Après cette mise en jambe généreuse, Steve Coleman entre en scène avec ses cinq co-souffleurs : Chris Speed et Mike McGinnins aux clarinettes, Miguel Zenon au sax alto, Ravi Coltrane et Tony Malaby aux ténors. Comme souligné précédemment, j'étais vraiment impatient de pouvoir entendre "ça". Impatient avec une petite pointe d'angoisse : la déception face à une curiosité trop forte n'attendrait-elle pas au tournant, et surtout comment intégrer à la musique assez typée de Coleman des esthétiques de jeu aussi différentes que celles de Speed et Malaby ? La réponse a été cinglante : une claque ! Énorme. Magnifique. Monumentale.
Monumental, c'est le sentiment qui dominait à l'issue du premier morceau, longue et patiente construction qui avait des allures de cathédrale sonore. Coleman apporte une solide charpente - on reconnaît "sa" musique - mais il a su tirer de chacun de ses accompagnateurs d'un soir (c'était seulement le deuxième concert de l'ensemble, le premier avait eu lieu à NY en janvier) des couleurs qui leur sont propres qui élargissent somptueusement la palette expressive du chicagoan. Le jeu tout en unissons intériorisés de Chris Speed approfondit le propos vers des tourments mélancoliques qui résonnent superbement avec le bleu acier de l'alto de Coleman. L'exploration des textures extrêmes du ténor de Malaby se fait par touches légères - contrairement à ce qu'il fait en leader - mais bien audible, et apporte une fragilité des limites qui accentue le sentiment d'élévation "gothique" de l'ensemble. Ce premier morceau trouve même des échos baroques, par une utilisation particulièrement raffinée de l'art du contrepoint. C'est une musique véritablement inouïe que propose Coleman, et pourtant elle semble être l'aboutissement logique et naturel de vingt-cinq ans de carrière à élaborer structures rythmiques complexes et développements post-bop (et non néo-bop) sur l'alto. Les deux altistes mènent le discours le plus souvent. Miguel Zenon a des élans parkeriens soulignés par une science rythmique pleine du feeling caraïbe de ses origines. Quant au leader, son phrasé et sa justesse de timbre sonnent merveilleusement dans ce contexte.
Après ce chef-d'œuvre inaugural à six, les musiciens s'expriment en duo. D'abord Coleman avec Malaby, tout en sensibilité, puis Speed et Zenon, dans une démarche d'opposition / complémentarité. Il faudra attendre un peu plus tard pour le duo Coltrane-McGinnins, magnifique prolongement d'une nouvelle longue pièce à six.
Les six souffleurs ont été particulièrement généreux ce soir là, en jouant près d'1h45 (sans support rythmique ou harmonique pour se "reposer"). On connaît les aspirations mystiques, numérologiques, astronomiques, égyptologiques, architecturales et compagnie de Coleman et, même sans adhérer forcément aux préoccupations qui sous-tendent ses recherches, force est de constater qu'un véritable sentiment d'élévation spirituelle émane de ce concert. Par un subtil alliage de forces bien charpentées et de fragilités multiples mais toujours maîtrisées, Coleman et ses acolytes ont dessiné une nef lumineuse, élancée, ciselée dans ses moindres détails. Monumentale.
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