Je n'avais pas vu Tim Berne en concert depuis tout juste dix ans. Une éternité ! La première fois, c'était il y a vingt ans, le jour même de mes vingt-cinq ans (un beau cadeau d'anniversaire) : un trio avec Craig Taborn et Tom Rainey, déjà au Sunset/Sunside. Les années suivantes, le rythme a été très régulier, toujours au même endroit, toujours avec Tom Rainey derrière les fûts : en 2006 avec Big Satan (Marc Ducret), en 2007 avec Paraphrase (Drew Gress), en 2008 avec Science Friction (Taborn et Ducret). Puis, alternativement au Triton et à la Dynamo ensuite : avec Snakeoil (Oscar Noriega, Matt Mitchell, Ches Smith, sans Rainey donc) en 2011 (La Dynamo) et 2012 (Le Triton, avec Ducret en invité) et au sein du Tower Bridge de Marc Ducret (avec à nouveau Rainey) en 2012 (Le Triton) et 2015 (La Dynamo).
Pour ces retrouvailles après une décénie, Tim Berne mêle fidélité, puisqu'on retrouve l'incontournable Tom Rainey et à la batterie, et nouveauté, avec la présence du guitariste Gregg Belisle-Chi. Il s'agit de la première date de la première tournée européenne de ce nouveau groupe, nous informe le saxophoniste au cours du concert. S'il s'agit d'une découverte en live, j'ai déjà pu entendre le guitariste sur disque ces dernières années, puisqu'il a publié deux disques en solo où il interprète... des compositions de Tim Berne - Koi (Relative Pitch, 2021) et Slow Crawl (Intakt, 2025) - mais aussi un duo... avec Tim Berne, forcément - Mars (Intakt, 2022) - et plus récemment un disque du trio qui nous occupe ce soir - Yikes Too (Out Of Your Head, 2025). Bref, Gregg Belisle-Chi baigne dans la musique du saxophoniste depuis quelques années déjà et sa "nouveauté" est donc toute relative.
La présence de Berne et Rainey et le format trio avec guitare évoque forcément Big Satan, pourtant j'ai trouvé la musique proposée fort différente - au-delà des caractéristiques timbernniennes évidentes qui parcourent toute l'oeuvre du saxophoniste. Tout d'abord, le format des morceaux est relativement ramassé, en tout cas comparé aux standards timberniens. Pas de longue suite labyrinthique où les différentes voix s'enchevêtrent dans une fusion magmatique. Plutôt un discours qui conserve une grande clarté, où la sonorité de chaque instrument est bien audible (bonne sonorisation des équipes du Sunset au passage), qui s'autorise plus de respiration qu'à l'accoutumée. Le jeu de Gregg Belisle-Chi diffère grandement de celui de Marc Ducret - ce qui en fait tout l'intérêt, il ne s'agit pas de reproduire ce qui a déjà été (très bien) fait. Il conserve toujours une forme de retenue, un jeu très délié, même dans les passages les plus paroxystiques. Tom Rainey, quant à lui, est peut-être moins polyrythmique que dans d'autres formats, mais il conserve cette capacité inégalée à propulser l'ensemble d'une manière à la fois chantante et aux couleurs contrastées. Après toutes ces années à jouer ensemble (50 000 dira-t-il au cours du concert), Tim Berne semble encore surpris quand il lâche à la fin d'un morceau : "Tom Rainey sounds so good!" plus pour lui-même qu'à destination du public. On ne peut qu'être d'accord avec lui. Le trait d'alto du leader conserve lui son caractère bleu nuit, acide et d'une densité incomparable. Chaque morceau est un concentré d'énergie, mais toujours avec cette lisibilité plus évidente que dans d'autres formats.
La durée ramassée de chaque morceau permet d'en jouer six ou sept pour chacun des deux sets, et donc de varier les ambiances. Tim Berne parle un peu entre chaque morceau, dans des interventions pleines d'humour. Je ne l'avais pas connu aussi bavard dans le passé, mais cela renforce la proximité déjà forte avec le pubic dans une salle aux dimensions modestes. L'un des morceaux résulte de la juxtaposition de deux compositions de Julius Hemphill, mentor de Tim Berne dans ses jeunes années. Il rappelle alors comment Hemphill composait : assis sur son lit en regardant des matches de football américain et en couchant directement les notes sur la partition. Berne, qui habita un temps avec lui dans un loft brooklynien, lui demanda un jour s'il ne le dérangeait pas en répétant dans la salle d'à-côté et reçut pour seule réponse un flegmatique : "Don't talk to me" ! Visiblement, Tim Berne n'en prit pas ombrage puisqu'il honore encore régulièrement son alter-ego aujourd'hui. Et c'est tant mieux. A coup sûr, l'un des meilleurs concerts de l'année !
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