dimanche 14 septembre 2025

Gautier Garrigue / Orchestre National de Jazz @ Radio France, samedi 13 septembre 2025

Pour ce premier concert de la saison 25/26 de Jazz sur le Vif, la Maison de la Radio accueillait la première parisienne du nouvel ONJ, désormais dirigé par Sylvaine Hélary. Il y avait donc beaucoup de monde au studio 104 hier. Avec raison ! Avant le plat de résistance du jour, Gautier Garrigue se présentait à la tête de son élégant quartet, auteur du beau disque La Traversée, sorti l'année dernière sur Pee Wee. On a déjà eu le plaisir de voir et d'entendre le batteur au sein de Flash Pig ou aux côtés d'Henri Texier, et ce premier concert en leader a permis de se rendre compte que les qualités de compositeur du natif de Perpignan sont aussi réelles que ses capacités derrières les fûts. Le voisinage avec la musique développée par Flash Pig est d'autant plus évident que l'on retrouve les 3/4 du groupe sur scène ce soir. Au-delà du leader, Maxime Sanchez au piano et Florent Nisse à la contrebasse sont ainsi aussi présents. En revanche, le saxophone d'Adrien Sanchez se trouve "remplacé" par la guitare de Federico Casagrande. Même évidence mélodique que pour le groupe qui nous l'a révélé, même profondeur harmonique pour donner relief et dynamisme aux morceaux, même amour d'un jazz post-free entre retour aux sources et prise en compte d'un esprit de liberté pour aller au-delà des formes trop établies. On trouve dans la musique de Gautier Garrigue comme des échos du quartet américain de Keith Jarrett, quelques tournures mélodiques qui évoquent l'écriture d'Ornette Coleman, mais sans doute avant tout - est-ce le fait de diriger depuis la batterie qui veut ça - une dette évidente envers les ensembles de Paul Motian. La guitare de Federico Casagrande ne cesse ainsi d'évoquer les sonorités de quelques guitaristes passés par l'Electric Be Bop Band du batteur américain, tels Steve Cardenas, Jakob Bro, Kurt Rosenwinkel ou Ben Monder. Comme le titre de l'album le laisse entendre, la musique de La Traversée est voyageuse, souvent rêveuse, mais jamais trop "lâche" : en effet, la présence des musiciens les uns aux autres maintient l'intensité nécessaire pour, qu'au-delà de l'aspect à première vue "tranquille" des morceaux, il y ait un vrai travail harmonique qui donne de la densité à la musique. Le temps de cette traversée défile ainsi très vite, et l'on se retrouve surpris quand Gautier Garrigue annonce qu'ils n'ont plus que cinq minutes pour un dernier morceau - la diffusion en direct sur France Musique obligeant à s'arrêter à 20h00. 


Après l'entracte, la contrainte horaire disparaît puisque le concert sera diffusé ultérieurement (le 4 octobre) sur l'antenne de la radio publique. Il faudra néanmoins faire des coupes, car la durée de la prestation de la troupe assemblée par Sylvaine Hélary a duré près de deux heures. J'étais particulièrement content à l'annonce de l'arrivée de la flûtiste à la tête de l'ONJ, et ce premier concert parisien a grandement confirmé que cela était pleinement justifié. Cela fait maintenant depuis une vingtaine d'années que je vois et écoute la nouvelle directrice sur scène ou sur disque. Au départ, guest ou sidewoman dans des ensembles appréciés (je me souviens de concerts du Bruit du [sign] aux Voûtes ou du Monio Mania de Christophe Monniot), puis dans ses propres orchestres, à commencer par l'excellent quartet Spring Roll ou le plus récent Orchestre Incandescent, en passant par ses passages auprès de Didier Levallet, Denis Colin, Dominique Pifarély ou Stéphane Payen, entre autres. J'étais donc particulièrement curieux de voir quels musiciens elle allait choisir pour l'accompagner et quel répertoire elle allait développer. Sur scène, ils sont dix-sept, huit femmes, neuf hommes, et pour ce premier programme, c'est l'une des figures majeures du jazz post-free qu'ils honorent : Carla Bley, qui se trouve être une femme également. L'occasion d'un rééquilibrage nécessaire après des décénies de sur-représentation masculine, dans une démarche qui s'impose d'autant plus qu'elle semble naturelle et aller de soi. Pour l'accompagner dans les arrangements des morceaux de la californienne, Sylvaine Hélary a fait appel à Rémi Sciuto, que je n'avais pas vu depuis fort longtemps (près de vingt ans et les nombreux concerts du Grupa Palotaï auxquels j'avais assisté à l'époque). Pour servir ces compositions et leurs arrangements, l'orchestre rassemblé brille par sa diversité instrumentale et sa plasticité. 


Disposé en arc de cercle sur deux rangées, il y a d'abord, au centre, la batterie de Franck Vaillant. Sur la gauche de la scène, le piano et l'orgue Hammond d'Antonin Rayon (fidèle des ensembles de la flûtiste) et la contrebasse de Sébastien Boisseau. Sur la droite, les vents, à savoir Rémi Sciuto aux saxophones alto et baryton et à la clarinette, Hugues Mayot au sax ténor et à la clarinette basse, Léa Ciechelski au sax alto et à la flûte et Sylvaine Hélary elle-même à la flûte. Le deuxième arc de cercle rassemble, en partant de la gauche, un quatuor à cordes (Anne Le Pape et Laure Franz aux violons, Guillaume Roy à l'alto et Juliette Serrad au violoncelle), le vibraphone et les percussions d'Illya Amar et enfin les cuivres de Sylvain Bardiau (trompette), Quentin Ghomari (trompette et bugle), Fanny Meteier (tuba), Jessica Simon (trombone) et Mathilde Fèvre (cor). Bref, des noms bien connus pour la plupart, plein de promesses jubilatoires. De quoi sonner tour à tour comme une fanfarre, un orchestre de cabaret, un big band ou un orchestre de chambre et de permettre ainsi un portrait kaléïdoscopique de la musique de Carla Bley. Il y a des inflexions qui peuvent faire penser au Sacre du Tympan de Fred Pallem (dont Rémi Sciuto est un membre fidèle) ou au Surnatural Orchestra (Sylvaine Hélary comme camarade de route), mais c'est bien l'écriture protéïforme de la pianiste américaine qui transparaît partout. Toujours mélodieuse, parfaitement ciselée mais souvent pleine d'humour et de clins d'oeil, elle permet autant de mettre en lumière tel ou tel soliste à l'occasion que de jouer des combinaisons sonores variées dans les passages a tutti. Musique mécanique, Utviklingssang, In India et quelques autres compositions sont abordées. A priori rien d'Escalator Over The Hill (où alors je n'ai pas reconnu), peut-être pour mieux éviter l'évidence et donner à entendre finalement plus que l'opus magnum qui risquerait de cacher la dense forêt d'une riche discographie. En tout cas, l'esprit de Carla était bien là, aussi présent qu'un soir de juillet 2006 au New Morning avec son big band, pour le premier concert de la dame auquel j'ai eu la chance d'assister (enregistré et paru sur disque, Appearing Nightly, ensuite), ou qu'en mai 2017 au Jazz Dock praguois en trio avec Steve Swallow et Andy Sheppard, pour la quatrième et dernière fois me concernant. Quelle joie de pouvoir, encore, entendre cette musique en concert magré la disparition de Carla Bley il y a deux ans. On a hâte de pouvoir entendre les autres programmes que proposera Sylvaine Hélary durant son mandat !

dimanche 7 septembre 2025

Maxime Delpierre & Le Mini-Jazz-Ouragan @ La Dynamo, samedi 6 septembre 2025

C'est la rentrée, c'est Jazz à la Villette ! Ceci-dit, mon enthousiasme est sans doute moindre qu'il y a quelques années, la programmation s'éloignant progressivement des mes amours musicales les plus immédiates au fil des ans. Je n'avais assisté à aucun concert lors de l'édition précédente, et cette année je n'ai pris des places que pour une soirée. C'était néanmoins l'occasion de retrouver un nom surtout vu au cours de la décennie 2000 quand il était au coeur de nombreux groupes émergeants de la galaxie Chief Inspector : le guitariste Maxime Delpierre. Dans les archives, on trouve ainsi traces de concerts du Collectif Slang (2004) et de Limousine (2005), mais je me souviens l'avoir aussi vu, d'ailleurs dans cette même salle de la Dynamo, avec Louis Sclavis ou Camisetas (2007 pour les deux concerts). Camisetas, c'était un peu le groupe "aboutissement" de la démarche du label, puisqu'il voyait trois de ses pensionnaires, Médéric Collignon, Arnaud Roulin et Maxime Delpierre donc, croiser le fer avec Jim Black, héros revendiqué de toute cette scène parisienne crossover qui mélangeait allègrement jazz, rock, pop et musiques électroniques. On retrouve Arnaud Roulin aux claviers dans le nouveau groupe que présente le guitariste pour l'occasion. Ils ne se sont à vrai dire jamais perdu de vue, continuant de naviguer dans les mêmes eaux musicales, voire les mêmes groupes, au fil des ans. 


Autour de ce duo d'amis de longue date, on trouve des noms plus inédits : Elise Blanchard à la basse électrique, Alix Goffic à la batterie et Fabe Beaurel Bambi aux percussions. Comme le nom du groupe le laisse entendre, c'est du côté d'Haïti, et plus largement des musiques de l'arc caraïbe, que Maxime Delpierre est parti chercher l'inspiration. La musique proposée est ainsi un mélange explosif des habituelles sonorités propres aux groupes dans lequel il joue - Limousine notamment - et des rythmes afro-caraïbes. Le mini-jazz était un genre musical à la mode en Haïti dans les années 60 et 70 à l'époque où un peu partout sur la planète s'effectuaient des mélanges modernistes entre musiques traditionnelles et guitares surf ou psyché. Dérivé du compas, mais en mettant en avant guitares électriques, le mini-jazz a ensuite eu une influence sur le développement des musiques des Antilles françaises, étant l'une des sources du zouk. Le Mini-Jazz-Ouragan en propose une version actuelle, qui semble issue de la sédimentation longue de nombreux genres hybrides : surf music, space pop, roadmovie planant, rumba psychédélique... Les paysages parcourus sont ainsi loin d'être uniformes, même s'il y a une vraie identité de groupe. La plupart des morceaux n'ont pas encore de titre, précise le guitariste, même s'il faudra bientôt s'y mettre étant donné qu'ils viennent d'enregistrer un disque à sortir prochainement. L'ambiance se rapproche parfois du jazz pop créolisé du Tigre d'Eau Douce de Laurent Bardainne (où l'on retrouve sans surprise Arnaud Roulin aux claviers et Fabe Beaurel Bambi aux percussions), à d'autres moments elle fait monter un groove plus uptempo renforcé par la force de frappe percussive du quintet. Tour à tour dansante ou planante, la musique conserve toujours une forte dimension hypnotique, où les boucles rythmiques sont parcourus de stries électriques issues de la guitare du leader. Une vraie réussite. 

mercredi 14 mai 2025

Lucian Ban & Mat Maneri @ 19 Paul Fort, lundi 12 mai 2025

Voici un musicien que j'adore, mais que je n'avais encore jamais eu l'occasion de voir en concert. Le pianiste roumain, mais new-yorkais depuis le tournant du millénaire, Lucian Ban faisait une rare escale à Paris lundi soir, au sous-sol du 19 de la rue Paul Fort, où Hélène Aziza poursuit son oeuvre de mécène au service des arts plastiques comme de la musique, classique ou jazz, dans leur versant le plus ouvert. J'avais découvert ce pianiste sur disque il y a une quinzaine d'années à l'occasion de la parution de son Enesco Re-Imagined (Sunnyside, 2010). J'avais été intrigué par le propos : des oeuvres de Georges Enesco revisitées par un groupe comprenant notamment Ralph Alessi, Tony Malaby, John Hébert ou Gerald Cleaver... bref des noms qui reviennent très souvent dans ma discothèque. Depuis, j'ai creusé un riche sillon qui s'enrichit quasiment d'un nouveau disque par an, sous divers formats orchestraux : en solo, en duo, en trio, en quartet, en quintet, ou dans un format encore plus large pour un second disque autour de l'oeuvre du compositeur franco-roumain, Oedipe Redux (Sunnyside, 2023), adaptant cette fois-ci l'opéra d'Enesco autour du mythe d'Oedipe. Ledit disque était cosigné par Mat Maneri. Ce n'était pas la première collaboration entre les deux musiciens, loin de là. L'altiste était déjà présent sur le premier disque hommage à Enesco, et a ensuite enregistré à de nombreuses reprises avec Lucian Ban, et notamment deux disques en duo parus chez ECM, Transylvanian Concert (2013) et Transylvanian Dance (2024), ainsi que deux disques en trio, Sounding Tears avec Evan Parker (Clean Feed, 2017) et Transylvanian Folk Songs avec John Surman (Sunnyside, 2020). La Transylvanie revient souvent dans les titres, et elle irrigue également la musique du pianiste, de manière plus ou moins explicite selon les répertoires. Les deux plus récents disques cités ont ainsi une source commune qui y fait référence : les enregistrements (sur rouleaux de cire) et transcriptions réalisés par Béla Bartók de chants populaires de la région au début du XXe siècle. C'est ce programme - libres improvisations autour desdites transcriptions - que Lucian Ban et Mat Maneri nous présentent ce soir-là.


Le concert commence par une exploration particulièrement abstraite d'une chanson traditionnelle. Le piano de Lucian Ban se fait obsédant, avec un martèlement répété des touches graves qui crée comme un halo fantomatique autour de la mélodie plaintive déployée par le violon alto de Mat Maneri. Dans quelques courtes envolées rythmiques, le pianiste semble transformer son instrument en cymbalum, avant de reprendre ses martèlements hypnotiques. Au fur et à mesure du concert, on entre plus facilement dans la musique, et on en perçoit mieux les jeux autour des airs et rythmes du folklore transylvain - région roumaine où se mêle une forte présence magyare (c'était encore l'empire des Habsbourg à l'époque où Bartók commençait son travail musicologique). Après les deux premiers morceaux, Lucian Ban prend le temps d'expliquer leur démarche, et l'illustre en jouant sur son téléphone une des fameuses chansons enregistrées par le compositeur hongrois (d'une durée limitée à 40 secondes, par la technologie de l'époque). Ils ont eu accès à certains volumes des transcriptions (chaque morceau tenant sur une page de partition) conservés par la bibliothèque de Columbia University (Bartók ayant rassemblé ses transcriptions en plusieurs volumes à la fin de sa vie, après avoir émigré à New York en 1940). Il explique aussi qu'ils ne cherchent pas à reproduire tel quel le matériel originel, mais à l'interpréter à l'aide de leur expérience de jazzmen, et pour Maneri, en résonnance avec des techniques issues d'autres aires géographiques (Afrique de l'Ouest, du Nord ou Corée). Il y a une évidente corrélation avec le blues, source inépuisable du jazz, dans leur traitement de ce matériel populaire. Et, d'un particularisme local, on atteint bien vite l'universel par cette vision sublimée, tour à tour abstraite ou richement réharmonisée.  

Le son de l'alto de Mat Maneri ne plait pas à tout le monde (d'après l'écoute furtive de quelques réflexions de spectateurs après-coup), mais je trouve qu'il fonctionne à la perfection avec ce répertoire. Il conserve quelque chose de plaintif, qui entre en résonnance forte avec le matériel populaire traité - on sait la musique magyare avoir recours à la gamme pentatonique comme certaines musiques asiatiques, d'où peut-être cet aspect. Et il permet ainsi une expression bien différente d'une relecture "classique" plus habituelle. La complicité et l'intimité au long cours entre les deux musiciens créent un environnement particulièrement propice à leur exploration bien loin d'être uni-dimensionnelle. Chaque chanson se voit approcher d'une manière différente de la précédente. Certaines ont un leitmotiv bien identifiable, sur lequel on pourrait presque danser. D'autres voient au contraire leurs contours se flouter par l'improvisation de traverse que se permettent les interprètes. Ce qui fait que la musique se renouvelle constamment, et nous tient en alerte tout du long. Si ce concert était une première opportunité de voir Lucian Ban sur scène, c'était aussi l'occasion de retrouvailles avec Mat Maneri, plus de vingt ans après la première fois, en trio improvisé avec Assif Tsahar et Jim Black au Studio de l'Ermitage (en 2003 si ma mémoire est bonne). J'espère ne pas devoir attendre vingt ans pour avoir une nouvelle chance, tant ce concert s'est immédiatement hissé au niveau de ceux qui laisseront un grand souvenir, pour longtemps.

dimanche 27 avril 2025

Arnaud Dolmen Quartet / James Brandon Lewis Trio @ Radio France, samedi 26 avril 2025

Si son nom ne m'était pas inconnu - entendu ici ou là comme sideman - ce concert était la première véritable occasion qu'il m'était donné de me pencher sur la musique d'Arnaud Dolmen. Le batteur guadeloupéen était pour l'occasion à la tête d'un quartet au format des plus classiques : Francesco Geminiani au sax ténor, Leonardo Montana au piano et Samuel F'hima à la contrebasse l'accompagnaient. Le concert commence par un morceau au rythme enlevé, où le leader complète sa batterie d'un tambour ka qu'il active comme la grosse caisse à l'aide d'une pédale. Cela démultiplie les possibilités rythmiques et ancre d'entrée de jeu le jazz du quartet dans les rythmes traditionnels de l'île caraïbe. Pour la suite du concert, Arnaud Dolmen n'utilisera plus que la batterie, mais on retrouvera à plusieurs reprises une influence qui puise au-delà des canons du jazz, dans les inflexions créoles propre à son île natale. S'il y a bien une ballade au cours de leur set, le rythme des morceaux, tous signés du leader, est le plus souvent soutenu. Peu de solos des instruments solistes habituels (saxophone, piano), c'est la paire rythmique qui mène le plus souvent la danse. On entend une musique écrite depuis la batterie, le quartet semblant là pour prolonger les idées rythmiques propulsées par le compositeur depuis ses fûts. Les passages a tutti démontre une grande cohésion de groupe, qui déroule ainsi avec fluidité des compositions où l'aspect rythmique est au moins aussi important que l'avancée mélodique des thèmes. Entre les morceaux, Arnaud Dolmen explique rapidement le contexte de leur écriture, visiblement heureux de partager sa musique devant un public nombreux. On n'a pas le temps de s'ennuyer pendant l'heure - diffusée en direct sur France Musique - que dure leur set. C'est une musique qui donne le sourire, qui rayonne autant que son compositeur.


Vu à deux reprises comme sideman l'année dernière - aux côtés de Marc Ribot à Sons d'hiver puis avec Dave Douglas déjà à la Maison de la Radio - la deuxième partie du concert était la première occasion pour moi de voir James Brandon Lewis sur scène en tant que leader. Depuis une dizaine d'année, il est devenu l'un des noms qui comptent sur la scène jazz US. A la fois héritier des sax heroes des grandes heures du jazz (Rollins, Coltrane, Ayler...) et enfant de son temps, nourri de funk et de hip hop, sa musique semble constamment osciller entre deux pôles. Avec son quartet composé d'Aruan Ortiz, Brad Jones et Chad Taylor, il déploie une musique volontiers post-coltranienne, où le son chaud et puissant de son ténor atteint une dimension spirituelle (on ne naît pas fils de pasteur sans conséquence) qui évoque le quartet classique du Trane. En parallèle de ce groupe (un cinquième album sort ce mois-ci sur Intakt, comme les quatre précédents), James Brandon Lewis propose aussi une musique qui résonne de son amour pour les rythmes binaires, funk, rock ou hip hop. Cela avait commencé avec Days of Freeman (Okeh, 2015) en trio avec la basse électrique funkyssime de Jamaaladeen Tacuma et la batterie de Rudy Royston. Sur ce disque, les beats de HPrizm (d'Antipop Consortium) et le rap de Supernatural connectaient le souffle du leader aux rythmes de son enfance : le titre du disque était ainsi une référence à la rue - Freeman street - où il avait grandi à Buffalo, NY à l'époque phare du hip-hop, fin 80s / début 90s. Dans cette même veine plus électrique, il y a aussi eu An UnRuly Manifesto (Relative Pitch, 2019) avec notamment la regrettée Jaime Branch à la trompette, Luke Stewart (d'Irreversible Entanglements) à la basse et Anthony Pirog à la guitare. Ce dernier est membre du power trio post-punk The Messthetics... qui a à son tour sorti un disque avec James Brandon Lewis l'année dernière (Impulse, 2024). Le plus récent disque du saxophoniste, Apple Cores (Anti, 2025) continue dans ce sillon. On y retrouve un trio électrique avec Josh Werner à la basse et Chad Taylor à la batterie. C'est ce répertoire qu'il vient présenter sur la scène de la Maison de la Radio, à la différence près que c'est Gerald Cleaver qu'on retrouve derrière les fûts.


Le son de la basse électrique définit en grande partie l'esthétique du groupe. La musique sonnerait sans doute très différemment avec une contrebasse. Sans être aussi explicitement funk que dans le disque Days of Freeman évoqué plus haut, la basse crée un continuum électrique autour duquel sax et batterie semblent se greffer pour densifier le propos. Puissant, sans être tonitruant, le son du ténor de James Brandon Lewis envoûte autant qu'il emporte avec lui. Il déploie des phrases sinueuses qui alternent évidence mélodique et répétitions obsédantes. Ses compositions conservent ainsi un entre-deux à l'équilibre instable, entre chansons instrumentales et tourneries rythmiques dynamisées par la science percussive impeccable de Gerald Cleaver, un batteur entendu aux côtés d'un nombre incalculable des mes héros musicaux. Le saxophoniste explique brièvement que la musique de ce répertoire est un hommage à Don Cherry, mais il s'agit d'une musique complètement originale et non une relecture de titres du cornettiste globe-trotter. Généreux, le trio va au-delà de l'heure normalement allouée par Radio France pour ces sets devant être diffusés à l'antenne (le 10 mai à 19h sur France Musique pour cette deuxième partie, il y aura donc des coupes). Sur la fin, James Brandon Lewis prend un solo fiévreux où il cite thèmes de standards et chansons célèbres (en commençant par "La belle vie" de Sacha Distel, clin d'oeil au lieu du concert ?) qui fait sourire le public dès que celui-ci reconnaît une mélodie. Avant de repartir vers le son si caractéristique de son power trio : souffle chaud, fluidité électrique, fièvre rythmique. 

dimanche 6 avril 2025

Barbara Hannigan & Orchestre Philharmonique de Radio France - La Voix Humaine @ Cité de la Musique, jeudi 3 avril 2025

Une standing ovation immédiate et spontanée de la quasi totalité du public dès que la dernière note a retenti. Des cris d'enthousiasme qui évoquent plus l'ambiance d'un concert de rock que le cadre habituellement feutré des concerts classiques. La réaction du public est à la hauteur de la "performance" de Barbara Hannigan qui vient de chanter, interpréter et diriger l'orchestre en même temps. Performance, il y a effectivement, mais surtout parce que "l'exploit" ne se fait pas au détriment de la qualité artistique de l'oeuvre servie, bien au contraire. 

La soprano canadienne porte le texte de Cocteau et la musique de Poulenc a elle (quasi) seule. Il y a bien sûr l'Orchestre Philharmonique de Radio France qui l'accompagne, impeccablement, sur scène, mais elle incarne tellement chaque recoin de la partition et du texte qu'on a vite d'yeux et d'oreilles que pour elle. Des oreilles, évidemment, pour l'entendre chanter ce long monologue d'une femme trompée qui passe par toutes les émotions au téléphone alors que son amant (inaudible) est sans doute au bout du fil (à moins qu'elle ne soit vraiment seule dans son chagrin). On n'entend pas non plus les standardistes qu'elle interpelle ou prend à témoin lors des nombreuses coupures (si la composition de Poulenc date de 1959, la pièce de Cocteau a, elle, été écrite en 1930). "Elle" est donc seule pour évoquer son amour déçu, ses tentatives de suicide, le soutien de son amie Marthe, sa douleur et son mince espoir. La musique de Poulenc, entre acidité, explosions de violence, silences en suspension et pointes post-romantiques, souligne parfaitement les changements d’humeur du personnage.


Les oreilles ne sont néanmoins pas seules sollicitées. Grâce à un dispositif vidéo qui capte en direct les gestes de la soprano, les yeux sont aussi mobilisés. Alors qu'elle tourne la plupart du temps le dos au public, direction d'orchestre oblige, Barbara Hannigan ne se contente pas seulement de chanter et diriger, mais elle "interprète" pleinement son personnage, comme à l'opéra. Trois caméras, dispersées au sein de l’orchestre, lui font face, l'une droit devant, les autres légèrement sur chaque côté. Un grand écran surplombe l'orchestre, et outre les sur-titres, projette une version particulièrement spectracle, en noir et blanc, de la cantatrice. Pas un plan fixe, mais des surexpositions des trois angles permis par les caméras, du flou, des gros plans sur ses mains ou ses yeux... c'est un moyen supplémentaire de faire "passer" le texte de Cocteau. Barbara Hannigan avait interprété l'oeuvre dans sa version opéra à Garnier il y a quelque années (dans une mise en scène de Warlikowski), et le passage à la direction d'orchestre ne lui fait donc pas oublier la nécessité de l'interprétation. 

Un spectacle en tout point fascinant... qui fait que la première partie - l'interprétation des Métamorphoses de Richard Strauss - n'a semblé qu'une aimable introduction à la puissance de ce qui allait suivre.