Après l'hommage à Albert Ayler mené par le guitariste il y a quelques années, on pouvait s'attendre à ce que ce nouveau projet n'en soit que la transcription au répertoire coltranien. Si le groupe a bien interprété des morceaux extraits de l'album posthume de Coltrane dont il tire son nom, la démarche semble différente. Et la différence fondamentale tient au fait qu'il ne s'agit pas ici d'un projet-hommage, mais d'un groupe aux fortes personnalités musicales qui a certes, avec Sun Ship, un point de départ bien précis, mais qui est loin de s'y cantonner.
La première réjouissance offerte par ce quartet en est sa paire rythmique. Jason Ajemian et Chad Taylor, contrebasse et batterie, sont issus de la fertile scène chicagoane (on les a entre autre entendus ensemble au sein du Chicago Underground Trio de Rob Mazurek). Ajemian, notamment, a été énorme durant tout le concert. Très musical, il met sa science des techniques étendues (baguettes coincées entre les cordes, percussions sur le bois et les cordes...) au service du discours d'ensemble et non juste pour le plaisir démonstratif individuel. C'est lui le vrai poumon du groupe, qui maintient l'aspect chantant des compositions quand les deux guitaristes se lancent dans des décalages mélodiques conjoints et complémentaires.
Car l'autre particularité du groupe c'est d'être mené par les douze cordes de Mary Halvorson et Marc Ribot. La présence d'une deuxième guitare à ses côtés semble pousser Ribot à aller au-delà de ses gimmicks habituels. Car, si la répartition des rôles n'est pas égalitaire (aggravée par un problème d'amplification d'Halvorson sur le côté gauche de la scène lors du premier set) et si on retrouve le langage bien particulier de Ribot dans ses solos faits de phrases heurtées très rythmiques, celui-ci élargit aussi la palette des possibles dans les passages où les deux guitares se répondent. L'illustration parfaite en a été l'interprétation magistrale de Dearly Beloved de Coltrane, pleine de spiritualité, dans l'esprit de son auteur, mais dans un langage propre aux musiciens présents. Ajemian et Taylor dressent le cadre solennel en installant lentement le rythme avant de plonger dans une furie bruitiste tandis que les deux guitares se répondent de manière retenue, Halvorson dans une approche acidulée d'abord cotonneuse avant de gagner en tranchant et Ribot obsessionnel autour du thème répétitif et mystique du morceau. Intense.
Au-delà des thèmes de Coltrane, le groupe puise dans les standards (un Stella by Starlight très swing en intro par exemple) et le rythm'n'blues des prétextes à ses décalages vénéneux, bien loin de toute formule. Si la présence d'Halvorson, au niveau de l'intensité sonore, apparaît parfois en retrait, ses interventions font surgir au détour d'une envolée solitaire de Ribot des contrepoints étonnants qui font tout l'intérêt du groupe. Elle se glisse ainsi dans les petits interstices dont elle dispose pour distiller des dissonances jamais brutales, toujours suggérées. Comme une sauce aigre-douce. Après les avoir vus se succéder sur la scène de la Kunsthaus de Saalfelden cet été, il y avait donc un vrai plaisir à les voir partager la même scène pour deux sets pleins de subtiles décalages au milieu d'une musique dense, parfois swinguante, parfois tirant vers le groove. Toujours chantante. Le public ne s'est pas trompé en faisant revenir les musiciens à deux reprises. Permettant au passage à Ribot de témoigner du plaisir qu'il avait à jouer dans cette salle, la première qui l'avait accueilli à Paris pensait-il se souvenir.
A lire ailleurs : Thierry Quénum sur leurs concerts à Tampere (Finlande) et à Strasbourg, et Ludovic Florin sur celui de Paris.
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