samedi 25 janvier 2014

Anthony Davis Solo / Roscoe Mitchell Trio @ Auditorium Jean-Pierre Miquel, Vincennes, vendredi 24 janvier 2014

Début de l'édition 2014 du festival Sons d'hiver hier soir avec une affiche au parfum d'AACM. En première partie, une rare apparition d'Anthony Davis en solo, avant sa participation au Golden Quartet de Wadada Leo Smith ce soir-même. Je connais jusqu'ici assez peu l’œuvre du pianiste, n'ayant que peu de disques sur lesquels il apparaît (principalement aux côtés de Leo Smith, et pour un duo avec Jason Robinson paru sur Clean Feed en 2010). De ses grandes pièces orchestrales des années 80 ou de son activité de compositeur d'opéra qui l'occupe depuis une vingtaine d'années, je n'ai fait que lire de-ci de-là quelques bribes d'informations. C'est donc avec une vraie curiosité que j'allais à ce concert.

Anthony Davis commence par une longue pièce en forme de variations autour d'un thème aux accents blues, marqué par un ostinato dans les aigus maintenu par la main droite tandis que de sa main gauche il développe un jeu très liquide, aux sonorités aquatiques qui évoquent parfois le son d'un métallophone. On sent dans son jeu à la fois une grande liberté clairement issue du free jazz et un souci de la forme. Il ne s'agit pas juste d'improviser jusqu'à avoir épuisé les possibilités de variations, le morceau doit aussi apparaître comme une solide composition, construite progressivement, pour que la conclusion en révèle la structure. Anthony Davis alterne ces instant compositions et des morceaux plus courts à l'écriture plus traditionnelle, qui puisent leur vocabulaire dans un jazz moderne nourri de standards. Pendant une heure, le pianiste parcourt ainsi une musique aux influences larges, notamment du côté de la musique contemporaine, mais qui conserve néanmoins une dette évidente envers toute une tradition du piano jazz issue d'Ellington.

Instant composition, c'est aussi une expression qui définit bien la musique du trio assemblé par Roscoe Mitchell. Le saxophoniste de l'Art Ensemble of Chicago y côtoie le trompettiste Hugh Ragin et le batteur (mais aussi pianiste et tromboniste) Tyshawn Sorey. Le trio commence d'ailleurs par un dialogue pointilliste entre trois instruments à vent (soprano, trombone, trompette). Les musiciens jouent sur les infrasons, le souffle et de brèves saillies désordonnées. Début assez aride. Progressivement, on se rend néanmoins compte qu'ils sont en fait en train de poser les bases, éparpillées, désassemblées, de ce qui va suivre. Tyshawn Sorey abandonne le trombone, frappe quelques coups de cymbales en passant, puis va s'assoir au piano. Le voyage peut commencer. Le discours se densifie. Roscoe Mitchell, le visage émacié, le regard halluciné, a des allures fantomatiques. Quand il part en respiration circulaire, il donne l'impression d'être définitivement ailleurs. Ayant quitté le monde physique qui l'entoure, il n'est plus que tourbillon de sons. Cet abandon de lui-même inquiète les yeux mais ravit les oreilles. Au piano, Tyshawn Sorey plaque des accords resserrés, où se mêlent les héritages du blues, du free jazz, de la musique contemporaine et de sa propre approche de percussionniste. Hugh Ragin a un discours plus mélodique que ses acolytes, déployant de magnifiques solos qui irradient tout autant les denses passages à trois, que les beaux volumes de l'auditorium quand les deux autres se sont tus. A la batterie, Tyshawn Sorey n'utilise pas la grosse caisse, mais crée une vraie dramaturgie par sa capacité à ponctuer de quelques frappes minimales le dialogue des souffleurs, comme à accompagner par un intense crescendo sur les cymbales les tourbillons obsessionnels du saxophoniste. Alors que le début du concert laissait augurer d'une musique sobre, voire austère, on se laisse emporter par la puissance émotive qui s'échappe finalement du trio, maître de l'espace et du temps. En effet, on sent qu'ils ont pris le temps de dompter l'acoustique de la salle pour déployer un discours patiemment construit, porté par un vrai sens de la dramaturgie, aux dimensions quasi ritualistes. On en ressort alors conquis. Enchanté, au sens presque littéral du terme.

A lire dans les archives : Roscoe Mitchell en duo avec Matana Roberts en 2006 (déjà dans le cadre de Sons d'hiver) et Tyshawn Sorey en quartet en 2010.

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