Voici un musicien que j'adore, mais que je n'avais encore jamais eu l'occasion de voir en concert. Le pianiste roumain, mais new-yorkais depuis le tournant du millénaire, Lucian Ban faisait une rare escale à Paris lundi soir, au sous-sol du 19 de la rue Paul Fort, où Hélène Aziza poursuit son oeuvre de mécène au service des arts plastiques comme de la musique, classique ou jazz, dans leur versant le plus ouvert. J'avais découvert ce pianiste sur disque il y a une quinzaine d'années à l'occasion de la parution de son Enesco Re-Imagined (Sunnyside, 2010). J'avais été intrigué par le propos : des oeuvres de Georges Enesco revisitées par un groupe comprenant notamment Ralph Alessi, Tony Malaby, John Hébert ou Gerald Cleaver... bref des noms qui reviennent très souvent dans ma discothèque. Depuis, j'ai creusé un riche sillon qui s'enrichit quasiment d'un nouveau disque par an, sous divers formats orchestraux : en solo, en duo, en trio, en quartet, en quintet, ou dans un format encore plus large pour un second disque autour de l'oeuvre du compositeur franco-roumain, Oedipe Redux (Sunnyside, 2023), adaptant cette fois-ci l'opéra d'Enesco autour du mythe d'Oedipe. Ledit disque était cosigné par Mat Maneri. Ce n'était pas la première collaboration entre les deux musiciens, loin de là. L'altiste était déjà présent sur le premier disque hommage à Enesco, et a ensuite enregistré à de nombreuses reprises avec Lucian Ban, et notamment deux disques en duo parus chez ECM, Transylvanian Concert (2013) et Transylvanian Dance (2024), ainsi que deux disques en trio, Sounding Tears avec Evan Parker (Clean Feed, 2017) et Transylvanian Folk Songs avec John Surman (Sunnyside, 2020). La Transylvanie revient souvent dans les titres, et elle irrigue également la musique du pianiste, de manière plus ou moins explicite selon les répertoires. Les deux plus récents disques cités ont ainsi une source commune qui y fait référence : les enregistrements (sur rouleaux de cire) et transcriptions réalisés par Béla Bartók de chants populaires de la région au début du XXe siècle. C'est ce programme - libres improvisations autour desdites transcriptions - que Lucian Ban et Mat Maneri nous présentent ce soir-là.
Le concert commence par une exploration particulièrement abstraite d'une chanson traditionnelle. Le piano de Lucian Ban se fait obsédant, avec un martèlement répété des touches graves qui crée comme un halo fantomatique autour de la mélodie plaintive déployée par le violon alto de Mat Maneri. Dans quelques courtes envolées rythmiques, le pianiste semble transformer son instrument en cymbalum, avant de reprendre ses martèlements hypnotiques. Au fur et à mesure du concert, on entre plus facilement dans la musique, et on en perçoit mieux les jeux autour des airs et rythmes du folklore transylvain - région roumaine où se mêle une forte présence magyare (c'était encore l'empire des Habsbourg à l'époque où Bartók commençait son travail musicologique). Après les deux premiers morceaux, Lucian Ban prend le temps d'expliquer leur démarche, et l'illustre en jouant sur son téléphone une des fameuses chansons enregistrées par le compositeur hongrois (d'une durée limitée à 40 secondes, par la technologie de l'époque). Ils ont eu accès à certains volumes des transcriptions (chaque morceau tenant sur une page de partition) conservés par la bibliothèque de Columbia University (Bartók ayant rassemblé ses transcriptions en plusieurs volumes à la fin de sa vie, après avoir émigré à New York en 1940). Il explique aussi qu'ils ne cherchent pas à reproduire tel quel le matériel originel, mais à l'interpréter à l'aide de leur expérience de jazzmen, et pour Maneri, en résonnance avec des techniques issues d'autres aires géographiques (Afrique de l'Ouest, du Nord ou Corée). Il y a une évidente corrélation avec le blues, source inépuisable du jazz, dans leur traitement de ce matériel populaire. Et, d'un particularisme local, on atteint bien vite l'universel par cette vision sublimée, tour à tour abstraite ou richement réharmonisée.
Le son de l'alto de Mat Maneri ne plait pas à tout le monde (d'après l'écoute furtive de quelques réflexions de spectateurs après-coup), mais je trouve qu'il fonctionne à la perfection avec ce répertoire. Il conserve quelque chose de plaintif, qui entre en résonnance forte avec le matériel populaire traité - on sait la musique magyare avoir recours à la gamme pentatonique comme certaines musiques asiatiques, d'où peut-être cet aspect. Et il permet ainsi une expression bien différente d'une relecture "classique" plus habituelle. La complicité et l'intimité au long cours entre les deux musiciens créent un environnement particulièrement propice à leur exploration bien loin d'être uni-dimensionnelle. Chaque chanson se voit approcher d'une manière différente de la précédente. Certaines ont un leitmotiv bien identifiable, sur lequel on pourrait presque danser. D'autres voient au contraire leurs contours se flouter par l'improvisation de traverse que se permettent les interprètes. Ce qui fait que la musique se renouvelle constamment, et nous tient en alerte tout du long. Si ce concert était une première opportunité de voir Lucian Ban sur scène, c'était aussi l'occasion de retrouvailles avec Mat Maneri, plus de vingt ans après la première fois, en trio improvisé avec Assif Tsahar et Jim Black au Studio de l'Ermitage (en 2003 si ma mémoire est bonne). J'espère ne pas devoir attendre vingt ans pour avoir une nouvelle chance, tant ce concert s'est immédiatement hissé au niveau de ceux qui laisseront un grand souvenir, pour longtemps.
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