Niescier, Reid, Salem @ Haus der Berliner Festpiele, 18h00
Le festival commence sur les chapeaux de roue, avec un trio emmené par l’explosive saxophoniste alto issue de la fertile scène de Cologne, Angelika Niescier. Pour l’occasion, celle-ci est accompagnée par deux musiciennes américaines : l’emblématique violoncelliste chicagoane Tomeka Reid et la jeune Eliza Salem, qui prend en quelques sortes la suite de Savannah Harris qui avait participé au très beau disque du trio, Beyond Dragons (Intakt, 2023), mon disque préféré paru en 2023. Il y a dans la musique d’Angelika Niescier comme un précipité de quelques fortes traditions des mondes du jazz. Une vélocité issue en droite ligne du bop. Une certaine urgence à dire héritée des grandes heures du free jazz. Une science de l’architecture rythmique, confiée autant si ce n’est plus au saxophone qu’aux instruments habituellement cantonnés à ce rôle, qui évoque le m-base stevecolemanien. A cela s’ajoute un sens affirmé de la narration qui emporte l’auditoire au cours de parcours bien souvent échevelés, mais qui gardent toujours une grande lisibilité, n’oubliant ni les nuances ni le sens des reliefs. Ses comparses américaines ne sont pas en reste, et Tomeka Reid illustre avec sa classe habituelle ce sens des reliefs qu’elle magnifie et amplifie en variant les modes, tour à tour walking bass aux teintes bluesy ou héritière d’une approche décloisonnée typique de l’AACM chicagoane. La jeune Eliza Salem alterne tenue du rythme, aux roulements grondants, et couleurs percussives, afin d’accentuer juste ce qu’il faut les chemins escarpés qu’emprunte la saxophoniste. La leader déborde d’enthousiasme quand elle s’empare du micro entre les morceaux pour en expliquer leur sens ou lorsqu’elle présente ses acolytes. Mais c’est bien par sa musique qui ouvre grand le champs des possibles qu’elle nous conquiert définitivement. Un très grand concert !
Felix Henkelhausen’s Deranged Particles @ Haus der Berliner Festspiele, 19h30
Place à quelques locaux de l’étape ensuite, avec un septet berlinois réuni autour du contrebassiste Felix Henkelhausen. Jusqu’à présent je ne le connaissais que grâce à sa participation au plus récent groupe de Jim Black, Jim & The Schrimps. Ce concert était donc l’occasion de découvrir sa propre musique, à la tête d’un ensemble ou seul le nom d’Elias Stemeseder aux claviers m’était familier. J’avais d’ailleurs déjà pu le voir, en solo, au Jazzfest Berlin, lors de l’édition 2018, ma précédente venue au festival soixantenaire de la capitale allemande. Outre Stemeseder qui alterne grand piano, clavecin et synthés, voire en joue simultanément, le groupe rassemble Percy Pursglove à la trompette, Philipp Gropper au saxophone tenor, Evi Filippou au vibraphone et au marimba, Philip Dornbusch à la batterie et Valentin Gerhardus au live sampling et aux beats électroniques. La présence de ce dernier définit en grande partie le son de l’ensemble. Dans une approche illbient, il introduit constamment des rythmes bancals et agressifs qui donne un aspect claudiquant à la musique. Cela est renforcé par le jeu du batteur qui utilise plus les parties métalliques de son set (cymbales, cadres des toms) que les peaux. Si on ajoute à cela les changements constants de claviers de Stemeseder, un jeu très « oblique » des deux souffleurs et les interventions d’Evi Filippou qui se logent dans les quelques interstices encore disponibles, cela produit un discours très dense, construit à partir de multiples couches qu’il n’est pas toujours facile de suivre sur la durée. Il faut du temps pour entrer dans cette musique un brin hermétique, et ce n’est que sur le dernier tiers de la prestation que j’arrive à vraiment prendre du plaisir à l’écoute. Cela commence d’ailleurs par un développement sans l’intervention des beats electro, et avec un Stemeseder qui se concentre sur le seul piano. Sans renier leur approche rythmique claudiquante, ils arrivent à faire émerger en parallèle un groove qui semblait recouvert par trop de couches de discours simultanées au début du concert.
Wadada Leo Smith & Vijay Iyer @ Haus der Berliner Festspiele, 21h00
Le duo entre le trompettiste vétéran (83 ans tout de même) et le claviériste utilise aussi des beats électroniques, mais là où le groupe précédent étouffait sous le « trop plein », Wadada Leo Smith et Vijay Iyer semblent avoir fait leur le principe « less is more » du célèbre architecte ayant laissé des traces majeures aussi bien à Berlin qu’à Chicago. Chicago dont est originaire le trompettiste, pilier de l’AACM depuis six décennies. La dernière fois que je l’avais vu sur scène c’était d’ailleurs pour une soirée qui célébrait les cinquante ans de l’association chicagoane au Théâtre du Châtelet (2015, avec également Roscoe Mitchell et Henry Threadgill au programme !). Pour l’occasion, l’écoute en concert permet de donner plus de « chair » à une musique un peu trop désincarnée sur disque (la faute sans doute à la production ECM trop léchée qui dessert ce genre de musique économe de ses effets). Le son si caractéristique de la trompette irisée de Wadada Leo Smith transperce l’obscurité dans des traits successifs qui évoque un art pictural de la retenue, entre Miro et Klee. Si la mélodie ne semble pas la préoccupation première du trompettiste, on le surprend néanmoins à plusieurs reprises développer de douces mélopées qui illuminent d’un bleu subtil l’obscurité quasi complète dans laquelle la salle est plongée (jeu minimaliste des lumières pour l’occasion). Iyer alterne entre grand piano et rhodes selon les morceaux, dans une approche climatique qui installe un environnement propice à faire ressortir le trait du trompettiste. Il ne cherche clairement pas à ce mettre en avant, ni même à dialoguer d’égal à égal, et semble tout dévouer au service de son illustre aîné. Et il a bien raison car cela fonctionne à merveille, que le climat soit à l’orage, sourd ou grondant, ou à l’averse printanière dans les aigus du piano.
Tim Berne’s Capatosta @ Quasimodo, 22h30
Les concerts de la scène principale s’achèvent juste à temps pour rejoindre au pas de course le club Quasimodo, de l’autre côté du Ku’damm, haut lieu de la scène alternative berlinoise. Ambiance bien différente de l’officielle Festspiele, ici le public est debout et les conversations au bar ne s’arrêtent pas pendant que les musiciens jouent… ce dont Tim Berne se plaindra en demandant comment dit-on « shut the fuck up » en allemand. Je n’avais pas vu Berne en concert pendant dix ans… et voila que je le vois deux fois à dix jours d’intervalle ! Il est par conséquent tentant de s’adonner au jeu des comparaisons entre le concert parisien du début de leur tournée européenne et ce concert berlinois de fin de cycle. Ce qui me frappe le plus, c’est le jeu de Gregg Belisle-Chi qui semble moins sur la retenue qu’à Paris. Dès son premier solo sur le premier morceau du concert, il prend le discours à son compte avec véhémence, beaucoup plus « rock » que dans mon (frais) souvenir. Et cela sera une constante tout au long du concert. Est-ce dû au format resserré (un set au lieu de deux) ou à l’affirmation de son propre discours au bout d’une dizaine de soirs à jouer cette musique sur les routes du continent ? En tout cas, cela permet de ne pas faire de ce concert une simple « redite » (ce qui aurait déjà été très bien compte tenu de l’excellence de la musique). Tom Rainey est lui égal à lui-même, propulseur infatigable aux roulements entraînants, à tel point que je concentre mon écoute sur lui à bien des moments du concert. Fallait-il prendre des places pour le même groupe à quelques jours d’intervalle ? Avec Tim Berne, la réponse est nécessairement oui ! Un très grand oui !




 
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