lundi 27 octobre 2008

De bruit et de silence

Avec quelques autres blogs ayant le jazz pour passion commune, nous publions aujourd'hui chacun un billet consacré à un pianiste. Me concernant, ce sera une pianiste : Sylvie Courvoisier. Pas nécessairement un exemple de jazzwoman d'ailleurs, tant la Suissesse se tient dans un au-delà des genres, une zone grise au confluent de la composition contemporaine et des musiques improvisées post-free jazz.

Sylvie Courvoisier, par Juan-Carlos Hernandez

J'avais un peu pu discuter avec elle après un concert qu'elle donnait l'année dernière en duo avec son mari, le violoniste Mark Feldman, au Théâtre de l'Onde de Vélizy. Elle me disait alors ne pas se considérer comme une pianiste de jazz, mais comme une musicienne tout court. Elle a débuté le piano poussée par son père, pianiste dixieland, étudiant avec des amis de ce dernier avant de poursuivre par la voie classique du conservatoire... qu'elle n'a jamais fini. C'est donc plutôt sur le tas, au fil des rencontres (notamment celle décisive avec Jacques Demierre), loin de toute école, que Sylvie Courvoisier a développé son style. Car il y a bien aujourd'hui une signature musicale Courvoisier. Un univers sonore attaché au silence et aux moindres bruits, parcouru de résonances et de mémoires classiques. Une poésie du bruitisme comme il en existe peu dans ce langage musical.

Ce style s'est forgé progressivement et il est intéressant, pour en comprendre la genèse, de parcourir, rapidement, la carrière discographique de la pianiste. Son premier opus, joliment titré Sauvagerie Courtoise, a paru en 1994. A la tête d'un "quintetto" (l'italien en dit long sur la musique ici rassemblée), Sylvie Courvoisier développe alors un langage qui n'est pas sans évoquer Carla Bley, nourri de mélodies populaires d'Italie, d'Europe centrale et du monde germanique. Cherchez l'intrus, dans le lecteur ci-dessous, en est extrait.



Entre ce premier essai et l'approche développée aujourd'hui, il y a un disque charnière, sorte de pont jeté entre mélodies populaires de rue et goût des sonorités surprenantes. Enregistré en trio avec Michel Godard (tuba) et Pierre Charial (instruments mécaniques), Y2K mêle chanson de village jouée à l'orgue de barbarie et intérêt de la musique contemporaine pour les structures rigides (on pense aux travaux de Ligeti en la matière). Le bien nommé Machines-à-sons, dans le lecteur, en est extrait.

La suite - et l'actualité - de la carrière de Sylvie Courvoisier, c'est une série de trios qui lui permettent d'aborder divers aspects de son monde musical. Le trio Mephista, avec Ikue Mori (machines) et Susie Ibarra (percussions), est le plus bruitiste, mais pas le moins poétique. La musique du trio est parcourue de cliquetis en tous genres que font vivre une attention de tous les instants au jeu de l'autre. Dans une veine plus "classiquement" free jazz, il y a les trios avec Joëlle Léandre (contrebasse) et Susie Ibarra ou Ellery Eskelin (saxophone) et Vincent Courtois (violoncelle). L'art de l'improvisation y est ici central. Pour la composition, Sylvie a son trio Abaton, avec les cordes sensibles de Mark Feldman (violon) et Erik Friedlander (violoncelle). Le double CD du trio paru chez ECM en 2003 est assez exemplaire dans sa démarche : le premier regroupe quatre compositions de la pianiste, le second dix-neuf improvisations du trio. Nova Solyma extrait de ce second disque est en écoute dans le lecteur ci-dessus, tout comme Drôle de Mots de Mephista, extrait du second disque du trio, Entomological Reflections. Pour le trio avec Eskelin et Courtois, voici un extrait vidéo enregistré au Roulette, un club de New York, en 2007.



Si l'art du trio convient parfaitement à la Suissesse, certains de ses plus récents opus suivent d'autres chemins. Deux disques parus l'an dernier synthétisent ainsi les préoccupations actuelles de Sylvie Courvoisier. Signs and Epigrams, en solo, se présente comme un recueil d'études. A son sujet, Sylvie me confiait que le rapport au silence y était encore plus important que d'habitude. On est ici chez la compositrice plus que chez l'improvisatrice, mais on entend cependant une démarche nourrie du goût de la surprise que seule une pratique approfondie des musiques improvisées permet. Epigram 2, dans le lecteur, en témoigne. C'est aussi dans l'art de la composition que puise Lonelyville, enregistré en quintet. Sylvie résume ici son ambition par la formule Mephista + Abaton, soit l'alliance de deux de ses amours musicales, la composition contemporaine pour cordes et l'art du bruit des machines et percussions. Piano, violon, violoncelle, batterie, ordinateur, la formule peut surprendre, mais le résultat est splendide comme je m'en faisais l'écho ici.

Le panorama ne serait pas tout à fait complet sans l'évocation du duo qu'elle forme, à la ville comme à la scène, avec le violoniste Mark Feldman. Leur univers commun est fait de lyrisme et d'humour, d'imprévu et de mélancolie, de bruits et de citations. Tous les deux proches de John Zorn (Sylvie vit à New York depuis dix ans), ils ont magnifié les compositions de ce dernier pour Masada à travers deux grands disques : Masada Recital et Malphas. Du premier est extrait Mahshav, en écoute dans le lecteur. J'ai eu la chance de les voir à deux reprises en concert sur ce répertoire. La première est chroniquée ici.

Mon plus beau moment en compagnie de la musique de Sylvie Courvoisier reste néanmoins un merveilleux concert en solo au Centre culturel suisse de Paris en 2006. Une heure et quelques poussières de bonheur musical, entre improvisations et compositions, sur l'ivoire ou dans les cordes, à mains nues ou à l'aide de divers objets (mailloches, ruban adhésif, boules métalliques...). Les cliquetis percussifs ne sont jamais là pour prendre le pas sur la rigueur de la construction harmonique, mais bel et bien pour s'intégrer pleinement à une démarche musicale aussi exigeante que ludique. La mélodie n'est pas toujours présente, mais la pianiste ne lui refuse néanmoins pas de beaux développements sous prétexte d'intégrisme bruitiste. Le silence est comme toujours une composante essentielle de son approche musicale mais, là non plus, pas tant comme le fruit d'un quelconque dogme que comme source naturelle de respiration dans un souci de construction autant présent dans les pièces improvisées que dans les études écrites. Dans ses improvisations, on entend ainsi véritablement les morceaux s'organiser au fur et à mesure, à partir d'un bruit particulier, d'une simple série de notes à développer ou d'un agencement rythmique singulier. Sylvie Courvoisier lance une idée, différente à chaque morceau, et en explore les possibles sans trituration excessive. Quand elle a obtenu ce qu'elle souhaite, elle s'arrête tout simplement, sans chercher à user les ressorts de son art.

La musique de Sylvie Courvoisier respire pour moi la mélancolie. Elle semble jeter un regard très conscient sur l'état du monde, tout en n'oubliant pas de s'en amuser. Mais jamais par la franche rigolade, plutôt par une sorte de musique pince-sans-rire, comme un sourire furtif lancé pour combattre l'abattement généralisé. Derrière ses airs sages et concentrés, ses lunettes strictes et sa longue chevelure brune frisée, on devine ainsi une sensibilité exacerbée, à l'écoute du moindre petit bruit, prête à en extraire toute la musicalité.

Pour finir ce petit portrait sonore de la pianiste helvète, voici en bonus un deuxième extrait vidéo, une improvisation en duo avec Ellery Eskelin, enregistrée au Rhythm in the Kitchen Festival à New York en 2006.



Enfin, pour une discographie complète, un agenda des concerts ou d'autres extraits sonores et vidéo, n'oubliez pas de visiter le site de Sylvie.

Les autres pianistes à l'honneur :
- Craig Taborn sur Mysteriojazz
- Marc Copland sur Livre d'images
- Jobic Le Masson sur Jazz à Paris
- Andy Emler chez Belette & Jazz
- Jean-Michel Pilc sur le Ptilou's Blog
- Marco Benevento sur Jazz Frisson
- Bheki Mseleku chez Z et le jazz
- Bojan Zulfikarpasic chez Maître Chronique

6 commentaires:

Anonyme a dit…

Belle note ! copieuse et intéressante bien sûr ! j'ai vu Pilc au théatre de l'onde à Vélizy également... un bel auditorium pour mettre en valeur des artistes authentiques.
Je vais m'intéresser à Courvoisier...
of course !

Maître Chronique a dit…

Bravo ! Bien documenté, bien écrit, plein de choses à découvrir, c'est un plaisir. Vivement la prochaine édition du Z Band !!!

Jean Francois a dit…

Salut Damien!

Excellent billet! J'aime beaucoup la musique de Courvoisier. Elle a une très belle qualité.

J'ai corrigé mon lien vers ton blogue. Je n'avais pas cette information sur le forum.

À une prochaine expérience!

Jean François

Anonyme a dit…

Lire ton article me donne envie de me replonger dans "Lonelyville" et de découvrir ses improvisations.

PS: "La Fontaine" fait un timide retour, concert uniquement le samedi soir et arrêt à minuit.

Anonyme a dit…

Portrait sensible, subjectif mais aussi très précis. L'occasion aussi de découvrir tes chroniques précédentes sur Citizen Jazz, ça se lit tout seul, et tu mets à jour des sentiments que je n'avais pas forcément exprimés et élaborés jusqu'ici, ce qui prouve que la chronique atteint son but. Sylvie je suis allé l'écouter hier et avant hier, chroniques sur ma page perso rubrique "nouvelles". A bientôt ici ou au prochain concert de Sylvie à Paris...?

Victoria Landry a dit…

Hello