dimanche 24 octobre 2010

Tyshawn Sorey Quartet @ Musée du Quai Branly, vendredi 22 octobre 2010

L'année dernière le Musée du Quai Branly avait accueilli l'exposition "Le siècle du jazz" consacrée aux interactions entre le jazz et les autres formes d'art. Après avoir regardé le XXe siècle dans le rétroviseur, le musée organise cette saison une série de concerts tournée vers le présent - américain - de cette musique. Je ne comprends toujours pas ce que le jazz fait dans un musée consacré aux arts premiers et aux cultures extra-occidentales, lui qui est l'une des expressions artistiques les plus nettement ancrées dans le XXe siècle américain, mais les affiches proposées sont belles, et les artistes souvent rares à Paris, alors profitons-en. Un peu plus tard dans la saison se produiront notamment Steve Lehman, Matana Roberts ou Rob Mazurek. Alléchant. Tyshawn Sorey ouvrait la programmation vendredi à la tête d'un quartet là aussi particulièrement intéressant sur le papier : John Escreet au piano, Aaron Stewart au ténor et surtout Taylor Ho Bynum aux cornet et bugle.

J'avais découvert Tyshawn Sorey il y a déjà quelques années (2003, peut-être) omniprésent derrière sa batterie aux côté de Steve Coleman. A l'époque, sa présence de tous les instants et sa puissance de frappe écrasaient presque la musique des Five Elements. Quelle surprise de le retrouver ici au centre d'une composition laissant beaucoup de place au silence et jouant le plus souvent sur les infrasons. Comme si la fougue d'hier, imprégnée de rythmes venus du hip hop, avait laissé la place à une science de l'agencement des sons directement inspirée par la musique contemporaine. Dans l'intéressante conversation avec le public qui suit le concert, le batteur fait part de son intérêt, depuis cinq ans, pour les "extended forms" où composition et improvisation se mêlent et cite les influences primordiales de Charles Mingus, Roscoe Mitchell et Anthony Braxton. Pas étonnant dans ce contexte de retrouver Taylor Ho Bynum, grandi musicalement aux côtés de Braxton.

Le concert débute par la répétition de phrases minimalistes au piano par John Escreet, comme une invocation rituelle destinée à créer les conditions de l'écoute et de l'échange. Progressivement saxophone et cornet entrent à pas feutrés dans la musique - le feutre d'un chapeau servant d'ailleurs de sourdine à Taylor Ho Bynum. Les sons sont étouffés, à peine suggérés. Tyshawn Sorey intervient plus au trombone qu'à la batterie - qu'il ne fera qu'effleurer tout au long du concert préférant d'autres percussions (gongs, vibraphone) s'inscrivant mieux dans la fluidité très liquide de la musique - ce qui crée par l'addition des souffles murmurés une impression de flottement autour des notes égrenées par le pianiste. La musique offre peu de prises à l'auditeur et exige de lui concentration. Cette même exigence se retrouve pour les musiciens, comme le note Tyshawn Sorey au cours de la discussion. Il s'agit ici de maintenir sur la longue durée (près d'une heure et demi ininterrompue) la curiosité des interprètes pour qu'ils proposent un matériel toujours changeant. Le batteur-compositeur insiste également sur la théâtralité de la performance : ses grandes frappes sur les gongs évoquent ainsi d'étranges rituels chamaniques où le caractère visuel est au moins aussi important que le son produit. Taylor Ho Bynum joue aussi avec l'aspect visuel de la représentation. Il se ballade dans la salle, monte les escaliers, va faire un tour derrière le rideau, glisse de l'eau dans son cornet pour en sortir des sons aquatiques... Insaisissable, la musique surgit de-ci de-là, s'élaborant à partir des idées suggérées par les uns et les autres, avant de s'éclipser quelques instants le temps qu'émerge une nouvelle direction. On est très loin de la musique que le batteur aime à jouer en tant que sideman (on pense à l'architecture rythmique très structurée de Fieldwork par exemple). Plutôt dans un prolongement de certaines expériences post-free des années 70 où les notions de composition et d'improvisation disparaissent pour ressurgir transfigurées sous les vocables imprécis d'instant composition ou d'extended forms. Philippe Carles parle d'acte sur le site de Jazz Magazine, ce qui rend bien compte de la dimension au-delà de la seule musique qui sous-tend la performance du quartet.

Comme la vue est aussi essentielle que l'ouïe pour ce genre d'expérience, Arte Live Web a eu la bonne idée de filmer le concert. Avis aux curieux.

2 commentaires:

Hélène C. a dit…

Tu as changé d'avis, finalement ?

Anonyme a dit…

Merci pour ce très attentif compte-rendu. Quant à votre interrogation, j'y répondrai en disant que le "jazz" est une musique née en Occident, indéniablement, mais qu'il a contribué à hybrider cette aire culturelle dans les temps modernes. C'est l'autre d'en-dedans, ni tout à fait d'ici, ni tout à fait d'ailleurs, qui joue constamment, dans sa fabrique, sur le même et l'autre.
Alexandre Pierrepont