lundi 27 janvier 2014

High Priest - Waves / Wadada Leo Smith's Golden Quartet - Ten Freedom Summers @ Théâtre Jean Vilar, Vitry-sur-Seine, samedi 25 janvier 2014

Suite de Sons d'hiver, avec deux programmes inédits en Europe. High Priest (a.k.a. HPrizm) d'Antipop Consortium s'associait tout d'abord à Wadada Leo Smith (tp), Steve Lehman (as) et David Virelles (p) pour un projet intitulé Waves. Les ondes en questions sont celles des traitements par électrochocs qui furent utilisés pour "soigner" Bud Powell et qui eurent surtout pour conséquence de lui bousiller le cerveau et en particulier la mémoire. L'argumentaire du programme associe Thelonious Monk à l'hommage, et étend les "ondes" aux diverses méthodes de répression de la différence (raciale, musicale...) qu'eurent à subir les musiciens noirs dans les années 40 et 50. On n'est pas loin de l’étymologie (reconstruite) du terme be bop qui veut y voir une onomatopée désignant le son de la matraque policière sur la tête des noirs. Un vidéaste, Emmanuel Pidre, accompagne le groupe et diffuse sur une toile blanche accrochée en fond de scène des portraits de Bud et Monk en recomposition permanente. Si les références aux deux pianistes sont donc explicites, la musique proposée n'a en revanche qu'un très lointain rapport avec l'esthétique bop. Il s'agit bien d'une œuvre actuelle, qui fait appel aux particularités sonores des musiciens rassemblés.

Concepteur du projet, High Priest est l'architecte du groupe. Il construit des beats digitaux à l'aide de samples et de claviers, dans une esthétique voisine de l’électro-rap d'Antipop. Sur ce fond sonore martial, Steve Lehman sature l'air de zébrures nerveuses, tirant profit de la sonorité acide du sax alto. Leo Smith intervient moins régulièrement, mais propose de puissants solos, au son très mat, qui transpercent le mur de percussions digitales. David Virelles intervient par nappes pour accroître la densité sonore de l'ensemble. Ces différents ingrédients dessinent une musique assez éprouvante, constamment urgente, nerveuse, dense, qui ne s'autorise aucun répit. Si l'esthétique proposée nous interpelle, elle a aussi le don de nous épuiser à force. Mais, pour mieux accentuer sa dimension dénonciatrice, c'est sans doute voulu.

La seconde partie était tout aussi ouvertement politique et la musique tout aussi exigeante. Wadada Leo Smith, à la tête de son Golden Quartet, proposait des pièces issues de son ambitieux cycle de compositions Ten Freedom Summers. Ces dix étés font référence à la décennie de luttes (1954-1964) qui précéda l'adoption du Civil Rights Act. Leo Smith a donc composé une série de morceaux illustrant des moments clés ou peignant le portait de figures phare de cette période (d'Emmett Till à Rosa Parks, des neuf de Little Rock à Fannie Lou Hamer). Comme pour la première partie, si le propos fait référence à une époque bien précise, le but n'est pas de s'inspirer de la musique de ces années-là, mais bien de proposer une œuvre inédite. Accompagné par Anthony Davis au piano, Pheeroan AkLaff à la batterie et Ashley Walters au violoncelle (celle-ci, issue d'un quatuor à cordes spécialisé dans la musique contemporaine, remplaçait le bassiste John Lindberg, au repos forcé après une mauvaise chute), le trompettiste a déployé deux longues suites et un dernier morceau plus court, puisant autant dans le free jazz (pour le geste dans l'instant) que dans la musique contemporaine (pour la forme dans la durée). Face à l'absence persistante de swing, un bon quart de la salle est parti avant la conclusion de la soirée. Ils eurent bien tort, parce que dès lors qu'on acceptait de hisser son attention au niveau d’exigence musical voulu par le compositeur, l’œuvre révélait sa profonde beauté, parcourue de solos inspirés de chacun des interprètes, ne s'interdisant pas de groover dans certains passages en fin de concert, et surtout laissant entrevoir une grande spiritualité illustrée par l'engagement constant de chaque musicien pour servir une œuvre aux dimensions aussi larges.

Difficile de résumer et de caractériser une musique qui échappe de la sorte aux catégories préétablies. Elle laisse une grande place aux solistes, qui s'approchent plus du quatuor de musique de chambre que du quartet de jazz traditionnel, mais se rappelle néanmoins par moment l'importance de la tradition issue du blues dans la lutte contre la ségrégation, et le geste collectif qui y est lié. Ambitieuse, audacieuse, exigeante de prime abord, la musique finit par se révéler particulièrement humaniste, en accord avec le message qu'elle souhaite porter. A hauteur d'interprète. A l'échelle humaine.

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