Le chameleon des claviers se produisait trois soirs de suite dans l'auditorium de la Fondation Louis Vuitton en marge de l'exposition Basquiat x Warhol, à quatre mains. Avant d'assister au concert du troisième soir, je profite donc de la fin d'après-midi pour visiter ladite exposition qui présente sur quatre niveaux l'essentiel de la collaboration des deux icônes de l'art américain de la seconde moitié du XXe siècle. Pendant trois années (1983-85), ils ont produit une quantité assez considérable d'oeuvres à quatre mains : près de 160 dont une grande partie est présentée ici, augmentée d'autres oeuvres permettant de contextualiser la scène du NY Downtown des 80s (Keith Harring, Futura2000...), de photos d'archive et même d'une série d'oeuvres à six mains avec le renfort de celles de Francesco Clemente. A première vue les styles de Basquiat et Warhol sont assez dissonants, et le contexte de l'époque (Warhol avec l'essentiel de son oeuvre, et surtout de son impact sur l'histoire de l'art, déjà derrière lui, alors que Basquiat n'a commencé à émerger sur la scène artistique qu'en 1979) pourrait laisser craindre une rencontre par trop artificielle, mais pourtant il se dégage une vraie cohérence dans l'approche à quatre mains, tour à tour juxtaposition façon cadavre exquis, dialogue, confrontation et même véritable oeuvre commune où les styles entremêlés réussissent à transmettre sur la toile l'énergie urbaine du New York de l'époque - comme dans les rues où graffitis et publicités s'entrechoquent pour créer un univers singulier bien identifié. La quantité d'oeuvres rassemblées nécessite du temps pour bien profiter de la richesse de l'exposition et, arrivé à la fondation à 17h30, j'ai tout juste le temps de pénétrer dans l'auditorium pour le concert de Herbie Hancock prévu pour 20h30.
C'est la cinquième fois que je vois Herbie Hancock sur scène. Par le passé, je n'ai pas toujours été pleinement convaincu mais le bon souvenir du dernier concert à Prague en 2017 et le line-up prométeur qui l'accompagnait m'ont décidé à franchir le pas. La salle de l'auditorium n'est pas immense, on profite donc d'un concert dans un contexte presque intimiste, ce qui est un autre avantage peu commun pour une légende de cet acabit. Du concert de Prague d'il y a six ans, Herbie Hancock a conservé la section rythmique : James Genus à la basse électrique (entendu notamment auprès de Dave Douglas, Uri Caine ou encore Elysian Fields) et Trevor Lawrence Jr. à la batterie (plutôt actif auprès de stars pop, r'n'b ou hip hop - Kendrick Lamar, Dr. Dre, Alicia Keys...). Pour compléter le quintet il a fait appel au fidèle guitariste béninois Lionel Loueke (vu auprès de Michel Portal ou du saxophoniste Luboš Soukup pendant mes années praguoises) et à la jeune flutiste Elena Pinderhughes (entendu, elle, sur disque, auprès d'Ambrose Akinmusire ou Common). Bref un casting qui navigue alègrement entre les genres, du jazz le plus classique au hip hop, à la manière du pianiste au cours de ses plus de soixante ans de carrière.
Soixante ans : l'année 2023 marque l'anniversaire de la rencontre de Herbie Hancock avec Miles Davis, alors qu'il n'avait que 23 ans. Il deviendra son pianiste attitré jusqu'à la fin des 60s. Ce sont aussi les cinquante ans de l'album Head Hunters, explosion funk qui a défini le son d'une époque. Mais aussi les quarante ans de Future Shock et son tube Rockit aux sonorités hip hop et électro, contemporain des premières toiles communes de Jean-Michel Basquiat et Andy Warhol !
C'est ce grand melting-pot de sons que nous propose Herbie Hancock avec son groupe ce soir. Il annonce d'ailleurs en franglais en introduction qu'ils vont jouer une "ouverture" sous forme de medley de "petits morceaux", voyage à travers quelques uns des thèmes composés par le pianiste au cours de sa carrière. Ca commence par des textures cosmiques au synthé avant que des harmonies plus jazz ne résonnent au piano. Durant tout le concert, Herbie alternera ainsi les types de claviers. Le morceau de bravoure de cette ouverture est sans doute le solo de Lionel Loueke autour du thème de Rockit à la guitare et aux onomatopées alors que ses compagnons se sont tus un moment. Incroyable transcription des sonorités électroniques et des scratches d'origine. Ca commence fort. Hancock annonce ensuite un hommage à son "best friend" récemment disparu, Wayne Shorter, à travers une interprétation d'un des thèmes les plus iconiques du saxophoniste, Footprints. Là aussi, si tous les musiciens apportent leur pierre à l'édifice, c'est encore une fois Lionel Loueke qui se distingue particulièrement au moment de son solo. Celui-ci superpose le thème de Vera Cruz de Milton Nascimento aux harmonies du morceau d'origine maintenues par le pianiste pendant ce temps-là. Pour la suite du concert, Herbie puise dans son répertoire des 70s avec notamment Actual Proof (album Thrust, 1974) et Come Running To Me (album Sunlight, 1978). Chaque morceau est généreusement étendu pour laisser le groove prendre toute sa place. En conclusion, les accords funky de l'introduction de Chameleon confirment leur incroyable pouvoir de séduction - comment y résister ? A le voir danser sur scène avec son synthé à bretelles en bandoulière, on a du mal à croire qu'il vient de célébrer ses 83 printemps le mois dernier. Définitivement le meilleur concert de Herbie Hancock auquel j'aurai eu la chance d'assister !
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