Signe Emmeluth’s Banshee @ Haus der Berliner Festspiele, 18h30
Si la programmation de la grande salle de ce vendredi soir est sans doute la plus ouvertement « grand public », elle s’ouvre néanmoins sur une proposition radicale. La saxophoniste danoise, basée à Oslo, Signe Emmeluth se présente à la tête d’un septet féminin où l’on retrouve notamment Maja Ratkje au chant et au violon. J’avais par le passé pu la voir au sein du quartet bruitiste Spunk comme sur un répertoire de chants weimariens et assimilés. La retrouver ici suscite donc ma curiosité, autant que de pouvoir enfin découvrir sur scène la saxophoniste dont le nom enfle dans les maigres cercles des amateurs de musiques des marges. Pour compléter le groupe, on trouve Guoste Tamulynaite au piano et au synthé, Anne Efternøler à la trompette, Heida Karine Jóhannesdóttir Mobeck au tuba, Guro Skumsnes Moe aux basses (électrique comme contrebasse) et Jennifer Torrence à la batterie et au vibraphone. Malgré l’effectif assez large, les passages a tutti et à plein volume ne sont que parcimonieux. On trouve plutôt ici une musique des infrasons, qui frise souvent avec le silence, nourrie de soudaines mais brèves explosions : cris en tout genre, gazouillis frénétiques, fanfare désarticulée, basse vrombissante… puis retour à des combinaisons sonores minimalistes. Le public n’ose applaudir entre les « morceaux » quand le silence s’installe, laissant l’œuvre se définir comme un tout dont la cohérence englobe donc l’absence de sons. Et cela fait finalement pleinement sens.
David Murray Quartet @ Haus der Berliner Festspiele, 20h00
Changement de pieds quasi complet avec le groupe suivant, qui s’inscrit lui dans une tradition du jazz aux repères bien établis. Il faut dire que le son de David Murray, au sax tenor comme à la clarinette basse, est nourri des différentes musiques racines de la culture afro-américaine : accents churchy hérités du gospel, teintes blues primordiales, véhémences issues des roaring sixties du free jazz naissant, mais aussi goût des belles mélodies et des ballades qui vous emportent. Le trio qui l’accompagne swingue et groove à plus d’un tour. Marta Sánchez s’inscrit dans la descendance d’un McCoy Tyner par son jeu harmonique dynamique. Luke Stewart, découvert au sein d’Irreversible Entanglements, ancre l’ensemble dans un groove perpétuel. Et Chris Beck à la batterie relance et dynamise l’ensemble quand de besoin. Cette musique s’appuie sur des repères très lisibles - thème, solos, thème - qui donnent l’occasion à chacun de briller tour à tour. David Murray mène l’ensemble avec entrain, invite sa femme à l’occasion pour réciter un texte de sa composition (en français, on sait que le saxophoniste a vécu plus de vingt ans à Paris), et fait entendre le son si caractéristique de son tenor, rauque, comme un cri étouffé, qui a fait sa marque de fabrique depuis cinquante ans. Sur un plan plus personnel, Murray est en quelques sortes lié à l’histoire de ce blog, puisque le premier billet que j’ai publié, en novembre 2004 sur feu Samizdjazz (mais repris dans les archives ici) était un compte-rendu d’un concert du saxophoniste au New Morning en compagnie des Gwo-ka Masters. Je ne l’avais pas revu sur scène depuis !
Makaya McCraven @ Haus der Berliner Festspiele, 21h30
Le troisième concert de la soirée nous ramène vers Chicago - comme la veille avec Wadada Leo Smith - mais dans un versant plus « actuel ». Non que la musique du trompettiste ne le soit pas, mais Makaya McCraven apparaît un peu comme la figure de proue d’un mouvement rassemblé par le label International Anthem qui a redonné une certaine « hype » à des musiques qui doivent, entre autres, au jazz ces dernières années. Sa présence scénique justifie rapidement les raisons de ce succès : son quartet est une imparable machine à groove qui fait dodeliner de la tête en rythme sans interruption. C’est d’abord dû au rythme obsédant maintenu par Julius Paul à la basse électrique tout au long du concert. Il ne s’arrête même pas quand le batteur-leader prend le micro entre les morceaux pour en donner le titre et en expliquer le sens. Il y aussi Marquis Hill à la trompette et au synthé qui a assimilé ce que le hip hop et les musiques électroniques pouvaient apporter au jazz. Mais surtout, il y a la révélation de Matt Gold à la guitare, qui emporte la musique loin avec lui, pas tant sur un registre de « guitar hero » (peu de solos), mais en faisant rebondir sans cesse le discours au-delà de la rythmique hypnotique sur laquelle elle s’appuie. Et puis, Makaya McCraven lui-même dont la batterie propulse l’ensemble avec fougue, nourries de mille rythmes, de toutes les musiques des dernières décennies, et toujours un énorme feeling. Bien mieux que ce qu’à quoi je m’attendais, à vrai dire.
Amirtha Kidambi’s Elder Ones @ Haus der Berliner Festspiele, 23h00
On quitte la grande scène, mais on reste à la Festspiele, pour se retrouver dans une petite salle aménagée dans une aile du bâtiment pour le dernier concert de la soirée. L’occasion de retrouver Amirtha Kidambi et ses Elder Ones un an et demi après leur concert explosif à Banlieues Bleues. Le groupe n’a pas changé. On retrouve la leader au chant, à l’harmonium et au synthé, soutenue par Matt Nelson au sax soprano, Alfredo Colón au sax tenor, Lester St Louis à la contrebasse et Jason Nazary à la batterie et aux beats électroniques. Le répertoire, lui, a en revanche évolué, puisqu’il est entièrement composé de nouvelles chansons issues d’un disque encore a paraître. Les thèmes, en revanche, restent inscrits dans un présent politique qui n’évolue pas dans le bon sens. La chanteuse rappelle ainsi d’emblée qu’il s’agit d’une musique protestataire, en droite ligne de la tradition du jazz, citant Max Roach, Abbey Lincoln, Nina Simone ou Miriam Makeba. Lutte contre le techno-fascisme des oligarques Peter Thiel ou Elon Musk, protestation contre la brutalité de l’ICE et le déploiement de la garde nationale dans les grandes villes démocrates, référence à Frantz Fanon ou à l’arme de la famine utilisée par le pouvoir colonial britannique en Irlande (inspiré par la visite d’une prison à Dublin), les thèmes actuels ou historiques servent de base à une musique hautement inflammable où les solos fiévreux des saxophones font ressurgir tout un imaginaire marqué par les grands noms du free jazz le plus politique (elle aurait pu citer le Liberation Music Orchestra de Charlie Haden ou l’Attica Blues d’Archie Shepp). La rythmique qui fait s’enchevêtrer acoustique et électronique renvoie elle a des sonorités plus contemporaines, marquées par un groove hybride qui ne cesse de muter. Enfin, le bourdon de l’harmonium et les modulations dans la voix puissante d’Amirtha Kidambi rappellent l’influence de la musique carnatique qu’elle a toujours maintenue. Nouvelles chansons, donc, mais une force de conviction intacte, et une nouvelle fois un concert qui fera date.



