vendredi 29 octobre 2010

Wayne Shorter Quartet @ Théâtre du Châtelet, mardi 26 octobre 2010

Le rythme s'accélère. Le batteur entre en transe. Tombe sur ses toms de tout son poids. Frappe, frappe, frappe. La densité du son libère la sauvagerie jusque là contenue. Brian Blade déborde du cadre. Le rythme s'accélère. Le pianiste plaque des accords répétitifs avec véhémence. Ses inflexions percussives irradient la salle plongée dans un décor bleu nuit d'une lumière vive, tropicale, presque aveuglante. Danilo Perez déborde du cadre. Le rythme s'accélère. Le contrebassiste, rigolard, ouvre la terre sous son slap violent. L'énormité du son fait trembler de plaisir ses complices d'orage. John Patitucci déborde du cadre.

Un éclair de soprano déchire ce ciel chargé d'électricité. La foudre de Wayne Shorter rappelle les ambiances climatiques qu'il inventait, entre deux mondes, à la fin des années 60 (Supernova, Bitches Brew, le premier Weather Report).

Le rythme s'accélère. De triennal (Parc Floral 2003, Châtelet 2006, Pleyel 2009), il devient bisannuel (La Défense en juin, le Châtelet en octobre), plein du souvenir de l'abandon des rythmes ternaires pour l'explosion binaire du jazz-rock naissant, encore loin de tout formatage. Le rythme s'accélère. Celui du renouveau permanent. On l'avait connu parcimonieux dans ses interventions, plus pointilliste qu'expressionniste, laissant libre cours aux développements de ses sidemen, Shorter nous revient au centre du discours, très présent dans la mise en place de l'architecture des morceaux. Il réinvente sans cesse son répertoire - se réinvente - faisant au passage un détour par le Brésil de Milton Nascimento, avec qui il grava Native Dancer en 1974, qui a bien entendu tout pour me plaire.

Un concert bien différent des précédents, notamment dans l'équilibre du groupe, mais qui atteint lui aussi très vite les sommets de magie télépathique dont est capable ce quartet depuis dix ans qu'il joue ensemble. Au plaisir de pouvoir apprécier une nouvelle fois dans une belle salle une musique qui sait allier avec tant d'élégance sauvagerie et finesse s'ajoute ainsi le plaisir de découvrir qu'elle n'est en rien figée dans une quelconque formule. Le rythme s'accélère. Et nous nous laissons emporter.

A lire ailleurs : Alex Dutilh.

lundi 25 octobre 2010

John Hébert's Byzantine Monkey @ Musée du Quai Branly, samedi 23 octobre 2010

John Hébert tient à son accent aigu. Le contrebassiste explique entre deux morceaux que sans lui on le prend, même ici en France, pour un Allemand. Or John Hébert est cajun. S'il ne parle pas ce français coloré d'outre-atlantique, il cite en revanche à plusieurs reprises des mélodies traditionnelles dans sa musique. Le premier morceau voit ainsi s'enrouler les saxophones de Michael Attias (alto) et Tony Malaby (ténor et soprano) autour de la voix samplée d'une vieille acadienne qui chante La reine de la salle. On est néanmoins loin d'une approche revivaliste. Les quelques samples utilisés au cours du concert surgissent au cœur de l'improvisation comme les fantômes d'une mémoire engloutie, aussitôt ingurgités et transfigurés par les musiciens sous de nouvelles formes. Cet aller et retour entre racines et improvisation est au centre des attentions du "Byzantine Monkey", surnom surréaliste que le contrebassiste a hérité de sa femme. Michael Attias précisera après le concert que le traitement libre des formes proposées par Hébert est le même qu'il s'agisse d'un sample ou d'une composition originale. Chacun des musiciens prend en compte les informations qu'il reçoit pour les incorporer à son langage, sa fantaisie du moment, et construire avec les autres un dialogue autour de ce sujet commun. Pour brouiller encore un peu plus les pistes entre folklores et modernité, Tony Malaby insiste lui sur la nature folklorique new-yorkaise de leur musique. Les sons de la Big Apple qu'ils perçoivent de leurs appartements sont indissociables de leur langage sur l'instrument et la concentration de jazzmen réunis à New York leur permet un échange fructueux, impossible ailleurs, qui participe de la création d'une musique authentiquement new-yorkaise.

Poussé par les souffles entrelacés des deux saxophonistes, la musique fait aussi la part belle à une paire rythmique très chantante. L'absence d'instrument harmonique laisse beaucoup de place au jeu mélodique du leader. C'est lui qui le plus souvent cite les chansons traditionnelles avant que les saxophones n'en fassent leur terrain d'exploration. La plasticité de son jeu et sa large palette sonore captivent comme peu de contrebassistes peuvent le faire. On avait déjà eu l'occasion de l'apprécier aux côtés d'Andrew Hill (pour son dernier concert parisien) ou plus récemment avec Mary Halvorson. Il ajoute à son arc un rôle de compositeur-aiguilleur particulièrement riche, original dans le matériau traité, enthousiasmant dans la forme qu'il prend. A ses côtés, le batteur Satoshi Takeishi met à profit sa science percussive (on le croise plus souvent percussionniste que pur batteur), et fait notamment des merveilles lors d'un passage à main nues, produisant autant de la chanson que du rythme dans ses interventions. La dimension sonore du groupe - concentrée mais dégageant une énergie rayonnante - doit bien entendu beaucoup à l'aura des deux souffleurs. On connaît la fougue toujours sur la brèche de Malaby, on découvre sur scène les subtils sinuosités d'Attias à l'alto. L'entrelacement des lignes des deux saxophonistes fait décoller à plus d'une reprise la musique. Car, s'ils excellent bien entendu comme solistes, c'est par la conjugaison de leurs forces qu'ils créent l'identité sonore de Byzantine Monkey. Au cœur du jazz contemporain, du folklore new-yorkais, et pourtant diablement différente des autres formes qu'il peut prendre aujourd'hui.

Comme la veille, les caméras d'Arte Live Web étaient présentes pour conserver un petit souvenir.

dimanche 24 octobre 2010

Tyshawn Sorey Quartet @ Musée du Quai Branly, vendredi 22 octobre 2010

L'année dernière le Musée du Quai Branly avait accueilli l'exposition "Le siècle du jazz" consacrée aux interactions entre le jazz et les autres formes d'art. Après avoir regardé le XXe siècle dans le rétroviseur, le musée organise cette saison une série de concerts tournée vers le présent - américain - de cette musique. Je ne comprends toujours pas ce que le jazz fait dans un musée consacré aux arts premiers et aux cultures extra-occidentales, lui qui est l'une des expressions artistiques les plus nettement ancrées dans le XXe siècle américain, mais les affiches proposées sont belles, et les artistes souvent rares à Paris, alors profitons-en. Un peu plus tard dans la saison se produiront notamment Steve Lehman, Matana Roberts ou Rob Mazurek. Alléchant. Tyshawn Sorey ouvrait la programmation vendredi à la tête d'un quartet là aussi particulièrement intéressant sur le papier : John Escreet au piano, Aaron Stewart au ténor et surtout Taylor Ho Bynum aux cornet et bugle.

J'avais découvert Tyshawn Sorey il y a déjà quelques années (2003, peut-être) omniprésent derrière sa batterie aux côté de Steve Coleman. A l'époque, sa présence de tous les instants et sa puissance de frappe écrasaient presque la musique des Five Elements. Quelle surprise de le retrouver ici au centre d'une composition laissant beaucoup de place au silence et jouant le plus souvent sur les infrasons. Comme si la fougue d'hier, imprégnée de rythmes venus du hip hop, avait laissé la place à une science de l'agencement des sons directement inspirée par la musique contemporaine. Dans l'intéressante conversation avec le public qui suit le concert, le batteur fait part de son intérêt, depuis cinq ans, pour les "extended forms" où composition et improvisation se mêlent et cite les influences primordiales de Charles Mingus, Roscoe Mitchell et Anthony Braxton. Pas étonnant dans ce contexte de retrouver Taylor Ho Bynum, grandi musicalement aux côtés de Braxton.

Le concert débute par la répétition de phrases minimalistes au piano par John Escreet, comme une invocation rituelle destinée à créer les conditions de l'écoute et de l'échange. Progressivement saxophone et cornet entrent à pas feutrés dans la musique - le feutre d'un chapeau servant d'ailleurs de sourdine à Taylor Ho Bynum. Les sons sont étouffés, à peine suggérés. Tyshawn Sorey intervient plus au trombone qu'à la batterie - qu'il ne fera qu'effleurer tout au long du concert préférant d'autres percussions (gongs, vibraphone) s'inscrivant mieux dans la fluidité très liquide de la musique - ce qui crée par l'addition des souffles murmurés une impression de flottement autour des notes égrenées par le pianiste. La musique offre peu de prises à l'auditeur et exige de lui concentration. Cette même exigence se retrouve pour les musiciens, comme le note Tyshawn Sorey au cours de la discussion. Il s'agit ici de maintenir sur la longue durée (près d'une heure et demi ininterrompue) la curiosité des interprètes pour qu'ils proposent un matériel toujours changeant. Le batteur-compositeur insiste également sur la théâtralité de la performance : ses grandes frappes sur les gongs évoquent ainsi d'étranges rituels chamaniques où le caractère visuel est au moins aussi important que le son produit. Taylor Ho Bynum joue aussi avec l'aspect visuel de la représentation. Il se ballade dans la salle, monte les escaliers, va faire un tour derrière le rideau, glisse de l'eau dans son cornet pour en sortir des sons aquatiques... Insaisissable, la musique surgit de-ci de-là, s'élaborant à partir des idées suggérées par les uns et les autres, avant de s'éclipser quelques instants le temps qu'émerge une nouvelle direction. On est très loin de la musique que le batteur aime à jouer en tant que sideman (on pense à l'architecture rythmique très structurée de Fieldwork par exemple). Plutôt dans un prolongement de certaines expériences post-free des années 70 où les notions de composition et d'improvisation disparaissent pour ressurgir transfigurées sous les vocables imprécis d'instant composition ou d'extended forms. Philippe Carles parle d'acte sur le site de Jazz Magazine, ce qui rend bien compte de la dimension au-delà de la seule musique qui sous-tend la performance du quartet.

Comme la vue est aussi essentielle que l'ouïe pour ce genre d'expérience, Arte Live Web a eu la bonne idée de filmer le concert. Avis aux curieux.

lundi 6 septembre 2010

Jazzfestival Saalfelden 2010, 4e jour (2/2), dimanche 29 août 2010

Taylor Ho Bynum Sextet, Congress, 19h00

Quelle musique ! Quel groupe ! Quels solistes ! L'intelligence de l'écriture, des arrangements et des combinaisons instrumentales débouche sur un plaisir évident, contagieux. Le sextet assemblé par le cornetiste sert une écriture inventive, originale et moderne, parlant la langue du jazz et lui offrant de nouveaux élans ouverts sur un ailleurs encore vierge. Véritable apothéose du festival, la longue suite de 45 minutes déployée par le groupe joue sur les combinaisons et les timbres des instruments, entre mémoire et inouï. Les solos de sax alto de Jim Hobbs brûlent du souvenir du Liberation Music Orchestra. Le dialogue entre le trombone basse de Bill Lowe et le cornet du leader est tout en subtilité, sourdines partagées et murmures poétiques échangées. La ponctuation de la guitare de Mary Halvorson offre des contrepoints décalés, plongeant l'ensemble dans un équilibre instable dont surgit une séduction vénéneuse, quand la rondeur de la contrebasse de Ken Filiano maintient le lien primordiale avec la terre-mère nourricière. Quant à Tomas Fujiwara, son drive est aussi élégant que son allure. Moteur continu du sextet, il renouvelle le langage de la batterie jazz. Au-delà de l'impression fort agréable de côtoyer la beauté pendant une petite heure, c'est vraiment l'originalité de l'écriture de Taylor Ho Bynum qui fait tout l'intérêt de cette musique. Rien de révolutionnaire en apparence, mais une qualité de renouvellement de l'écoute au fil des minutes grâce à des développements sans cesse surprenants rarement atteinte sur une aussi longue durée. En complément, ils nous offrent des variations autour d'un blues qui laissent entrevoir ce qu'aurait pu produire Mingus à partir du langage du jazz contemporain. La dédicace à Bill Dixon, comme pour l'Exploding Star Orchestra la veille, finit de relier histoire et futur du jazz, dans un élan qui ne se contente ni de l'un ni de l'autre mais embrasse l'ensemble pour faire durer le plaisir du temps présent.


Odean Pope & Odean's List, Congress, 20h30

Après les beautés irisées du setxet de Taylor Ho Bynum, il est quasiment impossible de venir conclure le festival. C'est pourtant la tâche qui incombe au saxophoniste Odean Pope, vétéran de 71 ans longtemps partenaire de jeu de Max Roach. Après avoir exploré pendant quatre jours les possibles du jazz contemporain, le festival s'achève étrangement sur un concert qui rencontre tous les codes (les clichés ?) auquel le grand public aime confiner le jazz : une musique jouée par des afro-américains, un groupe emmené par un leader en âge d'être papy, une section rythmique piano / contrebasse / batterie qui assure le swing et une section de soufflants (deux ténors, un baryton et deux trompettes) qui se relaie au cours de solos démonstratifs. Sans doute pas pour dire ce qu'est le jazz, mais plutôt pour affirmer, c'est aussi ça le jazz : un lien avec une tradition séculaire, forgée aux côtés de grands disparus comme semblent en témoigner les hommages à Max Roach et George Russell, ou ce morceau modal aux reflets espagnols qui évoque avec élégance Sketches of Spain ou Olé. Le tout est quand même un peu trop respectueux des fameux codes à mon goût, et est bien loin de procurer, une nouvelle fois, l'envie de prolonger le plaisir. C'est peut-être aussi en cela une forme de conclusion.

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A voir ailleurs : vidéos des concerts sur le site roumain MuzicaDeVest.
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dimanche 5 septembre 2010

Jazzfestival Saalfelden 2010, 4e jour (1/2), dimanche 29 août 2010

Speak, Congress, 14h30

Il y a trois ans Cuong Vu, trompettiste vu avec Myra Melford le vendredi, s'est vu proposer un poste à l'université de Seattle. En quittant la foisonnante scène new yorkaise, il était inquiet de ne pas trouver sur les bords du Pacifique de musiciens partageant ses intérêts, et puis il a découvert parmi ses étudiants les quatre compères qui complètent ce groupe. C'est ainsi que Cuong Vu présente Andrew Swanson (sax), Aaron Otheim (p), Luke Bergman (b) et Chris Icasiano (dms), en prenant soin d'insister sur le caractère collectif du groupe. Il n'en est pas le leader, tout juste le plus vieux. Speak est un concept band. En effet, les cinq musiciens portent tous des chemises à carreaux en flanelle ! Au delà de l'humour potache, Speak c'est surtout une énergie et une cohésion digne d'un groupe de rock. On ne vient pas innocemment de la ville d'Hendrix et du grunge. La ville de Jim Black également, que leur musique évoque par moment. Le son du groupe voisine avec certaines productions mêlant jazz et pop-rock documentées par Chief Inspector en France (Rockingchair ou Camisetas... avec Jim Black et là aussi un goût pour les chemises improbables). Le cousinage avec Kneebody, originaire de la côte Ouest comme eux, transparaît également. Speak s'impose par la clarté des lignes et la recherche de la qualité du son, particulièrement belle à la trompette et à la basse. Il y a un côté très West Coast, loin de toute prise de tête. C'est efficace et direct.

Sylvie Courvoisier & Mark Feldman Quartet, Congress, 16h00

Après leur duo la veille, Sylvie Courvoisier et Mark Feldman partagent la grande scène du centre des congrès avec le jeune Thomas Morgan à la contrebasse (notamment entendu auprès de Steve Coleman) et le plus expérimenté Gerry Hemingway à la batterie. Le concert commence par des infrasons. Les instruments murmurent de fines sonorités comme pour prendre progressivement possession de l'espace. Le premier morceau, To Fly To Steal signé Sylvie Courvoisier, semble destiner à construire l'écoute. Tout est ici question de ponctuation et d'impressions esquissées. Le jeu avec l'espace conduit à une dilution du son dans le silence, qui est aussi une marque de fabrique de la pianiste. Le deuxième morceau, Messiaenesque, toujours de Sylvie, propose une autre vision que celle du duo la veille. Le dynamisme des couleurs du quartet évoque alors une toile expressionniste. Pulsation et chromatisme... messiaenesque mettent le feu à la toile. Les deux autres morceaux joués sont des compositions de Mark Feldman, Five Senses of Keen et The Good Life. La mélancolie est un trait toujours présent chez le violoniste. On ressent une certaine tension dans son écriture, un caractère dramatique qui fait penser aux prémices d'un orage. La place dévolue à l'improvisation est particulièrement grande. Les compositions ne sont que des prétextes, beaucoup plus que lors du duo en tout cas. Sur le dernier morceau, Gerry Hemingway vole la vedette aux autres par un solo particulièrement inventif et un dialogue avec Thomas Morgan qui renverse les rôles entre rythmique et leaders.

Led Bib

Led Bib, Congress, 17h30

Encore du rock. Encore des musiciens tout juste sortis de l'université. Cette fois-ci de celle du Middlesex, en Angleterre. La musique est plus brute de décoffrage que celle de Speak. Le son est volontiers sale avec notamment un fender rhodes saturé et deux sax alto, instrument qui peut être le plus acide et criard de la gamme des vents. La musique des cinq lascars de Led Bib est lyrique et violente. Le claviériste, Toby McLaren, se distingue particulièrement. Ses interventions sont denses et inventives dans un contexte qui pourrait facilement être trop codé. J'avais en effet quelques craintes avant le concert en découvrant les quelques lignes du programme à leur propos : encore un groupe "punk-jazz" anglais comme il en sort régulièrement, feux de paille éphémères le plus souvent inconsistants. Mes réticences sautèrent assez vites face à cette musique à l'effet purificateur, comme une rasade d'alcool fort. On sort comme essoré de ce genre de concert, épuisé mais ravi.