Double plateau de trio piano, contrebasse, batterie pour ce quatrième et dernier concert de l'édition 2025 du festival Sons d'hiver auquel j'ai assisté. Format historique de l'histoire du jazz, mais promesses d'approches inédites à la lecture des noms des musiciens rassemblés. Pour commencer, Sylvie Courvoisier était accompagnée par Drew Gress et Kenny Wollesen, soit trois personnalités que j'écoute sur scène comme sur disque depuis le tournant du millénaire. Trois musiciens dont j'apprécie l'univers, à commencer par celui de la leader, toujours plein de surprises, attachée à créer une musique laissant la place au bruit et au silence, comme je le notais dans un portrait que je lui avais consacré il y a maintenant bien longtemps.
Surprise, il y a dès le début du concert, mais pas celle à laquelle on pouvait s'attendre. En effet, ils entament le premier morceau par une pompe rythmique tout ce qu'il y a de plus classique, qui les relie directement à toute une histoire du piano jazz, héritée du stride et du swing, là où on ne les attendait certainement pas. Bien sûr, le concert ne se résumera pas à ce clin d'oeil appuyé à la tradition, mais à plusieurs reprises, des passages plus straight viendront s'immiscer entre les échappées libres des trois complices. Sylvie Courvoisier alterne les modes, joue des techniques étendues, change soudainement de direction au cours des morceaux qui ont, ainsi, un déroulé tout sauf linéaire. Kenny Wollesen intervient principalement sur un registre medium, plus percussionniste que batteur "tenant" le rythme, et enchante dans les passages à mains nues sur les peaux qui apportent une profondeur mélodique, moins évidente aux balais ou aux baguettes. Drew Gress alterne archet et pizzicati à la contrebasse, s'autorisant quelques solos buissonniers, tout en étant prêt à créer du liant quand il le faut entre les approches ouvertes de ses partenaires. Ludique, presque espiègle par moment, leur approche trouve sa cohérence dans une attention à la poésie des sons qui est la marque de fabrique de la pianiste suisse. Si les directions empruntées semblent disparates au début, on entend une forme émergée peu à peu, qui embrasse aussi bien l'histoire du trio piano jazz que les développements plus récents des musiques improvisées, pour aboutir à une signature sonore très personnelle, reconnaissable comme telle. La marque des plus grands, ce que Sylvie Courvoisier est incontestablement.
Même format instrumental pour la seconde partie, avec également des musiciens connus pour leur goût des explorations sonores, mais résultat en tout point opposé pourtant. Tyshawn Sorey a mis sur pied un trio avec le pianiste Aaron Diehl depuis quelques années, qui revisite à sa manière les standards (et un peu plus). En quatre excellents disques (dont un triple en quartet avec Greg Osby en sus), la contrebasse a changé plusieurs fois de mains. Pour le dernier en date, comme pour ce concert, c'est Harish Raghavan qui en a hérité. Là où Sylvie Courvoisier changeait constamment de direction, le trio de Tyshawn Sorey prend le temps de développer une forme déterminée sur la longueur. En cinquante minutes, sans interruption, ils n'enchainent ainsi que deux morceaux. Tout d'abord, une composition inédite du batteur, encore sans titre, qu'ils prévoient d'enregistrer prochainement. Puis une relecture au long cours de A Chair In The Sky, morceau cosigné par Charles Mingus et Joni Mitchell, qui apparaissait sur le disque hommage au premier cité de la chanteuse canadienne. S'ils prennent de temps de déployer les morceaux sur le temps long, et si le déroulé en est beaucoup plus linéaire qu'en première partie, il ne faut toutefois pas en conclure à une monotonie. En effet, ils jouent avec l'intensité, les vitesses, la réharmonisation constante, ce qui tient en alerte l'auditeur, jamais sûr de ce qui va suivre. Aaron Diehl, au piano, a une capacité incroyable à nous emporter avec lui par la capacité à faire "chanter" son piano en jouant habilement de l'art du crescendo. Le batteur-leader, qu'on a connu tour à tour surpuissant à ses débuts aux côtés de Steve Coleman, puis instant composer hérité des formes les plus abstraites du free jazz, nous revient en adepte des belles mélodies, qu'il sait juste surligner par un jeu économe quand nécessaire, et dynamiser subtilement à d'autres occasions. Pour le rappel, ils reprennent même une chanson "pop" du groupe Vividry, Your Good Lies, tendance électro-soul, à la mélodie entêtante qu'ils subliment par leur inventivité rythmique et harmonique. Si la forme était très éloignée de celle de Sylvie Courvoisier, les deux sets avait une chose en partage : l'excellence ! Et, quelques jours après le trio de Kris Davis, une nouvelle preuve que le format piano, contrebasse, batterie a encore de beaux jours devant lui.