Je ne m'habituerai jamais à cette salle. Chaque année, le festival Sons d'hiver s'entête à programmer des affiches alléchantes dans la salle des fêtes de la mairie de Saint-Mandé. Dilemme renouvelé tous les ans : que privilégier ? l'envie de voir des musiciens rares sur les scènes d'Île-de-France ou la peur d'être une nouvelle fois trahi par l'acoustique peu propice de la salle ? Cette année j'ai cédé à la tentation pour aller écouter des musiciens auxquels le festival sait, avec bonheur, rester fidèle au fil des années. J'avais ainsi déjà pu voir le quartet d'Hélène Labarrière dans le cadre de Sons d'hiver en 2008, et Kidd Jordan en trio avec William Parker et Andrew Cyrille en 2004, puis en quartet avec Fred Anderson, William Parker et Hamid Drake en 2006.
Sont-ce les ors, colonnes corinthiennes et fresques néo-classiques de la mairie qui ont influé sur moi ? En tout cas, je suis resté de marbre durant la prestation d'Hélène Labarrière (cb) et de ses acolytes (Hasse Poulsen, guitare, François Corneloup, sax baryton, et Christophe Marguet, batterie). Comme si un mur de verre se dressait entre moi et la scène, m'empêchant d'accéder aux plaisirs de l'écoute. Sentiment particulièrement étrange quand on se souvient du plaisir pris cinq ans auparavant et de l'estime que l'on porte à ces musiciens. Mais, rien n'y fait, j'ai l'impression d'observer de jolis papillons pris au piège sur leur épingle, figés en plein vol, définitivement inanimés derrière leur vitre. J'en viens même à n'y entendre que des "formules" chères à un certain jazz français des années 90, ce qui accroît mon agacement : rythmes africanistes à la Texier, lyrisme inspiré des chants de lutte, ouverture vers les folklores d'ici (Bretagne) et d'ailleurs (Mali). Le sentiment d'avoir baigné trop longtemps dans cet univers m'assaille alors. Au-delà de la salle, serait-ce révélateur d'une évolution plus profonde de mes goûts ? Je notais dans mon bilan 2012 la faible place laissée au jazz européen, et encore plus français, dans ma sélection en comparaison de certains de mes camarades ou par rapport à mes choix passés. Ce concert semble me confirmer une bifurcation personnelle, qu'il faudra tenter de confirmer - ou d'infirmer - en d'autres lieux. Car il y aussi parfois tout simplement des soirs sans, même pour les spectateurs.
A l'entracte, j'appréhende du coup un peu la suite. L'alternative n'est pas réjouissante : soit la déception se poursuit et je repartirai avec le sentiment de m'être laissé avoir par la salle, soit la musique des vétérans du free US m'emporte et cela confirmera mon éloignement de l'esthétique développée par la scène française.
Le début n'est pas rassurant. Chacun semble jouer dans son coin, sans faire attention aux autres : Charles Gayle martèle son piano sans une once d'attachement à la moindre mélodie, J.D. Parran passe des flûtes au saxophone basse, puis à la clarinette basse, sans prendre le temps d'installer un discours continu, William Parker fait vrombir sa contrebasse sans installer de rythme et Hamid Drake dresse un tapis percussif sans assises régulières. Au centre, Kidd Jordan au ténor intervient peu, jetant nonchalamment quelques notes parcimonieuses dans la mêlée. Ça part dans tous les sens, et ça ne fait pas sens. Heureusement, progressivement, Kidd Jordan prend le discours à son compte, impose sa volonté à l'ensemble, et entame un crescendo spirituel avec son sax qui unifie la musique et lui donne une direction. Le dernier tiers de cette première suite prend alors des accents coltraniens et lance enfin le concert. La deuxième suite est lancée par un beau solo d'Hamid Drake, ce qui lui confère d'entrée de jeu une assise rythmique bien établie, à partir de laquelle les soufflants vont pouvoir développer un discours riche du souvenir des marching bands et du carnaval néo-orléanais (Jordan étant originaire de la Crescent City), dans une esthétique aylérienne, si ce n'est à la lettre, au moins par l'esprit. Pour cette seconde suite, Charles Gayle troque bien vite son piano pour son sax ténor, instrument sur lequel il est bien plus convaincant, ce qui donne la possibilité de belles joutes avec le leader. Après ces deux longues suites, c'est déjà l'heure des saluts, mais sur l'insistance du public Kidd Jordan, un peu étonné de l'accueil enthousiaste qui lui est réservé, revient et entame un hymne funky, issu tout droit du folklore louisianais autour de Mardi-Gras. Simplicité et intensité mêlées finissent d'emporter mon adhésion. La soirée ne sera donc pas un échec, mais je repars avec des questions plein la tête sur l'évolution de mes choix esthétiques.
A lire ailleurs : Robert Latxague.
Samo Salamon - Sunday Interview
Il y a 10 heures
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire