Amiri Baraka est un gentil. Et il est en guerre contre les méchants. Tous les méchants. Mais s'ils ont un nez crochu et un étrange petit couvre chef sur la tête qui ne les protège pas complètement des intempéries, c'est quand même mieux.
"Who set the Reichstag Fire
Who knew the World Trade Center was gonna get bombed
Who told 4000 Israeli workers at the Twin Towers
To stay home that day"
déclame-t-il ainsi au cours de sa longue litanie pamphlétaire contre les méchants de l'histoire. On appréciera particulièrement la juxtaposition des deux évènements qui en dit long sur les ressorts profonds de cette interrogation rhétorique. Amiri Baraka est un symptôme de cette cassure historique au sein du mouvement progressiste américain entre Juifs et Noirs, survenue quelque part dans les tristes 70s post-droits civiques. Suivant une voie parallèle à la Nation of Islam farrakhanisée, il en arrive malheureusement aujourd'hui aux mêmes bêtises. Amiri Baraka est aussi un symptôme de la démonétisation du discours nationaliste noir dans l'Amérique d'Obama. Les textes scandés hier soir dataient tous de l'époque Bush et semblaient ancrés dans une autre époque, déjà lointaine, où le manichéisme pouvait encore tenir lieu de progressisme. L'inspiration pamphlétaire se serait-elle tarie ? Ce ne sont pas les brèves allusions aux bombardements en Lybie, recyclage qu'il semble lui-même, tant l'ardeur est absente, trouver trop facile des critiques contre l'intervention en Irak, qui y changeront quelque chose.
La soirée d'hier à la Cité de la Musique sous-titrée Diction & Contra-diction fut cependant chiche en contradiction. Pas de partage d'affiche contrairement à ce que le programme pouvait laisser croire. Après les slogans d'Amiri Baraka, les lumières se rallument sans que personne ne sache réellement s'il s'agit d'une courte respiration ou d'un entracte. Vingt minutes plus tard, un petit homme tout de blanc vêtu s'avance, partitions à la main, vers le piano. Cecil Taylor a donc des partitions !
Il me faut là faire un petit détour par un soir d'octobre 2002, au même endroit. J'étais en effet resté sur un souvenir pour le moins... particulier de Cecil Taylor. Il est en effet à l'origine du seul fou-rire que je n'ai jamais eu au cours d'un concert. Enfin, concert si on peut appeler de la sorte ses pitreries clownesques de l'époque. Ne touchant quasiment pas son piano, le grand musicien préfère déclamer des poèmes de sa composition dans une langue imaginaire inarticulée en effectuant quelques mouvements de danse qui se veulent précolombiens (enfin, c'est ce que disait le programme dans mon souvenir). Le tout agrémenté de magnifiques chaussettes vert pomme remontées sur son pantalon. Un grand moment ! La "performance" faisait suite à un solo plus que minimaliste de Tony Oxley et précédait le souffle silencieux de Bill Dixon. Défense et illustration des clichés qui collent à la peau du free jazz.
Je revenais par conséquent neuf ans plus tard avec quelques appréhensions. C'est peut-être le contraste entre ce souvenir encore très présent et le flux ininterrompu du piano qui m'a fait autant apprécier le concert d'hier soir. Prêt à toutes les "surprises" extra-musicales, j'ai été littéralement happé par... la musique. D'abord hachurée, faite de rythmes concassés et d'accords jetés en vrac, elle prend vite forme(s) et laisse alors transpirer les fantômes du blues au cours de longues chevauchées aux changements de rythmes incessants. J'y entends de délicats échos du Duke Elington des petites formations (Money Jungle), une majesté dans les passages les plus calmes qui évoque Abdullah Ibrahim ou encore une science des mécaniques rythmiques proche des Études de Ligeti. J'y entends étrangement assez peu de la densité taylorienne qui marque ses grands disques des roaring sixties. On semble plus dans l'exploration de nouvelles combinaisons rythmiques, d'une mélodie prise en cours de route et aussitôt laissée là, sur le bord du chemin, que dans la perpétuation de la fougue légendaire de l'Unit. Si les faibles variations de jeu peuvent facilement paraître hermétiques, la clarté du doigté et l'ampleur du son ont vite fait de m'embarquer avec eux.
Quelque part il doit être écrit qu'un concert de Cecil Taylor laisse toujours un souvenir singulier.
A lire ailleurs : Criss Cross, Ludovic Florin, Philippe Carles, Bladsurb.
William Parker & Ellen Christi - Cereal Music (AUM Fidelity, 2024)
Il y a 12 heures
2 commentaires:
Sur la "cassure historique" j'avais pondu un petit billet il y a quelques temps.
(Billet inspiré par la lecture d'un livre de Jeff Chang que tu as lu je crois.)
http://cinquieme.typepad.com/le_cinquime/2009/05/comment-%C3%A7a-a-commenc%C3%A9-%C3%A0-d%aymericC3%A9conner-.html
PS : Et la couleur des chaussettes de Cecil cette année ?
Oui, je l'ai lu et... dois te le rendre ! Et j'avais en effet en tête l'histoire du conflit scolaire à Ocean Hill-Brownsville en évoquant la "cassure".
Pour les chaussettes, blanches, comme le reste de la tenue. C'est une des premières choses que j'ai vérifiée à son arrivée. Leur couleur du jour avait tout de suite quelque chose de rassurant sur la nature de la performance à venir !
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