Le festival Sons d'hiver développe depuis un certain nombre d'années désormais une relation profonde et régulière avec la scène jazz de Chicago. D'abord sous la forme d'un lien affirmé avec les héritiers de l'AACM, puis de plus en plus au fil des éditions avec les représentants d'une scène rajeunie, marquée par le décloisonnement des genres, ou plutôt leur dépassement (post-free, post-rock, les étiquettes ne font heureusement plus sens).
De son côté, le Musée du Quai Branly déploie depuis trois saisons une série de concerts sous le vocable "Bleu indigo" qui a le bon goût de proposer une exploration particulièrement pertinente des ramifications contemporaines du jazz américain. On se souvient par exemple y avoir vu dans des projets rarement programmés ailleurs dans la région Tyshawn Sorey, John Hébert, Steve Lehman ou encore Rob Mazurek. De quoi satisfaire notre appétit toujours renouvelé de surprenantes découvertes soniques.
Alors quand Sons d'hiver et Bleu indigo s'associent pour présenter un concert, on y court. D'autant plus quand sont présentes au générique quelques unes des figures chicagoanes et new-yorkaises qu'on aime le plus à suivre à travers le dédale de leurs productions discographiques entremêlées, comme en témoigne le billet sur mes disques favoris de l'année écoulée.
Living by Lanterns pourraient n'être qu'un n-ième hommage à une glorieuse figure du passé, comme on en voit bien (trop) souvent à l'affiche des festivals de jazz un peu partout sur la planète. Le projet est en effet né d'une commande faite au batteur Mike Reed par l'Experimental Sound Studio de Chicago d'élaborer quelque chose à partir des 700 heures d'archives de Sun Ra qui reposaient en son sein. Après un premier refus, Mike Reed a eu l'idée de ne sélectionner au final qu'une seule heure, une session de travail de 1961 tout sauf aboutie entre Sun Ra (piano), John Gilmore (sax ténor) et Ronnie Boykins (contrebasse). A partir de ces bribes - quelques mesures de-ci de-là, un simple accord jeté au hasard - il a composé une suite en six mouvements avec l'aide du vibraphoniste Jason Adasiewicz. Et pour l'interpréter, bien loin du format orchestral réduit de la bande originale, il a fait appel à un ensemble de neuf musiciens croisant avec bonheur son propre quintet chicagoan, Loose Assembly, avec les représentants d'une génération new-yorkaise grandie aux côtés d'Anthony Braxton.
On retrouve ainsi sur la scène du Musée du Quai Branly, la contrebasse puissante de Joshua Abrams entourée par les deux batteries de Mike Reed et Tomas Fujiwara. A eux trois ils forment une rythmique extrêmement présente tout au long du concert, qui est essentielle à l'identité du groupe. Par la polyrythmie qu'elle permet autant que par la mise en avant constante du son rond et boisé de la contrebasse dans l'équilibre des forces en présence. Sur la droite de la scène Jason Adasiewicz fait sonner son vibraphone avec véhémence, oscillant entre sonorités oniriques - clin d’œil à l'outer space cher à Sun Ra - et chevauchées percussives devant autant au minimalisme reichien qu'à une certaine esthétique typiquement chicagoane qu'on peut retrouver chez Tortoise ou dans l'Exploding Star Orchestra de Rob Mazurek.
Sur le devant, trois soufflants jouent de tous les registres. Taylor Ho Bynum, au cornet, avance parfois derrière le son étouffé d'une sourdine, glissant quelques notes veloutées au sein de l'orage rythmique quasi permanent que nous serre la rythmique. A d'autres moments, il se fait beaucoup plus rutilant, décochant des flèches aiguës, rivalisant de vivacité avec les deux saxophones qui prennent place à ses côtés, Greg Ward à l'alto et Matt Bauder au ténor. Bop, swing, free, tout le langage du jazz est revisité dans d'intenses solos qui donnent une couleur rétro-futuriste à l'ensemble. Les frontières temporelles se brouillent, et on ne sait parfois plus trop si la musique jouée est celle de 1960, de 2010 ou de 2060.
Entre batteries et cuivres, au centre du dispositif, il y a les cordes, frottées, pincées, caressées par les deux filles de l'orchestre, Tomeka Reid au violoncelle et Mary Halvorson à la guitare. Est-ce volontaire ? dû à leur positionnement central ? en tout cas on a parfois du mal à distinguer leur voix singulière dans les passages a tutti. Entre l'avalanche percussive des batteries et du vibraphone et la vigueur des soufflants, leur apport semble complètement fondu dans la masse. Heureusement elles ont droit à quelques solos qui, pour le coup, illuminent complètement les morceaux concernés. Mary Halvorson prend ainsi le premier solo du concert, guitare saturée et claudiquante, qui place d'entrée de jeu très hauts les débats. Un peu plus tard, c'est Tomeka Reid qui fait preuve d'un tendre lyrisme, d'autant plus puissant qu'il est feutré.
Au final, on reste marqué par le groove incessant qui transpire de l'orchestre. Au-delà des dissonances, distorsions et digressions dont raffolent ces musiciens, ils n'oublient jamais le sens de la forme qu'ils nous proposent - celle d'une suite parfaitement maîtrisée, qui fait sens comme un tout, au-delà des plaisirs de l'instant qu'elle offre à de multiples reprises. Et c'est bien là, beaucoup plus que dans le prétexte de l'hommage à Sun Ra, que la musique de Living by Lanterns fait sens, entrant en résonance aussi bien avec les explorations trans-genres d'un Rob Mazurek qu'avec les développements du 12+1tet d'Anthony Braxton. Musique d'hier ? Musique de demain ? Au cœur des préoccupations contemporaines.
A lire ailleurs : Ludovic Florin.
A voir ailleurs : le concert filmé par Arte Live Web.
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