Il fallait bien un artiste de la trempe d'Anthony Braxton pour marquer le retour des concerts post-pandémie. Il s'agissait en effet du premier concert de l'année 2021 auquel j'assistais, le premier depuis près d'un an (Iva Bittova & Dunaj en octobre 2020), le second depuis mars 2020 et le début de l'épidémie de covid, et même le premier d'un artiste américain depuis près de deux ans (Greg Osby en novembre 2019). Quelle meilleure affiche que l'un des plus importants compositeurs et improvisateurs de ces cinquantes dernières années pour regoûter au plaisir de la performance live ?
La soirée organisée par Prague Music Performance, organisme spécialisé dans la musique contemporaine et le jazz haut de gamme sur la scène praguoise (Brad Mehldau Trio et John Zorn's Bagatelles marathon déjà vus grâce à eux ces dernières années), se présentait en deux parties articulées autour de la musique du chicagoan. Avant son propre trio, Roland Dahinden, musicien suisse qui fut l'élève puis l'assistant de Braxton à la Wesleyan University, dirigeait l'Ensemble Radost, réunion d'une trentaine de musiciens issus des académies de musique de Prague et de Brno. L'effectif, fourni, comprend quatre batteries, quatre contrebasses, trois guitares, un piano joué à quatre mains, accordéon, vibraphone et cymbalum, trois violons, une viole de gambe, trois trompettes, deux trombones, deux saxophones, deux clarinettes basses, une flute et une chanteuse. Le programme indique les compositions n°174, 136 et 257, mais il est à vrai dire difficile de délimiter des "morceaux" puisque tout s'enchaine pendant près de trois quarts d'heure. La musique passe par des atmosphères fort variées, de l'abstraction contemporaine aux échos de marching bands, jouant sur la complémentarité des timbres que l'orchestre propose, et la possibilité de jouer avec l'espace en activant tour à tour différents "blocs" de l'ensemble. On pense nécessairement au Creative Orchestra que Braxton anima dans les années 70 - il y en a comme des échos - sans que pour autant on ne puisse réduire la performance à une copie de l'original. La musique est par bien des aspects "moins jazz", plus diverse dans les languages utilisés, intégrant des éléments d'une "oeuvre" édifiée au cours de plus de cinq décénies désormais.
La seconde partie voit Braxton à la tête d'une nouvelle déclinaison de son Diamond Curtain Wall Trio. Cette dénomination fait référence à une musique mêlant écriture, improvisation et électronique. Braxton active ainsi à l'aide d'un ordinateur une sorte de fond sonore cristallin, d'abord suggéré, puis plus présent sur le dernier tiers de la performance. L'approche rappelle celle du premier des quatre concerts du saxophoniste auquels j'ai assisté, en trio avec Taylor Ho Bynum et Tom Crean à la Villette en 2005. Les notes du programme distribué à l'entrée font également référence à ce qui semble être un nouveau language braxtonien, dénommé Lorraine, et présenté de la sorte : "Lorraine is the name of a new music prototype. This is a music system that governs the "sonic winds" of breath. There is a stillness in the air and the ghosts of the past commands the space. Memories and shadows of "beingness" adorn the ornementation of old ruins and blessed relics. Sounds castles in the sky - long forgotten experiences have returned with love and humility. Lorraine has come home to birth a renewal and awareness of the other. Lorraine the traveller." Derrière la description poétique, on retrouve des échos de préoccupations au long cours d'Anthony Braxton : la fréquentation sans cesse renouvellée des standards du jazz, la relecture de son propre répertoire par ses anciens étudiants de la Wesleyan University, ou son système Echo Echo Miror House par lequel des enregistrements d'oeuvres anciennes s'intercallent dans la performance live de nouvelles compositions à l'aide d'iPods. Mais le terme qui reflète sans doute le mieux la performance du jour dans ce court descriptif est celui de sonic winds of breath.
En effet le souffle, ample, multiple, inventif, est ce qui ressort en premier lieu du trio assemblé pour l'occasion. Anthony Braxton tient, bien entendu, les saxophones (alto essentiellement avec de courts passages au soprano et au sopranino). Face à lui, Susana Santos Silva lui répond à l'aide de trompette et bugle. Entre eux, le soufflet de l'accordéon d'Adam Matlock sert de liant, faisant circuler les idées, parfois réhaussées par la voix de ce dernier, étranges échos de souvenirs enfouis dans notre mémoire collective. Comme lors d'un concert en quartet à Lisbonne en 2013, la qualité du son - porté par le souffle donc - me frappe particulièrement. Braxton et la trompettiste portugaise apportent une attention particulière au rendu sonore de leur expressivité. Comme si les aspects les plus théoriques de la musique s'effaçaient pour laisser juste la place à l'émotion, simple et directe. C'est sans doute là la réussite la plus marquante de la performance, ne pas se laisser enfermer dans ses propres systèmes et languages, mais porter une constante attention à la réception de la musique - ce pour quoi elle est jouée sur scène. Nouvelle démonstration magistrale qu'Anthony Braxton est bien un des monuments les plus essentiels des musiques issues du jazz (sans s'y résumer), toujours alerte et créatif à 75 ans passés. Quatrième concert (deux à Paris, un à Lisbonne, un à Prague) et l'impression renouvellée d'avoir assister à quelque chose d'unique. Et par la même occasion, la confirmation de l'importance de Susana Santos Silva sur la scène contemporaine desdites musiques (quatre ans après l'avoir vue à Wels en duo avec Kaja Draksler, autre excellent souvenir).
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