dimanche 2 novembre 2025

Jazzfest Berlin 2025, 3e soir, samedi 1er novembre 2025

Mary Halvorson’s Amaryllis Sextet @ Haus der Berliner Festspiele, 20h00


C’est LE grand soir. Toute la programmation du festival est d’une extrême qualité, mais la soirée du samedi justifiait à elle seule le voyage, même si ce fut la moins prolixe avec « seulement » trois concerts contre quatre les autres soirs. Pour commencer, qui de plus indiquée que Mary Halvorson dont le nom est (presque) toujours une source de motivation pour aller à des festivals par delà les frontières : Saalfelden 2010, Lisbonne 2013, 2018 et 2019, Wels 2017, et, déjà, Berlin 2018. Seul Saalfelden 2015 aura échappé à la règle. Je notais lors de son concert parisien de l’année dernière que je l’avais vue à vingt-cinq reprises sur scène mais jamais trois fois avec le même groupe. Le vingt-sixième concert ne déroge pas à la règle avec cette deuxième occasion de la voir à la tête de son Amaryllis Sextet regroupant Patricia Brennan au vibraphone, Adam O’Farrill à la trompette, Jacob Garchik au trombone, Nick Dunston à la contrebasse et Tomas Fujiwara à la batterie. Le concert parisien de l’année dernière était concomitant à la sortie du deuxième album de ce groupe. Ce concert berlinois est l’occasion de présenter la musique du troisième, paru cet été. Cela commence par deux morceaux pris sur un rythme relativement moins uptempo qu’à l’accoutumée. Presque des ballades. J’ai aussi l’impression que la guitariste a élargi le champ des effets auxquels elle a recours, avec notamment des notes prolongées à l’extrême qu’elle use presque systématiquement sur le deuxième titre. Il faut ici saluer la restitution sonore d’une extrême qualité par les équipes du festival. La guitare de Mary Halvorson est mixée juste ce qu’il faut un peu plus en avant par rapport au reste du groupe, ce qui permet de nettement distinguer son discours singulier sans pour autant empiéter sur la dynamique collective propre à l’écriture halvorsonienne. Car ce qui distingue cette musique, c’est vraiment ce sentiment d’un discours de groupe complètement fluide, prolongement idéal des idées de la guitariste, plein de couleurs changeantes mais avec toujours le sens de l’avancée des morceaux. A la pause, un spectateur à côté de moi fait remarquer à son voisin qu’il trouve la musique particulièrement lyrique, et qu’il ne lui manque qu’une voix pour en faire des chansons. On sait que Mary Halvorson avait justement fait l’expérience du « format » chansons avec son précédent groupe, Code Girl (avec Amirtha Kidambi), et s’il n’y a plus de voix pour « habiller » les morceaux, l’écriture de la bostonienne a conservé cette lisibilité. L’existence désormais prolongée de l’ensemble permet des échanges télépathiques entre musiciens, les solos ne cherchant ainsi pas la « démonstration » et se fondant si naturellement dans la masse orchestrale qu’il est bien difficile pour le public d’applaudir « au bon moment » malgré les râles de plaisir qui montent régulièrement de la salle. Encore un très grand concert de l’artiste la plus emblématique de ces quinze dernières années !


Barry Guy & London Jazz Composers Orchestra feat. Marilyn Crispell & Angelica Sanchez @ Haus der Berliner Festspiele, 21h30


Jusqu’à présent le groupe le plus fourni à s’être produit sur la grande scène de la Festspiele était un septet. Il y a donc un indéniable effet de surprise quand on retourne dans la salle après l’entracte et que dix-huit pupitres sont disposés sur quatre rangées. Avant que les musiciens n’entrent en scène, Marilyn Crispell est honorée et reçoit l’Instant Award for Improvised Music 2025 (et les 50 000 dollars qui vont avec) autant pour l’ensemble de son œuvre que pour sa performance en solo lors de l’édition 2024 du Jazzfest Berlin, est-il expliqué. Cette figure majeure de la free music en retrouve une autre en la personne de Barry Guy, qui a rassemblé pour l’occasion une nouvelle mouture de son LJCO. Le contrebassiste britannique avait formé l’orchestre en 1970 (il n’avait alors que vingt-trois ans), à une époque marquée par des initiatives similaires en Europe. On pense au Globe Unity Orchestra d’Alexander von Schlippenbach en Allemagne ou à l’Instant Composers Pool Orchestra aux Pays-Bas notamment. Il s’agissait à chaque fois de trouver un moyen d’articuler la forme composée et les libertés des musiques issues du free jazz. Le programme de la soirée s’intitule « Double Trouble Three », troisième incarnation d’une pièce qui se voulait à l’origine une sorte de concerto pour deux pianistes et dont la première mouture (années 80) était justement destinée à réunir le LJCO et le Globe Unity Orchestra avec Schlippenbach et Howard Riley comme solistes. Une deuxième incarnation, avec cette fois-ci Irène Schweizer et Marilyn Crispell aux pianos et le seul LJCO en support, avait été enregistrée dans les années 90. Pour cette troisième mouture on retrouve donc Crispell accompagnée cette fois-ci par Angelica Sanchez. Barry Guy se dispose comme chef d’orchestre, et donc dos à la scène, dirigeant tout en tenant sa contrebasse d’une main. Immédiatement face à lui, il a les deux pianistes qui se font face, sur la gauche de la scène, le violoniste Phil Wachsmann (l’un des rares « historiques » de l’orchestre encore présent) et sur la droite le génial batteur suisse Lucas Niggli. Derrière les pianos, trois rangées de soufflants complètent le dispositif : tout d’abord les saxophonistes (Mette Rasmussen, Michael Niesemann, Torben Snekkestad, Simon Picard et Julius Gabriel), puis les trombonistes (Andreas Tschopp, Shannon Barnett et Marleen Dahms) et le tubiste Marc Unternährer, et enfin les trompettistes (Henry Lowther, Percy Pursglove et Charlotte Keene) complétés par Christian Weber à la contrebasse. Si la forme est inspirée d’un concerto, le discours des deux pianistes est tellement intégré à la masse orchestrale qu’on est bien en mal de reconnaître une quelconque forme classique. Et à vrai dire, le bonheur procuré par cette musique tient bien plus aux capacités offertes par la multiplicité des pupitres qu’à une démonstration solitaire de tel ou tel. Les passages solennels succèdent aux explosions free, et l’œuvre se déploie sur le temps long, de surprises en relances, qui exploitent avec intelligence la rutilance cuivrée de l’ensemble (et la force de frappe de Lucas Niggli). C’était la première fois que je voyais Barry Guy sur scène, et ça valait le coup, avant que le poids des ans ne le rattrape. 


Patricia Brennan Septet @ Haus der Berliner Festspiele, 23h15


Retour de Patricia Brennan sur scène, après son apparition aux côtés de Mary Halvorson plus tôt dans la soirée. L’occasion pour elle de présenter sa propre musique, issue de l’album Breaking Stretch, paru l’an dernier (et mon disque préféré sorti en 2024). Le septet est la prolongation d’un premier groupe, au format plus resserré : un quartet réunissant autour de la vibraphoniste, Kim Cass à la contrebasse, Dan Weiss à la batterie et Mauricio Herrera aux percussions afro-cubaines. Pour le format en septet, trois soufflants ont été ajoutés : Mark Shim au sax tenor, Jon Irabagon au sax alto et Adam O’Farrill, lui aussi de retour sur scène, à la trompette. La musique de l’ensemble est une sorte de latin jazz métamorphosé au contact de l’avant-garde brooklynienne. Après tout, Patricia Brennan est mexicaine, Mauricio Herrera cubain, Jon Irabagon d’origine philippine (le plus « latin » des pays d’Asie) et Adam O’Farrill l’héritier d’une lignée emblématique de ce style (il est le fils du pianiste Arturo O’Farrill et le petit-fils du compositeur-arrangeur-chef d’orchestre Chico O’Farrill). La musique de Patricia Brennan a des similarités avec celle de Mary Halvorson, dans son jeu sur les couleurs orchestrales et la dynamique d’ensemble, dans la lisibilité de morceaux qui semblent avancer inexorablement vers leur but final, dans cette alliance entre mélodies entêtantes et dynamique harmonique pleine de rebondissements. Ça file à toute allure, ça fait rugir de plaisir, ça emporte le corps et l’esprit, et c’est encore mieux en live ! Oui, samedi était vraiment LE grand soir !

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