dimanche 27 avril 2025

Arnaud Dolmen Quartet / James Brandon Lewis Trio @ Radio France, samedi 26 avril 2025

Si son nom ne m'était pas inconnu - entendu ici ou là comme sideman - ce concert était la première véritable occasion qu'il m'était donné de me pencher sur la musique d'Arnaud Dolmen. Le batteur guadeloupéen était pour l'occasion à la tête d'un quartet au format des plus classiques : Francesco Geminiani au sax ténor, Leonardo Montana au piano et Samuel F'hima à la contrebasse l'accompagnaient. Le concert commence par un morceau au rythme enlevé, où le leader complète sa batterie d'un tambour ka qu'il active comme la grosse caisse à l'aide d'une pédale. Cela démultiplie les possibilités rythmiques et ancre d'entrée de jeu le jazz du quartet dans les rythmes traditionnels de l'île caraïbe. Pour la suite du concert, Arnaud Dolmen n'utilisera plus que la batterie, mais on retrouvera à plusieurs reprises une influence qui puise au-delà des canons du jazz, dans les inflexions créoles propre à son île natale. S'il y a bien une ballade au cours de leur set, le rythme des morceaux, tous signés du leader, est le plus souvent soutenu. Peu de solos des instruments solistes habituels (saxophone, piano), c'est la paire rythmique qui mène le plus souvent la danse. On entend une musique écrite depuis la batterie, le quartet semblant là pour prolonger les idées rythmiques propulsées par le compositeur depuis ses fûts. Les passages a tutti démontre une grande cohésion de groupe, qui déroule ainsi avec fluidité des compositions où l'aspect rythmique est au moins aussi important que l'avancée mélodique des thèmes. Entre les morceaux, Arnaud Dolmen explique rapidement le contexte de leur écriture, visiblement heureux de partager sa musique devant un public nombreux. On n'a pas le temps de s'ennuyer pendant l'heure - diffusée en direct sur France Musique - que dure leur set. C'est une musique qui donne le sourire, qui rayonne autant que son compositeur.


Vu à deux reprises comme sideman l'année dernière - aux côtés de Marc Ribot à Sons d'hiver puis avec Dave Douglas déjà à la Maison de la Radio - la deuxième partie du concert était la première occasion pour moi de voir James Brandon Lewis sur scène en tant que leader. Depuis une dizaine d'année, il est devenu l'un des noms qui comptent sur la scène jazz US. A la fois héritier des sax heroes des grandes heures du jazz (Rollins, Coltrane, Ayler...) et enfant de son temps, nourri de funk et de hip hop, sa musique semble constamment osciller entre deux pôles. Avec son quartet composé d'Aruan Ortiz, Brad Jones et Chad Taylor, il déploie une musique volontiers post-coltranienne, où le son chaud et puissant de son ténor atteint une dimension spirituelle (on ne naît pas fils de pasteur sans conséquence) qui évoque le quartet classique du Trane. En parallèle de ce groupe (un cinquième album sort ce mois-ci sur Intakt, comme les quatre précédents), James Brandon Lewis propose aussi une musique qui résonne de son amour pour les rythmes binaires, funk, rock ou hip hop. Cela avait commencé avec Days of Freeman (Okeh, 2015) en trio avec la basse électrique funkyssime de Jamaaladeen Tacuma et la batterie de Rudy Royston. Sur ce disque, les beats de HPrizm (d'Antipop Consortium) et le rap de Supernatural connectaient le souffle du leader aux rythmes de son enfance : le titre du disque était ainsi une référence à la rue - Freeman street - où il avait grandi à Buffalo, NY à l'époque phare du hip-hop, fin 80s / début 90s. Dans cette même veine plus électrique, il y a aussi eu An UnRuly Manifesto (Relative Pitch, 2019) avec notamment la regrettée Jaime Branch à la trompette, Luke Stewart (d'Irreversible Entanglements) à la basse et Anthony Pirog à la guitare. Ce dernier est membre du power trio post-punk The Messthetics... qui a à son tour sorti un disque avec James Brandon Lewis l'année dernière (Impulse, 2024). Le plus récent disque du saxophoniste, Apple Cores (Anti, 2025) continue dans ce sillon. On y retrouve un trio électrique avec Josh Werner à la basse et Chad Taylor à la batterie. C'est ce répertoire qu'il vient présenter sur la scène de la Maison de la Radio, à la différence près que c'est Gerald Cleaver qu'on retrouve derrière les fûts.


Le son de la basse électrique définit en grande partie l'esthétique du groupe. La musique sonnerait sans doute très différemment avec une contrebasse. Sans être aussi explicitement funk que dans le disque Days of Freeman évoqué plus haut, la basse crée un continuum électrique autour duquel sax et batterie semble se greffer pour densifier le propos. Puissant, sans être tonitruant, le son du ténor de James Brandon Lewis envoûte autant qu'il emporte avec lui. Il déploie des phrases sinueuses qui alternent évidence mélodique et répétitions obsédantes. Ses compositions conservent ainsi un entre-deux à l'équilibre instable, entre chansons instrumentales et tourneries rythmiques dynamisées par la science percussive impeccable de Gerald Cleaver, un batteur entendu aux côtés d'un nombre incalculable des mes héros musicaux. Le saxophoniste explique brièvement que la musique de ce répertoire est un hommage à Don Cherry, mais il s'agit d'une musique complètement originale et non une relecture de titres du cornettiste globe-trotter. Généreux, le trio va au-delà de l'heure normalement allouée par Radio France pour ces sets devant être diffusés à l'antenne (le 10 mai à 19h sur France Musique pour cette deuxième partie, il y aura donc des coupes). Sur la fin, James Brandon Lewis prend un solo fiévreux où il cite thèmes de standards et chansons célèbres (en commençant par "La belle vie" de Sacha Distel, clin d'oeil au lieu du concert ?) qui fait sourire le public dès que celui-ci reconnaît une mélodie. Avant de repartir vers le son si caractéristique de son power trio : souffle chaud, fluidité électrique, fièvre rythmique. 

dimanche 6 avril 2025

Barbara Hannigan & Orchestre Philharmonique de Radio France - La Voix Humaine @ Cité de la Musique, jeudi 3 avril 2025

Une standing ovation immédiate et spontanée de la quasi totalité du public dès que la dernière note a retenti. Des cris d'enthousiasme qui évoquent plus l'ambiance d'un concert de rock que le cadre habituellement feutré des concerts classiques. La réaction du public est à la hauteur de la "performance" de Barbara Hannigan qui vient de chanter, interpréter et diriger l'orchestre en même temps. Performance, il y a effectivement, mais surtout parce que "l'exploit" ne se fait pas au détriment de la qualité artistique de l'oeuvre servie, bien au contraire. 

La soprano canadienne porte le texte de Cocteau et la musique de Poulenc a elle (quasi) seule. Il y a bien sûr l'Orchestre Philharmonique de Radio France qui l'accompagne, impeccablement, sur scène, mais elle incarne tellement chaque recoin de la partition et du texte qu'on a vite d'yeux et d'oreilles que pour elle. Des oreilles, évidemment, pour l'entendre chanter ce long monologue d'une femme trompée qui passe par toutes les émotions au téléphone alors que son amant (inaudible) est sans doute au bout du fil (à moins qu'elle ne soit vraiment seule dans son chagrin). On n'entend pas non plus les standardistes qu'elle interpelle ou prend à témoin lors des nombreuses coupures (si la composition de Poulenc date de 1959, la pièce de Cocteau a, elle, été écrite en 1930). "Elle" est donc seule pour évoquer son amour déçu, ses tentatives de suicide, le soutien de son amie Marthe, sa douleur et son mince espoir. La musique de Poulenc, entre acidité, explosions de violence, silences en suspension et pointes post-romantiques, souligne parfaitement les changements d’humeur du personnage.


Les oreilles ne sont néanmoins pas seules sollicitées. Grâce à un dispositif vidéo qui capte en direct les gestes de la soprano, les yeux sont aussi mobilisés. Alors qu'elle tourne la plupart du temps le dos au public, direction d'orchestre oblige, Barbara Hannigan ne se contente pas seulement de chanter et diriger, mais elle "interprète" pleinement son personnage, comme à l'opéra. Trois caméras, dispersées au sein de l’orchestre, lui font face, l'une droit devant, les autres légèrement sur chaque côté. Un grand écran surplombe l'orchestre, et outre les sur-titres, projette une version particulièrement spectracle, en noir et blanc, de la cantatrice. Pas un plan fixe, mais des surexpositions des trois angles permis par les caméras, du flou, des gros plans sur ses mains ou ses yeux... c'est un moyen supplémentaire de faire "passer" le texte de Cocteau. Barbara Hannigan avait interprété l'oeuvre dans sa version opéra à Garnier il y a quelque années (dans une mise en scène de Warlikowski), et le passage à la direction d'orchestre ne lui fait donc pas oublier la nécessité de l'interprétation. 

Un spectacle en tout point fascinant... qui fait que la première partie - l'interprétation des Métamorphoses de Richard Strauss - n'a semblé qu'une aimable introduction à la puissance de ce qui allait suivre.