Très grand concert du trio Tim Berne/Marc Ducret/Tom Rainey vendredi soir au Sunset. Dix ans après leur concert aux Instants Chavirés documenté par leur premier disque - I think they liked it honey (Winter & Winter, 1996) - ce trio essentiel du jazz contemporain avait droit à une salle plus mainstream. Fallait-il y voir un signe d'affadissement de leur musique ? La réponse a été on ne peut plus claire : certainement pas ; ils sont toujours au centre du jazz le plus créatif, et bien vivant, du moment.
Dans une étuve digne de la forêt tropicale (il faudrait lancer une cotisation pour payer une clim' au Sunset), les trois musiciens ont à mainte reprises atteint le sommet de leur art. Bien que Tim Berne et Marc Ducret, par leurs instruments (sax alto et guitare) et par leur talent de compositeur, soient quasiment naturellement mis en avant, c'est Tom Rainey à la batterie qui a semblé, vendredi, mener le groupe du haut de sa grande classe polyrythmique. Démonstration étonnante de ce qu'on peut faire à l'aide de deux baguettes et de quatre membres. Pas de fioriture ou d'élément un peu exotique chez Rainey, en effet, mais une science des rythmes et des sonorités qu'on peut tirer d'une batterie qui le place parmi les très grands de l'instrument. Il faut le voir - ou en tout cas essayer de le suivre - tenir des rythmiques sur des tempos différents avec chacun de ses membres. Il faut aussi voir comment il tire de la moindre variation dans la tension de ses peaux, des sonorités extrêmement variées qui en font un magnifique coloriste, capable d'allier dans un même mouvement une énergie débouchant sur une sorte de transe entêtante et des subtilités dans le rendu des textures qui donnent à son jeu un caractère très chantant, proche en cela parfois des rythmiques pygmées. Le must du must a été atteint lors du deuxième morceau du deuxième set, où l'on a senti comme une transformation magique de la musique, qui échappait presque aux musiciens et qui semblait avancer toute seule, sur un rythme particulièrement effréné. Ce n'était plus le trio qui était maître de sa musique, mais bien celle-ci qui les possédait. Résultat d'un pacte secret avec Satan (qui fut le chef des chantres, avant d'être déchu, dans la tradition hébraïque) qui expliquerait le nom quelque peu énigmatique du groupe ?
Si Tom Rainey a été l'allumeur de magnifiques mèches, elles n'ont toutefois pu se consumer que grâce à la présence de ces deux grands explorateurs de sonorités singulières que sont Tim Berne et Marc Ducret. L'altiste américain mêle dans son jeu des effluves de la grande tradition afro-américaine - comme des preachings avec des échos de Mingus ou de rhythm'n'blues - et une acidité très downtown, où le rock le plus extrême n'est jamais loin. Mais, si on perçoit de-ci de-là quelques influences, il a surtout développé un langage qui lui est propre, immédiatement identifiable, et qui est la marque des très grands. Marc Ducret a lui aussi un langage singulier - sans doute l'un des plus intéressants à la guitare actuellement - qui transparait dans ses compositions à la poésie toujours très présente, comme si sa guitare récitait des vers plus qu'elle ne produisait des notes. Ce groupe a une formidable particularité, d'ailleurs : celle d'avoir une identité de groupe vraiment forte, et en même temps de permettre d'entendre des compositions de Berne et de Ducret sans que jamais on ne puisse les confondre, en respectant leurs univers respectifs.
Dix ans après leurs débuts en tant qu'entité autonome, l'interaction entre les membres de cet étrange culte sataniste est à son maximum, et pouvoir en être témoin d'aussi près - à quelques centimètres de la batterie pour ma part - donne le sentiment d'assister en direct à la poursuite de la grande aventure entamée il y a un peu plus d'un siècle dans le delta du Mississippi. Je considérais déjà Big Satan - aux côtés des Five Elements et de Masada - comme le groupe le plus important de ces vingt dernières années dans le monde du jazz ; ce concert n'a fait que renforcer ma conviction.
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