Mercredi, l'Orchestre National de Lyon (ville natale d'Aimard) mettait à l'honneur trois œuvres ayant pour thème commun le mythe de Prométhée. Une façon, pour Aimard, de s'inscrire dans le cadre général de la saison de la Cité placée sous le signe du profane et du sacré. Titan qui défie les dieux et se met aux services des hommes, Prométhée résume bien les tensions entre ces deux thèmes, mais est aussi une figure complexe, que chaque époque aborde différemment. Ainsi Beethoven, dans ses Créatures de Prométhée, une œuvre assez précoce (1801) destinée à un ballet, met en avant, encore plein de l'esprit des Lumières, la gloire du créateur, de celui qui domine le feu et établit un nouvel ordre du monde centré sur l'homme. Un siècle plus tard, Scriabine, dans son Poème du feu (1911) pour piano et orchestre, s'attache plus à celui qui défie l'ordre ancien, qui se dresse seul face aux dieux de l'Olympe. Le piano semble ainsi lutter contre l'orchestre pour faire entendre progressivement une voix indépendante, émergeant du chaos initial pour finir dans une gloire pleine de lumière (à l'origine la pièce a été composée pour un clavier de lumière qui associerait chaque note à une couleur). A la fin du XXe siècle, Luigi Nono dans son Prometeo (1985) prend le contrepied de la tradition classique liée au mythe en proposant une musique toute en pianissimo ("le plus pppppp possible"), qui semble voir avant tout dans le Titan l'être condamné à perpétuité, qui voit son foie sans cesse repousser pour être dévoré par un aigle. Créateur, révolté, condamné, ces trois visions de Prométhée en disent long sur l'air du temps de chaque époque.
L'œuvre de Nono est vraiment formidable. Assisté par la réalisation électronique de l'Experimentalstudio für akustische Kunst de Fribourg-en-Brisgau, l'Orchestre de Lyon est réparti en quatre endroits de la salle : un groupe sur scène, et un à chacun des trois balcons qui forment le premier étage de la salle. Ainsi spatialisée, la musique n'a pas besoin de déployer la grosse mécanique pour immerger les spectateurs dans une successions de vagues sensibles jouées à des niveaux sonores très faibles. Quatre chanteurs, deux récitants, et trois solistes (flûte basse, clarinette contrebasse et euphonium ou tuba) tissent une musique d'une extrême sensibilité, pleine de bourdonnements, de résonances et de plaintes extatiques qui revisitent des pans entiers de la culture occidentale (des textes d'Hölderlin, Goethe, Sophocle, Eschyle...). Le traitement des voix est particulièrement somptueux, comme des cris étouffés, que viennent juste souligner les vibrations de la clarinette contrebasse ou les stridences répétitives des cordes. La force de Nono, et de l'interprétation, est d'insuffler une vraie sensibilité à cette musique qui pourrait facilement être formaliste. Belle expérience et grande chance de pouvoir entendre ça dans une salle aux dimensions idéales (ni trop grande, ni trop petite).
Samedi, Pierre-Laurent Aimard est seul sur scène pour interpréter l'intégralité de L'Art de la fugue de Bach. J'ai encore peu de références pour comparer son interprétation. L'ordre des fugues et canons ne suit pas tout à fait la numérotation, mais conserve quand même la trame générale d'une complexité croissante. Le contrepoint XIV laissé inachevé par Bach est stoppé net au moment de l'interruption de la partition. J'ai pris beaucoup de plaisir à découvrir l'œuvre comme un tout qui fait sens au-delà de chacune des fugues. L'interprétation souligne la beauté mécanique de l'écriture tout en évitant d'en faire un réglage d'horlogerie. Envie de prolonger l'écoute sur disque désormais, pour poursuivre l'exploration conjuguée des mondes de Bach et d'Aimard (puisque j'ai jusqu'à présent surtout des œuvres vocales du premier, et du répertoire contemporain du second).
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