Pitch, 2019) avec notamment la regrettée Jaime Branch à la trompette, Luke Stewart (d'Irreversible Entanglements) à la basse et Anthony Pirog à la guitare. Ce dernier est membre du power trio post-punk The Messthetics... qui a à son tour sorti un disque avec James Brandon Lewis l'année dernière (Impulse, 2024). Le plus récent disque du saxophoniste, Apple Cores (Anti, 2025) continue dans ce sillon. On y retrouve un trio électrique avec Josh Werner à la basse et Chad Taylor à la batterie. C'est ce répertoire qu'il vient présenter sur la scène de la Maison de la Radio, à la différence près que c'est Gerald Cleaver qu'on retrouve derrière les fûts.


Le son de la basse électrique définit en grande partie l'esthétique du groupe. La musique sonnerait sans doute très différemment avec une contrebasse. Sans être aussi explicitement funk que dans le disque Days of Freeman évoqué plus haut, la basse crée un continuum électrique autour duquel sax et batterie semblent se greffer pour densifier le propos. Puissant, sans être tonitruant, le son du ténor de James Brandon Lewis envoûte autant qu'il emporte avec lui. Il déploie des phrases sinueuses qui alternent évidence mélodique et répétitions obsédantes. Ses compositions conservent ainsi un entre-deux à l'équilibre instable, entre chansons instrumentales et tourneries rythmiques dynamisées par la science percussive impeccable de Gerald Cleaver, un batteur entendu aux côtés d'un nombre incalculable des mes héros musicaux. Le saxophoniste explique brièvement que la musique de ce répertoire est un hommage à Don Cherry, mais il s'agit d'une musique complètement originale et non une relecture de titres du cornettiste globe-trotter. Généreux, le trio va au-delà de l'heure normalement allouée par Radio France pour ces sets devant être diffusés à l'antenne (le 10 mai à 19h sur France Musique pour cette deuxième partie, il y aura donc des coupes). Sur la fin, James Brandon Lewis prend un solo fiévreux où il cite thèmes de standards et chansons célèbres (en commençant par "La belle vie" de Sacha Distel, clin d'oeil au lieu du concert ?) qui fait sourire le public dès que celui-ci reconnaît une mélodie. Avant de repartir vers le son si caractéristique de son power trio : souffle chaud, fluidité électrique, fièvre rythmique. 

dimanche 6 avril 2025

Barbara Hannigan & Orchestre Philharmonique de Radio France - La Voix Humaine @ Cité de la Musique, jeudi 3 avril 2025

Une standing ovation immédiate et spontanée de la quasi totalité du public dès que la dernière note a retenti. Des cris d'enthousiasme qui évoquent plus l'ambiance d'un concert de rock que le cadre habituellement feutré des concerts classiques. La réaction du public est à la hauteur de la "performance" de Barbara Hannigan qui vient de chanter, interpréter et diriger l'orchestre en même temps. Performance, il y a effectivement, mais surtout parce que "l'exploit" ne se fait pas au détriment de la qualité artistique de l'oeuvre servie, bien au contraire. 

La soprano canadienne porte le texte de Cocteau et la musique de Poulenc a elle (quasi) seule. Il y a bien sûr l'Orchestre Philharmonique de Radio France qui l'accompagne, impeccablement, sur scène, mais elle incarne tellement chaque recoin de la partition et du texte qu'on a vite d'yeux et d'oreilles que pour elle. Des oreilles, évidemment, pour l'entendre chanter ce long monologue d'une femme trompée qui passe par toutes les émotions au téléphone alors que son amant (inaudible) est sans doute au bout du fil (à moins qu'elle ne soit vraiment seule dans son chagrin). On n'entend pas non plus les standardistes qu'elle interpelle ou prend à témoin lors des nombreuses coupures (si la composition de Poulenc date de 1959, la pièce de Cocteau a, elle, été écrite en 1930). "Elle" est donc seule pour évoquer son amour déçu, ses tentatives de suicide, le soutien de son amie Marthe, sa douleur et son mince espoir. La musique de Poulenc, entre acidité, explosions de violence, silences en suspension et pointes post-romantiques, souligne parfaitement les changements d’humeur du personnage.


Les oreilles ne sont néanmoins pas seules sollicitées. Grâce à un dispositif vidéo qui capte en direct les gestes de la soprano, les yeux sont aussi mobilisés. Alors qu'elle tourne la plupart du temps le dos au public, direction d'orchestre oblige, Barbara Hannigan ne se contente pas seulement de chanter et diriger, mais elle "interprète" pleinement son personnage, comme à l'opéra. Trois caméras, dispersées au sein de l’orchestre, lui font face, l'une droit devant, les autres légèrement sur chaque côté. Un grand écran surplombe l'orchestre, et outre les sur-titres, projette une version particulièrement spectracle, en noir et blanc, de la cantatrice. Pas un plan fixe, mais des surexpositions des trois angles permis par les caméras, du flou, des gros plans sur ses mains ou ses yeux... c'est un moyen supplémentaire de faire "passer" le texte de Cocteau. Barbara Hannigan avait interprété l'oeuvre dans sa version opéra à Garnier il y a quelque années (dans une mise en scène de Warlikowski), et le passage à la direction d'orchestre ne lui fait donc pas oublier la nécessité de l'interprétation. 

Un spectacle en tout point fascinant... qui fait que la première partie - l'interprétation des Métamorphoses de Richard Strauss - n'a semblé qu'une aimable introduction à la puissance de ce qui allait suivre.