dimanche 15 décembre 2024

Bojan Z Quartet @ Sunside, samedi 14 décembre 2024

Trentième et dernier concert de l'année 2024 (dont 24 chroniqués). Je n'avais pas assisté à autant de concerts en une année depuis dix ans (2014). Et je n'en avais pas chroniqué autant depuis... 2008 ! Même s'il m'arrive d'assister à des concerts de musiciens que je n'avais jamais vus sur scène auparant, les concerts de cette année me semblent avoir été dominés par une volonté de renouer avec quelques fidélités au long cours, qui s'étalent sur une vingtaine d'années, voire un peu plus. Et pour conclure l'année, c'est à un véritable concert-madeleine auquel j'ai assisté. Bojan Zulfikarpasic est abondamment cité dans les archives de ce blog, mais j'avais commencé à le voir sur scène et à écouter ses disques quelques années avant de bloguer (vingt ans, au passage, j'ai lancé Samizdjazz en novembre 2004 !), dans la deuxième moitié des années 90 alors que je découvrais le jazz lors de mes années lycée. Alors à l'annonce de la reformation de son premier quartet, celui avec lequel il a enregistré ses deux premiers disques, Bojan Z Quartet (Label Bleu, 1993) et Yopla ! (Label Bleu, 1995), je n'ai pas hésité longtemps avant de prendre ma place. 


Bojan Z et Julien Lourau (saxophones ténor et soprano) ne se sont jamais perdus de vue, continuant à jouer régulièrement ensemble, en duo ou en trio avec Karim Ziad au sein de BoZiLo notamment, et j'ai d'ailleurs eu le plaisir de les voir plusieurs fois dans ces formats au cours des ans. Les retrouvailles avec Marc Buronfosse (contrebasse) et François Merville (batterie) sont en revanche un véritable évènement puisque Bojan indique qu'ils n'avaient plus joué ensemble depuis vingt-cinq ans (si ce n'est lors du concert de 19h ce jour-même, puisque j'étais à celui de 21h30). Le répertoire du concert - généreux, pas loin de deux heures - est puisé dans celui des deux premiers albums, sus-cités, du pianiste. J'ai tellement écouté ces diques - sans doute parmi ceux de ma discothèque que j'ai le plus écoutés - que je connais le moindre recoin de ces mélodies. Et c'est donc un plaisir immense de pouvoir les entendre en concert, au plus près des musiciens (je me retrouve littéralement assis au bout du clavier de Bojan, à part à être sur ses genoux, je ne peux pas être plus près). Plaisir d'à la fois retrouver des mélodies que je peux fredonner dans ma tête en même temps qu'ils jouent, mais aussi, et c'est là la force constamment renouvelée du jazz, plaisir d'être surpris par tel arrangement, telle improvisation, telle variation, telle accentuation rythmique différente de ce qui avait été gravé à l'époque. Il est difficile d'imaginer qu'ils n'ont pas joué ensemble depuis si longtemps tant la musique coule naturellement entre leurs doigts. Joie contagieuse, swing jazz et rythmiques asymétriques balkaniques, chansons sublimées et dérapages free, toutes les émotions que procure cette musique sont démultipliées par leur présence les uns aux autres. On retrouve notamment une rythmique d'une infinie souplesse. La contrebasse de Marc Buronfosse semble constamment rebondir, faisant sonner son caractère boisé avec entrain, quand la batterie de François Merville voyage à travers une forêt de rythmes variés. 


Le concert commence par Yopla !, le morceau qui ouvrait et donnait son nom au deuxième album du groupe. Interjection sonore qui pose d'emblée les bases de ce qui va suivre, en citant au passage Dancing In Your Head d'Ornette Coleman, elle nous plonge d'entrée de jeu dans un mélange rythmique effréné. Le concert se conclut par Grana Od Bora, une chanson traditionnelle bosniaque à la mélodie irrésistible qui figurait sur le premier disque du quartet. Entre les deux, on retrouve des composions de chacun des membres du quartet : Un demi-porc et deux caisses de bière de Julien Lourau, dont le titre dit tout de l'ambiance de taverne qu'elle restitue, Les instants sens dessus dessous de François Merville qui rappelle sans doute le rôle des Instants Chavirés montreuilloix dans l'émergence d'une nouvelle scène jazz parisienne au début des années 90, Ingenuity de Marc Buronfosse dont la simplicité entêtante s'incruste dans l'oreille avec bonheur. Il y a aussi une pièce de Steve Swallow, Play Ball, à l'origine écrite pour Paul Bley. Et bien sûr les propres compositions de Bojan : Multi Don Kulti dont la rythmique évoque explicitement les expériences transfrontalières de Don Cherry, Spirito, au calme qui contraste avec le registre bondissant du reste du concert, ou encore Mashala qui permet un trait d'humour du pianiste : "on dit que grâce à Watermelon Man, Herbie Hancock a pu s'acheter sa première voiture de sport, grâce à Mashala j'ai pu m'acheter une Fiat 500". 

La prouesse principale de ce concert, c'est d'avoir sû transformer un argument axé sur la nostalgie d'un temps révolu en un plaisir de l'instant, dont les têtes dodelinantes et les acclamations spontanées du public étaient l'expression la plus évidente. Une manière parfaite de conclure cette année riche en terme de concerts marquants, de Mary Halvorson à Flash Pig, de Théo Girard à Jeanne Added, d'Amirtha Kidambi à l'emsemble Pygmalion de Raphaël Pichon, ou encore de Benoît Delbecq à Dave Douglas. 

Raphaël Pichon & Pygmalion - Un requiem allemand @ Philharmonie de Paris, jeudi 12 décembre 2024

Trois mois après leur version superlative des Vêpres de la Vierge de Monterverdi, Raphaël Pichon et son ensemble Pygmalion étaient de retour sur la scène de la Philharmonie pour interpréter une autre oeuvre mêlant le sacré au profane. Alors qu'ils viennent de publier au disque leur version du Requiem de Mozart, c'est à une autre messe des morts qu'ils s'attaquent ce soir, Un requiem allemand de Brahms. Sacré et profane, car si le matériel de base est tiré de passages bibliques, on ne retrouve pas les habituelles prières d'un requiem, et le compositeur envisageait son oeuvre comme devant être donnée en concert plutôt qu'en support à la liturgie. 

Raphaël Pichon choisit de faire précéder le requiem par une oeuvre chorale de Mendelssohn, Mitten wir im Leben sind, extraite des Kirchenmusik. Musique purement chorale (sans support instrumental), elle fait d'abord se répondre voix masculines, ténors et basses, et féminines, mezzos et sopranos, avant que les pupitres ne se mêlent dans un élan plein d'espoir. A la fin de la pièce, Pichon retient son geste pour maintenir le silence, toutefois interrompu par quelques tentatives d'applaudissements et les habituels tousseurs des concerts hivernaux. L'effet d'enchaînement avec la pièce de Brahms ne s'en trouve pas pertubé, même si quelques spectateurs sans doute un peu perdus lanceront à nouveau une tentative d'applaudissements à la fin de la première partie du requiem. 


Comme lors du concert de septembre, la direction de Raphaël Pichon me frappe par le décalage appararent entre la vue et l'ouïe. Gestes secs, énergie expressive, il semble parfois comme sur ressort mais le rendu à l'oreille est parfait de nuances et souligne à merveille les contrastes de la partition. Le choeur est véritablement au centre de l'oeuvre et sa maîtrise parfaite des différentes émotions nous fait partager deuil et espoir, recueillement et allégresse, comme rarement. S'il y a bien deux voix solistes, et non des moindres en les personnes de Sabine Devieilhe, soprano, et Stéphane Degout, baryton, leurs interventions se fondent dans l'ensemble et n'éclipsent en rien la performance collective. L'ensemble instrumental - sur instruments d'époque - sait exploser juste ce qu'il faut dans les moments les plus puissants, avant de revenir se mettre au service du choeur et de la partition. Alors que la dernière note du septième mouvement finit de retentir, cette fois-ci c'est la bonne pour les applaudissements qui peuvent enfin saluer de manière nourrie une nouvelle performance impressionnante de l'ensemble Pygmalion.

dimanche 24 novembre 2024

Caroline Shaw & Gabriel Kahane @ Cité de la Musique, samedi 23 novembre 2024

Il y a quelque chose de typiquement américain dans la musique de Caroline Shaw. Sans doute cette façon de s'affranchir allègrement de la supposée frontière entre musiques dites savantes et celles dites populaires. Qu'elle compose pour un quatuor à cordes ou écrive des chansons, elle conserve une approche mélodique séduisante qui fait penser au meilleur de la pop music tout en mettant à profit sa science harmonique héritée d'une longue tradition classique. La Philharmonie de Paris proposait ces jours-ci une série de concerts mettant à l'honneur l'oeuvre de la compositrice, j'y étais pour le dernier soir, celui où elle était elle-même sur scène. Pour l'occasion, elle partageait la scène avec un autre archétype de la musique américaine, celui du singer-songwriter, en l'occurence Gabriel Kahane. Ce concert était l'occasion pour eux de présenter une nouvelle pièce, écrite à quatre mains, "Hexagons".

Avant ce plat de résistance, ils nous ont proposé quelques "hors d'oeuvre" selon le terme utilisé par Kahane en introduction de la soirée (bon niveau de français, au passage, même s'il s'est dit stressé par l'exercice). Soit des compositions de l'une ou de l'autre, au format chanson, chantés à deux, ou en solitaire. Gabriel Kahane s'accompagne au piano, Caroline Shaw au violon. Elle manie également un séquenceur, un synthé et quelques autres effets électroniques. Mais le principal "instrument" de Caroline Shaw reste sa voix, incroyable de pureté, de clarté et de maîtrise. Elle est vraiment captivante dans la manière d'incarner les mots qu'elle prononce, de les marier avec des harmonies élégantes, d'en avoir une approche parfaitement musicale. Parmi les cinq morceaux joués (deux signés Caroline Shaw et trois Gabriel Kahane), je reconnais l'obsédant And So de la compositrice, qu'elle a déjà enregistré à plusieurs reprises : sur Evergreen (Nonesuch, 2022) avec l'Attacca Quartet et sur Rectangles and Circumstances (Nonesuch, 2024) avec Sõ Percussion. 


Leur création commune, "Hexagons", tire son nom d'une nouvelle de Jorge Luis Borges, "La bibliothèque de Babel" (l'une des nouvelles de "Fictions"). L'écrivain argentin y décrit une biblothèque infinie, comprenant tous les livres possibles, combinant de manière aléatoire toutes les combinaisons de lettres et de signes de ponctuation possibles, organisée en une série elle-même infinie de pièces hexagonales. Sur scène, outre le piano et le pupitre où Caroline Shaw pose son violon, ils sont entourés par des cartons posés sur des diables, des tables avec des petites lampes de chevet et des lampadaires qui ressemblent à "des sortes de fruits sphériques appelés "lampes" [qui] assurent l'éclairage. Au nombre de deux par hexagone et placés transversalement, ces globes émettent une lumière insuffisante, incessante" pour reprendre les mots de Borges. Chaque détail semble étudié avec précision. 

La pièce en elle-même s'articule autour d'une série de chansons (dont le livret était donné aux spectateurs à leur arrivée dans la salle) qui s'inspirent librement des thèmes présents dans la nouvelle. Il y a également quelques passages récités, et même une accumulation "babélienne" de citations quand chacun sort quelques livres des cartons posés sur les diables pour en lire en parallèle des extraits (en anglais comme en français), le tout amplifié par une bande-son d'autres citations. La musique oscille entre douces mélodies et envolées rythmiques soudaines qui donnent du relief à l'ensemble, servies par deux voix complémentaires qui s'opposent ou s'harmonisent selon les morceaux. Après la quarantaine de minutes que dure la pièce, ils reviennent pour deux bis, dont le second est, selon les mots de Kahane, "an unrehearsed encore" qui démontre l'accueil chaleureux que leur réserve le public parisien. Et c'est mérité.  

samedi 23 novembre 2024

Lea Maria Fries Quartet / Emile Parisien & Roberto Negro @ Cresco, Saint-Mandé, vendredi 22 novembre 2024

Tombé par hasard sur le programme du Saint-Mandé Classic-Jazz Festival (21-24 novembre) il y a quelques jours, je me suis laissé tenter par une affiche alliant découverte et valeurs sûres. Le concert avait lieu hier au Cresco, un nouveau lieu, ouvert en 2019, plus petit qu'un théâtre de banlieue classique, mais plus comfortable qu'une salle parisienne historique. La soirée commençait par un quintet issu du conservatoire local, soit deux professeurs (piano, batterie) et trois élèves (trompette, guitare, contrebasse). Ils ont joué deux compositions, la première de Pat Metheny, la seconde de Jon Cohwerd (le pianiste du Brian Blade's Fellowship). Un choix en soi intéressant, plus audacieux que d'aller puiser dans le répertoire des standards, et ils s'en sont tout à fait bien tirés.


J'ai découvert Lea Maria Fries en juillet dernier, comme invitée du trio de Macha Gharibian lors d'un concert au Parc Floral (non chroniqué). Elle intervenait alors plus comme support que comme voix soliste, mais j'ai poussé la curiosité jusqu'à aller écouter quelques morceaux disponibles sur Bandcamp, en quartet, comme en duo, et j'ai été assez séduit par son approche hybride, ni tout à fait jazz, ni tout à fait autre chose. La chanteuse mêle l'électrique (la basse de Julien Herné) et l'acoustique (le piano de Gauthier Toux), les harmonies jazz et le phrasé rock, la douceur mélodique et la puissance rythmique (Antoine Paganotti à la batterie) à travers ses chansons, pour la plupart en anglais, à part une dans sa langue natale, le suisse-allemand. Par certaines aspects, sa musique s'apparente à une version actualisée du trip-hop des 90s, genre hybride par excellence, avec néanmoins un ancrage plus explicite dans un langage jazz. Le répertoire proposé hier soir puisait visiblement dans celui d'un disque à paraître l'année prochaine, qui devrait pouvoir séduire au-delà des cercles confidentiels du jazz contemporain. Sa présence scènique est assez captivante, et renforce le pouvoir de séduction de ses chansons. Une bien belle découverte.


Le nom d'Emile Parisien est assez central sur la scène jazz hexagonale, et pourtant je crois bien que ça faisait vingt ans que je ne l'avais pas vu sur scène (un concert d'un quartet mené par Rémi Vignolo au Duc des Lombards en 2003 ou 2004 si mes souvenirs sont bons). Quant à Roberto Negro, cela faisait tout juste dix ans. Je les ai donc plus suivis sur support discographique qu'en concert ces dernières années. Leur récent disque commun, Les Métanuits (ACT Music, 2023), est une vraie réussite, et c'est donc avec un fort intérêt que je venais les écouter sur ce répertoire, libre réinterprétation du premier quatuor à cordes de György Ligeti, Métamorphoses nocturnes (1953-54). On reconnaît d'emblée le thème minimaliste où pointe l'inspiration du folklore hongrois, plus exacerbé encore par le son du saxophone soprano que dans la version originale. A partir de là, les influences à la fois modernistes et traditionnelles du jeune Ligeti d'avant l'exil viennois, se retrouvent avalées, malaxées puis complètement assimilées dans des traits caractéristiques au langage de Parisien et Negro. Le saxophoniste a en effet développé un phrasé sinueux très caractéristique, à la puissance mélodique entraînante, presque dansant par moment, définitivement envoûtant, qui fait merveille sur ce répertoire. Son compagnon pianiste exploite l'ensemble du champ des possibles offert par son instrument : clusters puissants, rythmique minimaliste obsédante, grattage de cordes bruitiste, préparation cotonneuse ou simples exposition naïve de la mélodie. C'est constamment renouvelé, tout en gardant de-ci de-là des repères issus de la partition originale qui permettent de s'y retrouver. En introduction du concert, Roberto Negro avait indiqué qu'en raison des improvisations qu'ils ajoutaient à la partition, le spectacle durerait 4h30... il n'en fût rien, mais l'heure qu'a quand même duré leur set (contre une vingtaine de minutes pour la pièce de Ligeti) est passée à toute vitesse. 

jeudi 7 novembre 2024

Yuja Wang & Vikingur Olafsson @ Philharmonie de Paris, dimanche 3 novembre 2024

Deux mégastars sur la même scène : n'y avait-il pas un risque d'être déçu si l'alchimie ne prenait pas complètement ? Les craintes se sont vite envolées quand le concert a commencé. Deux des solistes les plus adulés de la scène classique ces dernières années savent aussi laisser leur égo de côté et simplement prendre plaisir à jouer ensemble, à s'écouter, et à mettre en avant, avant tout, la musique. Yuja Wang et Vikingur Olafsson sont assis sur une même ligne, côte à côte, alors que leurs pianos sont chacun tournés vers une direction différente : vers la gauche de la scène pour l'Islandais et vers la droite pour la Chinoise. Ni tout à fait à quatre mains, ni face à face, la disposition des instruments résume leur recherche musicale conjointe : ensemble mais avec chacun son espace et ses singularités. 

Le programme du concert s'organise autour de trois pièces principales (entre 15 et 30 minutes chacune) : la Fantaisie pour piano à quatre mains en fa mineur D940 de Franz Schubert (1828), l'Hallelujah Junction de John Adams (1996) et une version pour deux pianos des Danses symphoniques op. 45b de Serge Rachmaninoff (1940). Ces morceaux de bravoure sont accompagnés de plus courtes pièces (2 à 4 minutes chacune) de Luciano Berio (Wasserklavier, 1965), John Cage (Experiences n°1, 1945), Conlon Nancarrow (Etude n°6, années 50, mais dans un arrangement pour deux pianos de Thomas Adès) et Arvo Pärt (Hymn to a Great City, 1984). A part Schubert, de la musique du XXe siècle, donc, loin du programme un peu trop séducteur qu'on pourrait craindre d'un tel all star game pianistique. 


Le concert commence par la pièce de Luciano Berio, toute en retenue, particulièrement délicate, pleine d'une tendresse qu'on n'attendait pas forcément du compositeur italien. C'est une introduction parfaite aux développements de la pièce de Schubert dont le thème obsédant est particulièrement séduisant. La pièce de John Cage offre, comme celle de Berio, un contrepoint délicat à ce qu'on attend de l'enfant terrible de la musique de l'après-guerre. Elle a comme des reflets de musique française du début du XXe siècle, impressioniste et naïve. La pièce de Nancarrow est elle plus attendue - en tout cas plus conforme à ce que l'on connaît du compositeur, une sorte de mécanique ludique qui semble se dérégler. La première partie se conclut avec la pièce la plus récente du réportoire, Hallelujah Junction de John Adams. Là aussi, c'est tout à fait conforme au style de son compositeur - comme des échos de Nixon in China (la principale oeuvre d'Adams que je connaisse) - hypnotique, minimaliste, répétitif et entrainant. Et une interprétation au cordeau des deux pianistes qui la rend particulièrement captivante.

Après la pause, le concert reprend avec la pièce de Pärt. On commence par s'inquiéter que Yuja Wang s'ennuie un peu : elle répète inlassablement un seul sol dièse alors qu'Olafsson développe des petits motifs mélodiques. Mais vers la fin de la pièce, elle a droit de dégourdir ses autres doigts pour se fondre dans le discours développé par son collègue depuis le début de la pièce. Ouf ! Peut-être est-ce la fatigue, et le contrecoup du concert tardif de Flash Pig la veille, mais je décroche un peu au moment de la pièce de Rachmaninoff. Du coup, je reste extérieur à la musique, dont je remarque la virtuosité, mais qui ne suscite pas d'émotion particulière en moi. Pour les rappels, ils reviendront à six reprises. Je ne reconnais pas tout. Une pièce de Brahms. Un ragtime pour conclure. Et de nombreux applaudissements pour accompagner le tout. Justifiés, car si j'ai décroché lors de la deuxième partie, la première reste un très grand moment dans mon souvenir quelques jours après.

Flash Pig @ Sunside, samedi 2 novembre 2024

Cela faisait bien longtemps que je n'avais pas assisté, en entier, à un concert se déroulant en trois sets. L'horaire relativement tardif du concert (21h30) ne laissait d'ailleurs pas augurer d'un tel déroulé. Depuis qu'ils organisent deux concerts par soir (l'un vers 19h/19h30, puis le second vers 21h30 donc), je ne pensais d'ailleurs pas que le Sunside continuait à proposer ce genre de soirée. Mais l'excellence de la musique, et la joie de partager des musiciens, justifiaient pleinement une telle approche (et le fait que ce soit un samedi, aussi). Pour l'occasion, Flash Pig nous a proposé deux premiers sets autour du répertoire de leur dernier disque en date (leur 5e), alors que le dernier set a été l'occasion pour eux de regarder dans le rétroviseur en reprennant quelques morceaux de leurs deux premiers albums.  

Flash Pig, c'est un quartet à l'instrumentation des plus classiques : les frères Sanchez au saxophone ténor (Adrien) et au piano (Maxime) soutenus par Florent Nisse à la contrebasse et Gautier Garrigue à la batterie. Au-delà des instruments rassemblés, le groupe a aussi une dette évidente envers l'histoire du jazz, lorgnant notamment vers la génération post-bop, post-free, post-cool qui a un peu mélangé tout cela dans les années 70/80. On pense notamment à une figure comme Paul Motian ou aux quartets de Keith Jarrett. On pense aussi à un cousinage avec des figures américaines plus contemporaines comme Mark Turner ou Chris Cheek. Bref, Flash Pig est un groupe de jazz, de pur jazz serait-on tenter de dire, qui ne "fusionne" pas avec d'autres musiques. Pourtant, la musique de Flash Pig n'a rien de patrimoniale. Elle ne sonne pas datée. Et l'entendre en club, au plus près des musiciens, le révèle instantanément. En effet, ce qui frappe d'abord, c'est la qualité du son, sa profondeur, son spectre harmonique large, son attachement aux belles mélodies comme aux improvisations tumulteuses. Cela procure un énorme plaisir en live !

Les deux premiers sets proposaient une musique très "référencée", celle de leur dernier disque en date, donc, paru au début de l'année : The Mood For Love. Le titre est une référence explicite au chef d'oeuvre de Wong Kar-wai puisqu'il en est en fait une réinterprétation de la bande originale. Le programme était en soi très excitant pour moi, In The Mood For Love étant incontestablement l'un de mes films préférés, certainement l'un de ceux que j'ai vu le plus de fois, et l'un des rares que je possède même en DVD (avec quelques autres de Wong Kar-wai d'ailleurs). La musique a toujours joué un rôle important dans la filmographie du réalisateur hong-kongais. On pense à Happy Together et à la place qui y est laissée à la musique d'Astor Piazzolla notamment. A Chungking Express et au tube California Dreamin'. Mais c'est sans doute avec In The Mood For Love, et avec sa (fausse) suite 2046, que Kar-wai a réussi la fusion la plus parfaite du son et de l'image. Impossible de ne pas avoir été marqué par cette bande-son où les mambos interprétés par Nat King Cole répondent au thème obsédant, Yumeji's Theme, du compositeur japonais Shigeru Umebayashi. 


C'est ce matériel - ainsi que des airs chinois, traditionnel ou d'opéra, qui apparaissent dans le film - qui sert de base à Flash Pig pour ce concert. Le Yumeji's Theme est ainsi interprété trois fois au cours des deux premiers sets, avec à chaque fois un angle d'approche différent. Trois mambos (Aquellos Ojos Verde, Mona Lisa et l'incontournable Quizas, quizas, quizas) apportent une touche à la fois latine et nostalgique. Quand aux thèmes chinois ils permettent d'entendre des mélodies a priori éloignées des codes occidentaux qui servent de matériel de base habituel au jazz, ce qui en renforce l'attrait. Le tour de force de Flash Pig, c'est, à partir de ces thèmes, de réussir à susciter deux réactions complémentaires chez l'auditeur : évoquer les images fortes du film et l'esthétique si singulière de Wong Kar-wai - on jurerait voir Maggie Cheung et Tony Leung se croiser au ralenti quelque part derrière les musiciens - tout en suscitant un vrai plaisir d'écoute par la surprise constante qu'ils insufflent à leur réinterprétation tout sauf à la lettre. Ca groove plus d'une fois, mais c'est aussi alternativement délicat, tempêtueux, suggéré, dansant ou tendre. Et toujours intense, dans le sens où on sent une vraie télépathie entre les quatre musiciens (qui jouent ensemble depuis quinze ans), une présence à l'autre qui se réflète aussi bien dans les solos que dans les passages à tutti. 

Le troisième set, en s'éloignant du matériel de leur plus récent disque, a permis de prolonger le plaisir et de démontrer également les talents de compositeurs des membres du quartet. Image F, For B, Enef, chaque titre a sa couleur propre, donne l'occasion d'apprécier les chevauchées habitées d'Adrien Sanchez, la profondeur de chant du piano de Maxime Sanchez, les couleurs rythmiques de Gautier Garrigue, ou l'élégance naturelle de la contrebasse de Florent Nisse. Ce dernier set démontre également que sur un matériel a priori éloigné des standards du jazz, ils savent en faire ressortir toute la sève bleutée : ils reprennent ainsi le thème du générique de la série de dessins animés tirés des albums de Tintin que toute personne qui était enfant au début des 90s connaît par coeur (oui, c'est mon cas). Sur une rythmique particulièrement dense maintenue de bout en bout par Gautier Garrigue, les frères Sanchez exposent d'abord la mélodie entraînante avant de la faire exploser sous le coup de leurs explorations mélodiques et harmoniques. Pas si éloigné, dans l'esprit, de Coltrane revisitant La Mélodie du Bonheur ou Mary Poppins. Et la confirmation que, grâce à Flash Pig, le plaisir dure jusqu'au bout de la nuit (mais quand même juste à temps avant que le dernier RER, celui de 01h01, ne se transforme en citrouille).

vendredi 18 octobre 2024

Yaron Herman New Quartet @ Sunside, vendredi 11 octobre 2024

Il flottait comme un air de La Fontaine au Sunside vendredi dernier. Pendant quelques années, au mitan des années 2000, La Fontaine, un bar du 10e arrondissement, a accueilli des concerts de jazz et a surtout permis de faire éclore toute une génération de jeunes musiciens, parmi lesquels Yaron Herman et Alexandra Grimal, qu'on retrouvait donc sur la scène du club de la rue des Lombards pour ce nouveau quartet du pianiste. Symboliquement, le dernier concert de La Fontaine, en septembre 2006, fut un concert de Yaron Herman, auquel Alexandra Grimal s'était jointe pour le dernier morceau. Je les avais revus ensemble l'année suivante, dans un quartet emmené par Anne Pacéo - elle aussi lancée dans le grand bain par les concerts à La Fontaine - au Duc des Lombards, autre club de la rue du même nom. Je garde un vif souvenir de ce concert, comme mes notes de l'époque en témoignent encore. Depuis, j'ai souvent revu Alexandra en concert, dont la dernière fois il y a un peu moins d'un an. J'ai moins eu l'occasion de revoir Yaron depuis cette époque des années 2005-2007, mais ai quand même profité de la venue de son trio en terres tchèques (2019) lors de mon exil praguois pour renouer un peu le fil avec sa musique. L'annonce de ce concert les réunissant avait donc un double intérêt : celui d'évoquer le souvenir de ces années de découverte de toute une nouvelle génération (en l'occurence, la mienne), dont les archives de ce blog témoignent largement, mais aussi, et surtout, l'envie de découvrir la musique qu'ils font aujourd'hui, nourrie d'expériences qui n'ont pas spécialement convergées - en tout cas sur le papier - au cours des deux dernières décénies. 

Le nouveau quartet de Yaron Herman compte aussi en ses rangs un complice de longue date du pianiste, le batteur Ziv Ravitz, qui accompagne Yaron sur scène et sur disque depuis maintenant plus de dix ans (il était lui aussi du concert de Prague évoqué plus haut). Plus récent auprès de Yaron, le contrebassiste Haggai Cohen-Milo complète le groupe. Je l'avais pour ma part découvert grâce à la parution sous son nom de l'avant-dernier volume de la Radical Jewish Culture series de Tzadik. Un album sur lequel le batteur n'était autre que Ziv Ravitz d'ailleurs. 

La musique jouée vendredi dernier portait la marque évidente de Yaron Herman, avec des compositions mêlant groove imparable, mélodies d'inspiration folklorique, sens des contrastes et jeu sur les vitesses sur lequelles chacun pouvait briller tour à tour. Yaron en entamant délicatement en solo le premier morceau semble vouloir suspendre le temps, avant qu'Alexandra puis les autres ne le rejoignent pour densifier le propos et déboucher sur une cavalcade enfiévrée. Le rythme des morceaux est souvent enlevé, mais cela n'empêche pas les nuances, ni la grande maîtrise formelle dans leur déroulé. Alexandra Grimal ne joue que du ténor pour l'occasion, et dans une approche beaucoup plus straight que lorsqu'elle propose sa propre musique, mais son constant équilibre entre in et out ajoute une dimension supplémentaire, entre force et fragilité, qui fait d'autant mieux ressortir, par contraste, le sens du groove que les trois autres s'évertuent à maintenir en permanence. Ces quatre là devraient se retrouver sur le prochain album du pianiste, annoncé pour début 2025. Alexandra partagera le pupitre du saxophone avec Maria Grand (vue aux côtés de Steve Coleman comme de Mary Halvorson), qui était annoncée pour le concert du dimanche soir de ce quartet. Mais je n'y étais pas, il faudra donc attendre le support discographique pour pouvoir entendre comment chacune nourrie la musique de Yaron Herman de leurs expériences diverses. 

Les Musiques à Ouïr - Comme ça @ Studio de l'Ermitage, jeudi 3 octobre 2024

Flashback. Il y a dix-neuf ans, j'assistais à un concert de la Campagnie des Musiques à Ouïr en ce même lieu. Près de deux décénies plus tard, les Musiques à Ouïr ne sont plus une campagnie et le format s'est bien étoffé pour l'occasion (neuf musiciens sur scène). La "tête pensante" de l'ensemble est toujours Denis Charolles, derrière sa batterie, même s'il commence le concert au trombone, mais pour le reste le personnel a été complètement renouvelé au fil des ans. 

Quelques mois plus tard, en mars 2006, j'assistais à un nouveau concert de la Campagnie, avec une absente de marque : Brigitte Fontaine, qui aurait dû être présente ce jour-là, mais qui avait dû décliner l'invitation pour des raisons de santé. Ceux qui étaient alors présents sur scène avaient quand même interprété quelques titres de l'icône des années Saravah.

Flash forward. En 2024, les Musiques à Ouïr honorent Pierre Barouh et les artistes qui ont marqué l'histoire du label Saravah. Et ils chantent Quand les ghettos brûleront, Inadaptée, C'est normal ou Le Goudron de la grande Brigitte. Ils jouent aussi, en version instrumentale, Comme à la radio, mais alors il faut citer l'Art Ensemble of Chicago. 

Brigitte Fontaine (et donc Areski), l'Art Ensemble of Chicago, mais aussi Allain Leprest, Anne Sylvestre, Jacques Higelin et bien sûr Pierre Barouh lui-même, à travers quelques uns de ses "tubes" (La bicyclette, Des ronds dans l'eau) ou des chansons plus secrètes, souvent marquées par un léger accent brésilien dans les mélodies.


Autour de Denis Charolles, il y a Julien Eil (saxophones, clarinette, flûte), Claude Delrieu (guitare, banjo, accordéon), Sofia Bortoluzzi (basse), Aurélie Saraf (harpe, trompette, veille à roue), Maïa Barouh (flûte - et fille de Pierre), Dimas Tivane (percussions, jonglage). Ils chantent tous tour à tour un ou plusieurs morceaux. Et sont rejoints à plus d'un tour par Loïc Lantoine et Eric Lareine, chanteurs à la poésie gouailleuse, qui incarnent parfaitement l'esprit Saravah.

Parmi les nombreux moments marquants, on retiendra notamment le duo inversé entre Aurélie Saraf (qui reprend le rôle d'Areski) et Loïc Lantoine (qui reprend celui de Brigitte Fontaine) sur le loufoque C'est normal. Ou l'intensité mise par Sofia Bortoluzzi dans l'hymne féministe d'Anne Sylvestre, Une sorcière comme les autres. Mais ils ont tous l'occasion de s'illustrer à tour de rôle, et surtout de nous faire découvrir des textes et des mélodies inconnues jusque là, qui ont notamment le mérite de nous encourager à nous replonger dans la discographie du label Saravah, réceptacle d'une aventure au long cours faite aussi bien de free jazz que de bossa nova, de chansons réalistes que de textes surréalistes, de noms connus et reconnus que de poètes de l'ombre. Ce n'est pas le moindre des mérites de ce beau concert.

dimanche 29 septembre 2024

Satoko Fujii, Natsuki Tamura, Ramon Lopez @ 19 Paul Fort, mercredi 25 septembre 2024

C'est étonamment la première fois que je chronique un concert donné au 19 rue Paul Fort. Non que ma fréquentation de ce lieu atypique, au sous-sol de chez Hélène Aziza, soit particulièrement assidue - ce n'était que la quatrième fois en l'espace de dix ans (avec certes six ans loin de Paris) - mais les trois précédentes fois restent des souvenirs marquants. Il y a avait d'abord eu la rencontre entre Benoît Delbecq, Taylor Ho Bynum, Mary Halvorson et Tomas Fujiwara en 2014, avant qu'ils ne prennent le nom d'Illegal Crowns et sortent trois albums sous ce nom. Puis, à nouveau Benoît Delbecq l'année suivante, en duo cette fois-ci avec Ben Goldberg. Plus récemment, le trio de Tony Malaby, Angelica Sanchez et Tom Rainey, en 2022. 

C'est à une nouvelle rencontre rare en terres parisiennes - leur premier concert sous ce format hors du Japon - que nous conviait la propriétaire des lieux. La seule et unique fois où j'avais pu voir la pianiste Satoko Fujii en concert remonte déjà à 2010, et avait pour cadre le festival de Saalfelden, en Autriche, pour un duo avec la violoniste Carla Kihlstedt. Quant à Natsuki Tamura, trompettiste et mari de Satoko à la ville, c'était la première fois que je le voyais. 


De ces trois-là, Ramon Lopez complétant le trio à la batterie, on est en droit de s'attendre à une musique "libre", héritée du free jazz, laissant toute sa place au bruit, aux vrombissements et autres accidents de parcours. Si ces éléments sont bien entendus présents ici ou là, leur musique est loin de s'y résumer. Ce qui frappe tout d'abord, c'est le caractère ramassé des morceaux : leur longueur fait plus penser au format chanson qu'à de longues chevauchées improvisées. Chaque morceau ne développe ainsi qu'une ou deux idées, sans chercher à en épuiser l'ensemble des possibles. Le recours aux techniques étendues - mailloches sur les cordes du piano, souffle frémissant a-mélodique à travers la trompette - est, lui aussi, utilisé avec parcimonie. Respiration ou ponctuation, ce n'est pas le coeur de leur discours. A la place, des jeux sur les dynamiques, les vitesses et les contrepoints. Des mélodies simples, mises en relief par un discours rythmique inventif. Une joie de jouer, et de se retrouver par delà la distance qui sépare Tokyo (Satoko Fujii et Natsuki Tamura) de Paris (Ramon Lopez). Une musique fraîche, espiègle et surprenante, dont la rareté ne fait qu'accroitre le plaisir qu'elle procure. 

Raphaël Pichon & Pygmalion - Les Vêpres de la Vierge @ Philharmonie de Paris, mercredi 18 septembre 2024

Alors que l'orchestre et le choeur viennent à peine de s'installer sur scène, une voix retentit du second balcon. Pour cette interprétation du chef d'oeuvre de Monterverdi, Raphaël Pichon, à la tête de son ensemble Pygmalion, a fait le choix d'habiter la totalité de l'espace offert par la grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie. Si l'on commence au second balcon, pendant tout le concert, les solistes se retrouveront dispersés aux quatre coins de la salle : simplement devant nous, sur le devant de la scène, ou bien derrière nous, en fond de salle, au premier comme au deuxième balcon, sur les côtés comme juste au-dessus de nous. Cette spatialisation de l'oeuvre se fait tout naturellement - les chanteurs sortent discrètement de scène pendant que la musique continue - et nous prend donc plus d'une fois par surprise. 


Raphaël Pichon, au corps sec et élancé, dirige l'ensemble instrumental sommes toutes assez limité - une vingtaine de musiciens - et le choeur - une treintaine de choristes - de gestes énergiques, qui paraissent sacadés et rigides à l'oeil, mais dont le rendu à l'ouie est une pure merveille. On est bien loin d'un effectif symphonique dont le son envahirait toute la salle. Ici, tout est plutôt affaire de subtiles nuances, comme un pont jeté entre polyphonies de la Renaissance tardive et contrepoint baroque naissant, entre musique sacrée destinée à glorifier l'Eglise et opéra profane mettant en avant les chanteurs solistes. L'ensemble Pygmalion trouve l'équilibre parfait et il est à ce jeu bien difficile de mettre plus en avant l'un ou l'autre des solistes, l'ensemble instrumental ou le choeur, même si le ténor Zachary Wilder me réjouit particulièrement. La diversité de la partition renouvelle sans cesse l'attention durant les presque deux heures que dure le concert. Triomphe, mérité, d'applaudissements lorsque la dernière note retentit.

lundi 22 avril 2024

Jeanne Added - The Joni Mitchell Songbook @ Philharmonie de Paris, dimanche 21 avril 2024

En début d'année, à l'occasion du concert des Pensées Rotatives de Théo Girard, je rappelais le rôle matriciel joué par le Bruit du [sign] dans certaines de mes fidélités musicales. Une nouvelle preuve en était donnée hier soir avec le concert de Jeanne Added à la Philharmonie sur le répertoire de Joni Mitchell. Elle a beau être devenue une sorte de pop star ces dernières années, Jeanne Added reste d'une certaine manière, pour moi, liée à jamais à ce groupe dans lequel je l'ai découverte, entendu de nombreuses fois en concert dans les années 2000, et encore plus, depuis, sur les deux disques qu'il a enregistré au cours de son existence. La dernière fois que j'avais vu Jeanne Added sur scène remonte à plus de dix ans. Il s'agissait d'un concert en solo, dans le cadre de Jazz à la Villette 2012, dans lequel on sentait poindre l'envie d'aller voir vers des territoires plus pop comme je le notais alors. Ses disques sous son nom, de Be Sensational (Naïve, 2015) à By Your Side (Naïve, 2022), lui ont ainsi permis depuis de considérablement élargir son public - une juste récompense pour l'une des voix les plus exceptionnelles de la scène française, tous genres confondus. 

Ce concert de la Philharmonie marquait toutefois comme une sorte de "retour aux sources", puisque les musiciens qu'elle avait choisis pour l'accompagner étaient ceux d'un compagnonnage de longue date, comme elle le notait mezzo voce vers la fin du concert, qui remonte à ces années 2000, plus jazz, même s'il ne faut surtout pas entendre ce mot dans son aspect patrimonial ici. Il y avait tout d'abord Vincent Lê Quang (sax soprano) et Bruno Ruder (piano) avec qui elle formait le trio Yes Is A Pleasant Country. Puis, bien entendu, Vincent Courtois (violoncelle) dont elle avait marqué le quartet à la même époque que je la découvrais avec le Bruit du [sign], à tel point que je ne suis plus très sûr aujourd'hui dans laquelle des deux formations je l'ai entendue en premier pour être honnête. Sarah Murcia (contrebasse) également, avec laquelle elle partage un goût pour les crossovers musicaux pleinement démontré hier soir. Et enfin, joyau sertissant cette couronne de musiciens l'entourant hier, Marc Ducret (guitare). Que des noms porteurs d'une promesse d'excellence, mais qui ont pourtant réussi à excéder toutes nos attentes. 


De manière assez exemplaire, la disposition de la scène de la Philharmonie était en mode "musique de chambre" (avec le public à 360°) et non "musique amplifiée" (avec la scène repoussée en fond). L'absence de batterie ou d'instrument électrique (Marc Ducret avait abandonné ses multiples pédales d'effet pour l'occasion) permettait ainsi une approche centrée sur la voix de Jeanne Added, juste soulignée ce qu'il faut par la qualité des arrangements de Vincent Lê Quang. N'intervenant par ailleurs qu'au soprano, ce dernier rappelait la collaboration au long cours entre Wayne Shorter et la chanteuse canadienne. Car, si Jeanne Added a jusqu'ici eu un parcours la menant du jazz vers la pop (pour le dire vite, et de manière nécessairement caricaturale), Joni Mitchell a elle suivi un parcours inverse, de la folk vers une musique invitant de plus en plus le jazz - ou en tout cas de grands jazzmen - au cours de sa carrière. Rien d'étonnant à ce qu'elles se rencontrent, virtuellement, à l'occasion de ce concert. 

Je suis loin de connaître toute la discographie de Joni Mitchell, mais j'ai quand même eu le plaisir de reconnaître quelques morceaux : Free Man in Paris et Down To You, extraits de Court and Spark (Asylum, 1974), The Hissing Of Summer Lawns de l'album du même nom (Aylum, 1975) ou les tubesques Circle Game et Both Sides Now en conclusion du concert. Mais, même sans être capable de mettre un titre sur chacun des morceaux, on reconnaît partout la qualité de l'écriture de la grande canadienne, et son approche crossover particulièrement sublimée par les arrangements et l'instrumentation d'un soir. Si tous les musiciens restent constamment sur scène, les formats orchestraux varient d'une chanson à l'autre. On notera particulièrement un morceau en trio, au format Yes Is A Pleasant Country (Added, Lê Quang, Ruder), suivi par un autre avec au contraire seules les cordes (Murcia, Courtois, Ducret) pour soutenir la voix de Jeanne. Ou, lors des rappels, un formidable duo Ducret/Added conclu par la chanteuse d'un émouvant car spontané "j'ai chanté A Case Of You en duo avec Marc Ducret !" Par cette simple remarque, on percevait tout le plaisir que Jeanne Added prenait, encore émerveillée d'avoir réussi à réunir un tel line up magique pour interpréter le répertoire d'une de ses idoles. Cette spontanéité n'était pas pour rien, loin de là, dans le plaisir qu'on prennait également comme spectateur, au-delà du répertoire, des arrangements, des musiciens et de la voix de Jeanne Added !

dimanche 7 avril 2024

Jason Moran plays Duke Ellington @ Cité de la Musique, vendredi 5 avril 2024

Depuis qu'il a lancé sa carrière comme leader au tournant du millénaire, Jason Moran a toujours cherché à relier la tradition du piano jazz à ses développements plus contemporains. Il y a dix ans il consacrait par exemple un disque à Fats Waller (All Rise, Blue Note, 2014) mais qui penchait plus du côté d'une relecture, électrique, toute personnelle (le disque était produit par Meshell Ndegeocello) que d'une interprétation à la lettre d'une musique d'une autre époque. De la même manière, j'avais eu l'occasion, à deux reprises, de le voir en concert honorer la mémoire de Thelonious Monk, et notamment le répertoire du fameux concert au Town Hall de 1959 (à Banlieues Bleues en 2009 et à Prague en 2017). Ses propres disques alternent compositions personnelles et interprétations de morceaux de grands noms du clavier jazz (de James P. Johnson à Muhal Richard Abrams en passant par Mal Waldron ou Jaki Byard, qui fut d'ailleurs son professeur). Sur Black Stars (Blue Note, 2001), on trouve même un Kinda Dukish ellingtonien. Rien d'étonnant, finalement, à ce qu'il se présente donc, deux soirs de suite, sur la scène de la Cité de la Musique pour rendre hommage à l'un des compositeurs et pianistes les plus essentiels de l'histoire du jazz. 


Afin d'illustrer différents aspects de l'art du Duke, le concert est organisé en deux sets : tout d'abord une interprétation en solo de quelques standards plus ou moins célèbres, puis une démonstration de swing à la tête d'un big band composé de jeunes musiciens français et américains. Pour la première partie, Jason Moran emmène les compositions d'Ellington vers ses propres territoires, c'est à dire une vision forcément modernistic pour reprendre le titre de l'album solo (Blue Note, 2002) qui a permis à Moran de se faire définitivement un nom sur la scène jazz contemporaine. Un titre tiré du nom d'une composition de James P. Johnson, héros du piano stride dans le Harlem des années 1920, You've Got To Be Modernistic. James P. Johnson qu'Ellington alla justement trouver à Harlem lorsqu'il débarque à New York à l'époque pour lui jouer son Carolina Shout... que Moran interprète donc après avoir rappelé cette tranche d'histoire. Après des interprétations de I Got It Bad (And That Ain't Good), Black And Tan Fantasy ou Wig Wise, Moran honore également la mémoire de Billy Strayhorn, compagnon ô combien essentiel du Duke, à travers une relecture profonde de Lotus Blossom. Ce premier set est une merveille d'équilibre, entre respect pour son modèle et nécessaire appropriation dans l'interprétation. 


A l'inverse, le début du second set m'inquiète un peu. Sur les trois premiers morceaux, je trouve le big band bien trop respecteux du son d'époque. Chacun s'applique à reproduire à la lettre une musique qui a quand même quelques décénies au compteur. Du coup, si la forme du swing est là, il en manque l'essence - la jouissance du moment présent. Les - courts - solos des uns et des autres semblent trop planifiés à l'avance et ne font pas sentir leur nécessité, au moment où ils émergent de la masse orchestrale. Heureusement, au fur et à mesure du concert, les jeunes musiciens semblent se libérer. Le choix des compositions, moins ouvertement ancrées dans l'ère swing, leur permet de varier les plaisirs et de faire preuve de plus de subtilité et de personalité dans l'interprétation. Des couleurs plus en clair-obscur s'immiscent ici ou là malgré le caractère nécessairement rutillant des douze pupitres de soufflants (5 anches, 3 trombones, 4 trompettes). Moran dirige depuis le piano, se lève parfois pour encourager tel ou tel, et prend visiblement de plus en plus de plaisir au fur et à mesure du concert, mettant bien en avant la grande plasticité de l'oeuvre d'Ellignton. A la fin du concert, il incite chacun à se présenter rapidement en faisant passer un micro de pupitre en pupitre. Pour le rappel, il revient avec la seule Anouk Chemla, au chant, pour une interprétation qui allie retenue et intensité de Come Sunday, standard d'entre les standards, tiré de la Black, Brown and Beige Suite et magnifié en son temps par Mahalia Jackson. La jeune chanteuse française, élève de Moran au New England Conservatory, n'a pas à rougir de la comparaison.

samedi 6 avril 2024

Ganavya / Amirtha Kidambi's Elder Ones @ La Dynamo, jeudi 4 avril 2004

L'édition 2024 du festival Banlieues Bleues s'achève déjà et je n'en aurai pas beaucoup profité cette année. Un seul concert, mais quel concert (surtout la deuxième partie) ! Pour son avant-dernière soirée, le festival mettait à l'honneur deux musiciennes américaines qui partagent une même origine tamoule. Et, si on entend d'évidentes traces laissées par la fréquentation de la musique carnatique chez chacune d'entre elles, le résultat est en bien des points diamètralement opposé dans la manière dont elles hybrident ces traces avec les ramifications du grand fleuve des musiques issues du jazz. A Ganavya, des développements modaux subtils, sans doute plus proches de la tradition, juste soulignés par un piano bleuté. A Amirtha Kidambi, des inflections dans la voix qui s'immiscent dans de puissantes protest songs servies par un free jazz incandescant. 


Sur le programme, il était annoncé un concert en solo, pourtant lorsqu'elle arrive sur scène, Ganavya Doraiswamy de son nom complet, est accompagné par un pianiste, Richard Sears. Avant de commencer, elle repère au premier rang un violoniste amateur avec qui elle a visiblement eu l'occasion de discuter avant le concert. Elle lui propose de les rejoindre sur scène pour improviser. Ganavya s'empare alors d'une contrebasse (dont elle ne se servira en fait que pour ce premier morceau), et ils improvisent à trois autour des mélopées développées par la voix d'une grande pureté de la leader. Après cette introduction généreuse, le concert se resserre sur le duo chant/piano. Inspirée par les traditions vocales du sud de l'Inde, Ganavya n'en chante pas moins en anglais. Ce qu'on perd en harmonie entre la prosodie du tamil et les rythmes de la musique carnatique, on le gagne en intélligibilité. Le morceau de bravoure de cette première partie est un long morceau d'une vingtaine de minutes, construit sur un crescendo rythmique, au cours duquel la chanteuse et le pianiste jouent au chat et à la souris afin de faire monter en tension la trame rythmique sur laquelle ils s'appuient. Cela finit avec une densité bienvenue, qui fait malheureusement un peu défaut pendant le reste du concert. Si ce morceau captive grâce à son développement progressif, ce n'est pas toujours le cas de morceaux plus anecdotiques, plus courts, certes servis par une voix admirable, mais qui n'évitent pas toujours l'impression de redite ou d'ennui. 

Jusqu'à présent, je connaissais surtout Amirtha Kidambi pour sa participation au groupe Code Girl de Mary Halvorson (deux disques et un concert à Lisbonne en 2019), même si je l'avais découverte en fait un peu plus tôt, à Wels en 2017, avec le groupe Seaven Teares. Elle entamait ce soir une tournée européenne pour soutenir la sortie récente du troisième album de son groupe Elder Ones sur l'excellent label finlandais We Jazz. Si je ne connais pas les deux premiers, ce nouvel opus est très convaincant, et offrait une bonne raison de venir voir en live ce que ça donne. Pour l'accompagner, la chanteuse (également à l'harmonium et au synthé) s'est entourée d'un groupe superlatif : Matt Nelson au sax soprano, Alfredo Colon au sax ténor, Lester St. Louis à la contrebasse et Jason Nazary à la batterie et aux percussions digitales. Les deux derniers, déjà entendus aux côtés de la regrettée Jaimie Branch (sur les disques de son groupe Fly or Die et lors d'un concert à Berlin en 2018, au violoncelle, pour le premier ; sur disque, au sein du groupe Anteloper pour le second). Ils développent une musique d'une incroyable densité, entre héritage free et sens du groove, qui les rapproche quelque part d'Irreversible Entanglements - même communauté d'esprit. 


Sur cette musique en combustion permanente, Amirtha Kidambi peut faire parler toute la puissance de sa voix, qu'elle module constamment, afin d'habiter ses hymnes protestataires destinés à ériger de "nouveaux monuments". New Monuments, c'est en effet le titre du plus récent disque du groupe (et de l'une des chansons du concert). Amirtha Kidambi explique que cela fait référence aux monuments destinés à remplacer les anciens vestiges du colonialisme - statues qu'on déboulonne - et que cela lui a été inspiré par une photo de George Floyd collée sur le visage d'une statue d'un général à Brooklyn lors d'une manifestation du mouvement Black Lives Matter à laquelle elle participait. Les thèmes des différents morceaux sont de nature à provoquer des crises cardiaques en série chez tous les Pascal Praud du moment qui innondent le P.A.F. de leur bile réactionnaire (peut-être une idée ?) : Third Space explore les identités hybrides des descendants d'anciens territoires colonisés qui grandissent en occident ; Farmer's Song fait référence aux protestations de masse des agriculteurs indiens ces dernières années ; The Great Lie dénonce les nouvelles figures du fascisme contemporain ; quant au rappel, Decolonize Your Mind, son titre semble suffisamment clair pour ne pas en rajouter. Le bourdon de l'harmonium et les synthés et machines manipulés par la leader et le batteur créent comme un halo permanent, transpercé par les saillies free des saxophones et la voix d'Amirtha Kidambi, dont les quelques échos de musique carnatique débouchent sur une incarnation puissante, autant instrument à moduler que chant aux paroles explicites. Avec une telle bande son, les luttes collectives contemporaines ont déjà un présent qui chante - pour les lendemains, l'horizon politique actuel n'incite malheureusement pas à l'optimisme. 

samedi 23 mars 2024

Avishai Cohen Trio @ Théâtre André Malraux, Rueil-Malmaison, vendredi 22 mars 2024

Depuis vingt ans maintenant, le contrebassiste israélien mène un trio au format classique, piano, contrebasse, batterie. Ses acolytes ont été renouvelés plus d'une fois. J'avais vu l'incarnation originelle avec Sam Barsh au piano et Mark Guiliana à la batterie au Parc Floral en 2006. Dix-huit ans plus tard, il est désormais accompagné par deux compatriotes qui n'étaient encore qu'enfants à l'époque : le pianiste Guy Moskovitch, né en 1996, et la batteuse Roni Kaspi, née en 2000 (!). 

Je dois avouer ne pas bien connaître la musique d'Avishai Cohen - étant plus à l'écoute de son homonyme trompettiste. Sans doute une pointe de snobisme face à une musique jugée trop populaire (à l'échelle du jazz) pour être complètement à mon goût. Son passage à deux pas de chez moi était cependant l'occasion de remettre en cause quelques préjugés. 

La musique d'Avishai Cohen est assez typique de toute une scène jazz israélienne contemporaine, mêlant solide connaissance des codes du jazz américain, notamment dans sa partie rythmique, et goût des mélodies chantantes, inspirées des héritages séfarades comme ashkénazes (on pense à Omer Avital, Shai Maestro, Omri Mor, Omer Klein...). Sans doute plus le reflet d'une société diasporique que d'un ancrage local trop marqué. La plupart des morceaux joués hier soir déployaient ainsi, sous les doigts du pianiste, des mélodies en clair-obscur, mais qu'on pourrait facilement fredonner, tendrement lyriques. Le leader met lui aussi particulièrement l'aspect mélodique en avant dans son jeu, bien loin du seul ancrage rythmique dans lequel son instrument est bien souvent cantonné. Roni Kaspi, quant à elle, déploie une puissance maîtrisée, plus rapide que forte. Elle n'utilise que parcimonieusement la grosse caisse, préférant les envolées virevoltantes sur les toms et les cymbales. Cela crée un registre mezzo-voce qui sied bien à une musique qui se tient finalement à distance des facilités que sa popularité pourrait laisser supposer. 


Peu d'annonces du leader entre les morceaux - juste le temps de dire que l'essentiel du matériel est inédit, enregistré il y a quinze jours seulement pour un disque à paraître. De quoi rester concentré sur la musique. Celle-ci s'autorise une variété grandissante au fur et à mesure du concert. Sur la fin, on note ainsi une reprise d'un air connu (mais impossible de l'identifier et de mettre un nom dessus : chanson pop ? standard ? air traditionnel ?), puis pour le dernier morceau avant le rappel une démonstration de feu de la batteuse à travers un solo qui fait rugir le public de plaisir, et ce d'autant plus qu'il constraste avec son jeu plus en retenu du début du concert. Le rappel quant à lui commence par un duo entre Guy Moskovitch et Avishai Cohen, qui troque sa contrebasse pour un micro et chante une sorte de boléro en espagnol, avant que le trio ne revienne au complet pour une ballade conclusive. Accueil très enthousiaste du public, et une vraie bonne surprise pour ma part, bien loin des préjugés que je pouvais avoir.

vendredi 15 mars 2024

Ann O'aro @ Studio de l'Ermitage, jeudi 14 mars 2024

C'est la troisième fois en l'espace de quelques mois que le maloya s'invite dans mes chroniques. Après Wati Watia Zorey Band et Lagon Noir (avec, déjà, Ann O'aro au chant) à Nanterre en décembre, puis le Discobole Orchestra avec Christine Salem au Studio de l'Ermitage début février, les rythmes réunionais étaient donc cette fois-ci ceux du quartet d'Ann O'aro, à l'occasion de la sortie de son troisième album, Bleu (Cobalt, 2024). Pour commencer, la chanteuse monte seule sur scène et s'assoit au piano. La principale nouveauté de ce troisième opus, c'est en effet l'ajout du piano comme "medium d'expression de ses émotions", retour vers un instrument appris pendant l'enfance puis un peu délaissé par la suite, comme elle l'expliquera au cours du concert. Elle y deploie des mélodies simples, tout en flux et reflux, comme un écho des vagues de l'océan Indien qui borde son île, transfigurées par son chant profond, essentiellement en créole, occasionnellement en français. 


Comme souvent avec Ann O'aro, les thèmes qu'elle aborde n'ont rien de léger. Cette fois-ci elle y évoque la veillée d'un mort ou les cancrelats qui tombent dans l'eau à travers les trous d'un vieux pont au bois pourri. Elle rappelle avec humour, mais non sans noirceur, qu'elle avait sous-titré la tournée qui accompagnait la sortie de son premier disque, Ann O'aro (Cobalt, 2018), "Ann O'aro, entre inceste et convivialité". Le thème des violences sexuelles est certes moins présent qu'au début - mais son chant semble toujours habité d'une part d'exorcisme cathartique, comme pour transformer les douleurs d'hier en paroles réparatrices - à la fois par la mise à distance qu'elles permettent, et par le mariage avec la musique qui entraîne le corps vers une extériorité plus positive. 


Pour l'accompagner, on retrouve ses deux complices qui étaient déjà présents sur son disque précédent, Longoz (Cobalt, 2020), Teddy Doris au trombone et Bino Waro aux percussions. Le groupe est désormais complété par Brice Nauroy aux machines. Sa présence, et celle du piano, densifient et diversifient les climats parcourus. Effets dubs ou boucles samplées en directes permettent de jouer avec une matière sonore bien souvent en ébulition - chant intense d'Ann O'aro, solos rutilants de Teddy Doris, rythmes variés entre percussions traditionelles et batterie de Bino Waro. La piano n'est pas toujours présent - la chanteuse alterne les morceaux au chant seul et ceux où elle s'accompagne. Les machines non plus. On retrouve par conséquent parfois les ambiances minimalistes, comme nues jusqu'à l'os, du trio qui officiait seul sur Longoz. Pour mieux en prendre le contrepied par la suite. Pour le rappel, pour "calmer le public" dit-elle, Ann O'aro chante un morceau a capella, alors que ses camarades sont restés sur le côté, hors scène. Pas certain que l'intensité qu'elle met dans son chant ait un effet si appaissant. Plutôt saisissant. De beauté. 

dimanche 10 mars 2024

Louise Jallu / Dave Douglas Gifts Quintet @ Radio France, samedi 9 mars 2024

A priori les propositions esthétiques des groupes menés par Louise Jallu et Dave Douglas sont assez différentes, et pourtant cela faisait pleinement sens de les réunir sur la scène du studio 104 de la Maison de la Radio tant ils jouent, chacun à leur façon, avec des airs incrustés dans la mémoire collective, sans jamais cependant ne chercher à coller à une approche patrimoniale. "Jeu", c'est bien le mot, et c'est d'ailleurs le titre du tout nouvel album de la jeune bandonéoniste française qui sort ces jours-ci. Nourrie de tradition argentine, instrument oblige (son précédent disque s'attaquait d'ailleurs au répertoire d'Astor Piazzolla), elle crée un pont avec la tradition classique européenne dans ce nouvel opus. Ainsi, la plupart des morceaux proposés lors du concert s'amusent à citer des thèmes plus ou moins connus : une sonate de Schumann, un prélude de Fritz Kreisler, le Boléro de Ravel, une sonate de Bach et même une chanson de Brassens, Les sabots d'Hélène. Quelques compositions personnelles, une Milonga en mi majeur et le final A Gennevilliers, en hommage à sa ville natale qui fut, dit-elle, la première d'Europe à ouvrir une classe de bandonéon, complètent le panorama. Si on reconnaît aisément la rythmique si caractéristique du Boléro ou l'écriture contrapuntique de Bach, il ne s'agit en rien d'une interprétation à la lettre des oeuvres, mais bien de libres variations dynamisées par le sextet rassemblé par Louise Jallu. Les têtes connues - Mathias Lévy au violon ou Karsten Hochapfel à la guitare - côtoient les découvertes - Grégoire Letouvet au piano et claviers, Alexandre Perrot à la contrebasse et Ariel Tessier à la batterie. Ensemble, ils offrent un vaste champ des possibles qui illumine de couleurs variées les morceaux interprétés : majestueux ici, plus urgent là, ludique à plus d'un tour, mais toujours finement contrasté. Louise Jallu déploie, sur ces paysages changeants, le soufflet de son instrument et colore de teintes résolument argentines le grand répertoire européen. On se prend facilement au "Jeu". 


En deuxième partie de concert, je retrouve l'un des musiciens les plus présents dans ma discothèque : son nouvel album, Gifts, à sortir en avril mais déjà disponible à la sortie du concert, est ainsi le 70e disque en leader ou co-leader de Dave Douglas à rejoindre mes étagères ! Si on y ajoute les disques sur lesquels il intervient en sideman - à commencer par ceux de Masada - on ne doit pas être loin d'une centaine. Bref, j'adore vraiment Dave Douglas. La joie de le retrouver sur une scène parisienne était accrue par le line up ébouriffant de son nouveau groupe : James Brandon Lewis au sax ténor, Tomeka Reid au violoncelle, Rafiq Bhatia à la guitare et Ian Chang à la batterie. Les deux derniers sont sans doute un peu moins connus, mais ont déjà contribué chacun à un disque du trompettiste : Uplift (2018) pour le batteur et Marching Music (2020) pour le guitariste. Ils sont par ailleurs tous les deux membres du trio post-rock Son Lux et apportent donc une ouverture vers des sonorités à la fois pop et électriques qui contrastent avec la démarche plus jazz des trois autres. Tomeka Reid a elle aussi déjà illuminé de sa présence de récents disques du trompettiste, Engage (2019) et Secular Psalms (2021) et est, au-delà de ça, un pilier fondammental des scènes jazz contemporaines de Chicago et de New York. Le saxophoniste débute lui auprès de Dave Douglas, mais son nom n'a cessé de grandir depuis une dizaine d'années et son abondante discographie est marquée du sceau de l'excellence. 


Pour ce concert, et ce nouveau disque, Dave Douglas a choisi de mettre à l'honneur la musique de Billy Strayhorn. Mais, comme pour Louise Jallu en première partie, il ne s'agit en rien de jouer à la lettre une musique d'hier ; plutôt de se l'approprier et de la prolonger par des compositions personnelles et des arrangements résolument modernes pour les quelques compositions du compagnon du Duke interprétées ce soir (Take The A Train, Blood Count, Day Dream). Cette démarche revisiteuse est en fait une constante dans la carrière du trompettiste. Il a ainsi, par le passé, rendu hommage à Booker Little (In Our Lifetime, 1995), Wayne Shorter (Stargazer, 1997), Joni Mitchell (Moving Portrait, 1998), Mary Lou Williams (Soul On Soul, 2000), Jimmy Giuffre (Riverside, 2014), Carla Bley (The New National Anthem, 2017) ou encore Dizzy Gillespie (Dizzy Atmosphere, 2020). Le principe est toujours le même : quelques relectures de "standards" des musiciens honorés et beaucoup de nouvelles compositions qui s'amusent de l'empreinte laissée dans la mémoire collective par les personnalités mise en avant. 


Au-delà du répertoire de Billy Strayhorn, le grand plaisir de ce concert est la grande plasticité de l'orchestre et les climats changeants qu'il parcourt. La plupart des solos sont laissés aux instruments a priori plus rythmiques : Rafiq Bhatia et Ian Chang font, à de multiples occasions, la démonstration de pourquoi Dave Douglas les a choisis pour "bousculer" façon rock une musique si ancrée dans l'ère swing. Tomeka Reid, quand à elle, extrait la sève blues des compositions de Strayhorn dans quelques solos de grande classe, à l'archet comme en pizzicati. Si elle n'est pas présente sur le disque (joué en quartet, donc), elle n'est pas en reste et chacune de ses interventions est essentielle à l'équilibre du groupe. Les deux soufflants ne cherchent pas le solo démonstratif. Leurs interventions sont souvent ramassées, en solo comme en duo, comme pour réhausser de quelques épices la potion magique du quintet. On retrouve néanmoins le son caractéristique de chacun, entre puissance et suavité pour le saxophoniste - que j'avais déjà pu appécier aux côtés de Marc Ribot il y a quelques semaines - attaques claires et précision mélodique pour le trompettiste. Le tout fonctionne à merveille et tient en alerte pendant tout le set malgré un public un peu mou dans ses réactions - applaudissements polis, mais on est loin, il est vrai, d'une ambiance de club. 

La première partie était diffusée en direct sur France Musique (et peut donc être réécoutée sur l'appli Radio France). La seconde devrait être diffusée d'ici quelques semaines.

dimanche 11 février 2024

Leyla McCalla / Rhiannon Giddens @ Maison des Arts de Créteil, samedi 10 février 2024

La dernière soirée du festival Sons d'hiver voyait se succéder sur scène deux musiciennes issues de la scène folk américaine - même si leur musique est loin de s'y résumer - dont les parcours se sont souvents croisés. Il n'y avait donc rien d'étonnant à ce qu'au milieu du concert de Rhiannon Giddens, celle-ci congédie un instant ses musiciens, pour chanter en duo avec Leyla McCalla, juste accompagnées par le banjo de cette dernière, une chanson traditionnelle haïtienne, "Manman Mwen". Ni qu'elle fasse revenir sa consoeur pour le rappel, afin d'interpréter deux chansons de la "godmother of rock'n'roll", Sister Rosetta Tharpe. De folk songs haïtiennes aux sources du rock'n'roll, ces deux moments illustrent le large spectre d'ambiances parcourues pendant la soirée.


En première partie, Leyla McCalla, violoncelle, banjo ou guitare selon les morceaux, se présente accompagnée de Louis Michot au fiddle et Corey Ledet à l'accordéon. Les trois chantent tour à tour selon les morceaux et explorent les rythmes traditionnels de la Louisiane, où ils résident tous. Mais plus versant cajun et rural que jazz et urbain. Les rythmes du zydeco et les paroles en français louisianais entrent néanmoins en résonnance avec les tambours caraïbes et le kreyol ayisyen, puisque Leyla McCalla explore par la même occasion l'héritage musical de l'île dont ses parents sont originaires. Pour ce concert, le trio est ainsi renforcé pendant une partie du set par deux percussionnistes haïtiens de Paris, Claude Saturne et Kebyesou. Je préfère d'ailleurs quand la musique tire vers le côté haïtien, sans doute en raison d'un goût forgé par quelques décénies de fréquentation assidue des musiques de l'Amérique noire. C'est un vrai plaisir, par exemple, de pouvoir entendre sa version de la célèbre chanson traditionnelle "Mèsi Bondye" tout en retenue instrumentale et intensité vocale. Si la démarche de Leyla McCalla fait écho à celle de Sélène Saint-Aimé, entendue un peu plus tôt dans la semaine, le résultat s'en distingue par la part du patrimoine louisianais qu'elle choisit de mettre à l'honneur - violon et accordéon sonnent il est vrai bien différemment des cuivres rompus aux marching bands. Mais, quand pour le rappel, ils entamment un blues, on prend conscience des racines communes à toutes ces musiques, blanches ou noires, rurales ou urbaines, cadiennes ou créoles : africaines et européennes. Américaines. 


Rhiannon Giddens part d'un terreau commun, celui des folk songs du Deep South américain. Elle s'est ainsi d'abord fait connaître avec le groupe Carolina Chocolate Drops (auquel Leyla McCalla a également participé) qui revisitait la part noire de cet héritage populaire. Depuis qu'elle a entamé une carrière sous son seul nom, il y a une dizaine d'années, elle maintient bien vivant cette tradition, mais ne se contente plus des racines et s'intéresse aussi aux multiples feuilles engendrées par le grand arbre de la musique populaire américaine. On navigue ainsi, selon les morceaux, entre des formes diverses, parfois au plus proche de la tradition, à d'autres moments plus ouvertes sur une rythmique pop plus actuelle, voire vers des sonorités venues d'ailleurs comme en témoigne la reprise d'un forro d'Hermeto Pascoal. La voix de Rhiannon Giddens, puissante et soulful, se promène à travers ces diverses ambiances et sert des textes souvent engagés, à propos de l'esclavage, des luttes sociales, des rapports hommes-femmes. Elle est accompagnée par un groupe de multi-instrumentistes qui permet une adaptation continue aux ambiances changeantes du répertoire : Francesco Turrisi, accordéon et claviers, Niwel Tsumbu, guitare, Dirk Powell, banjo, guitare et claviers, Jason Sypher, contrebasse et basse électrique, Attis Clopton, batterie et tambour, et la chanteuse elle-même au banjo, à la guitare ou au fiddle. Mais c'est quand elle retrouve sa consoeur de la première partie que l'émotion est la plus évidente. Comme sur ce duo juste soutenu par un banjo qui laisse la pureté des voix nous emporter avec elles.

samedi 10 février 2024

Benoît Delbecq 4 / Ambrose Akinmusire - Owl Song @ Théâtre de la Cité Internationale, mercredi 7 février 2024

S'il est une figure incontournable de la jazzosphère française depuis plus de trente ans, Benoît Delbecq a aussi régulièrement dépassé les frontières de l'hexagone pour des échanges transatlantiques fructueux. Il y a bien sûr sa relation au long cours avec le clarinettiste canadien François Houle, ou plus récemment le groupe Illegal Crowns avec Bynum, Halvorson & Fujiwara, en passant par la confrontation avec ses pairs pianistes, Andy Milne ou Fred Hersch (et c'est un recensement loin d'être exhaustif). En 2010, il a formé un trio avec le contrebassiste John Hébert et le batteur Gerald Cleaver, avec à la clé deux superbes disques produits par Clean Feed, sous le leadership du contrebassiste (Spiritual Lover, 2010, et Floodstage, 2013). En 2018, toujours sur le label lisboète, le trio est devenu quartet, avec l'adjonction du saxophoniste Mark Turner, et le leadership du pianiste cette fois-ci (Spots On Stripes). Le groupe a remis ça en 2021, sur Jazzdor Series (label lié au festival strasbourgeois du même nom), avec Gentle Ghosts. Mark Turner avait par ailleurs déjà collaboré avec Delbecq par le passé, au moment de son album Phonetics (Songlines, 2004), et j'avais d'ailleurs déjà eu l'occasion de les voir partager la scène au Sunside en 2006. Leur présence sur la scène du Théâtre de la Cité Internationale est donc l'aboutissement d'un long compagnonage, et cela s'entend. 


Bien entendu, les compositions frappent immédiatement l'oreille par leur caractère typiquement "delbecquien" (tourneries rythmiques obsessionnelles, rebondissements plein de surprises, piano préparé cotonneux, liberté du jeu dans un cadre pourtant bien défini...), mais ce qui est encore plus essentiel, c'est la complémentarité des sonorités, leur assemblage / déphasage constant. Delbecq et Turner qui tiennent ensemble la mélodie quand la rythmique prend des chemins de traverses, Delbecq et Cleaver qui maintiennent des boucles régulières pendant que Turner déploie un solo feutré au ténor, Herbert et Cleaver qui assoient le rythme pendant que Delbecq s'amuse des monts et vallées permis par la préparation du piano, etc. J'aime profondément l'individualité de ces quatre musiciens pris séparément, mais impossible mercredi de ne pas les entendre comme un "tout" - leur musique a une progression définitivement organique. Les compositions semblent "vivre". Elles cherchent leur chemin, parfois tortueux, qui peut nécessiter de revenir sur ses pas à l'occasion, parfois plus linéaires, propulsées par le désir de s'étendre au-delà du cadre préétabli. C'est encore plus envoutant en live, par leur présence aux uns aux autres, à leur instrument, dans une salle de parfaite dimension (ni trop petite ni trop grande, en forme d'ellipse enveloppante). Un très grand moment de musique.


Les précédents concerts d'Ambrose Akinmusire auxquels j'avais pu assister le voyaient intervenir au sein d'un ensemble instrumental assez fourni, en septet, déjà dans le cadre de Sons d'hiver, en 2015, ou à huit avec son projet Origami Harvest à Lisbonne en 2019. Cette fois-ci il se présentait dans le cadre plus dépouillé d'un trio. Et le dépouillement est ce qui frappe d'entrée quand Gregory Hutchinson commence de la plus douce des manières en caressant sa batterie avec ses balais. Quand le leader à la trompette et Jakob Bro à la guitare le rejoignent, c'est pour déployer de délicats paysages evanescents. Le guitariste danois étire le temps, il crée comme un halo mélancolique sur lequel Akinmusire s'appuie pour dérouler quelques mélodies toutes en nuances. Entrée en douceur, qui définit en fait le cadre général du set proposé. On restera la plupart du temps sur des registres tout au plus mediums, au risque parfois de ne pas profiter pleinement des jeux de contrastes qui faisaient toute la richesse de la première partie. Les deux passages que je préfère sont ceux qui sortent justement un peu de ce cadre trop léché : un solo absolu d'Akinmusire, riche d'une approche protéiforme, qui fait justement entendre sa capacité à faire survenir l'inatendu, puis un duo entre le trompettiste et le batteur, au rythme plus enlevé, qui sort quelque peu la musique de sa torpeur. Ce sont donc les moments où le guitariste n'intervient pas qui m'accrochent le plus l'oreille, et j'ai effectivement eu un peu de mal, tout au long du concert, à trouver une réelle interaction entre lui et les deux autres. Il faut dire que sur le disque du groupe (Owl Song, Nonesuch, 2023) et sur le début de leur tournée européenne, c'était Bill Frisell qui intervenait sur les six cordes. Peut-être tour simplement que ce manque d'interaction était lié à l'arrivée trop récente de Jakob Bro dans le groupe. Ceci-dit, l'accueil du public m'a semblé très enthousiaste, notamment si on considère qu'il s'agit d'une musique quand même relativement exigeante. 


vendredi 9 février 2024

Sélène Saint-Aimé - New Orleans Creole Songs / William Parker - Raining On The Moon @ Théâtre Antoine Watteau, Nogent-sur-Marne, mardi 6 février 2024

Le festival Sons d'hiver mettait à l'honneur deux contrebassistes mardi dernier. D'abord la jeune Sélène Saint-Aimé qui se présentait à la tête d'un sextet américain, et plus précisément néo-orléanais, faisant suite à une résidence réalisée sur place dans le cadre du programme de la Villa Albertine - cet équivalent de la Villa Médicis romaine mise en place par les ministères des Affaires Etrangères et de la Culture en 2021 (avec la particularité de n'être pas un lieu à proprement dit mais d'être localisée dans dix métropoles américaines). Dans le cadre de cette résidence, la contrebassiste d'origine martiniquaise a particulièrement cherché les connexions "créoles" entre les Antilles françaises et la Louisiane, et en présentait donc le résultat - qu'elle considère comme encore "work in progress" - sur la scène du théâtre de Nogent-sur-Marne. Pendant tout le concert, Sélène Saint-Aimé prend la peine d'expliquer sa démarche, raconte de nombreuses annecdotes sur son séjour sur place, évoque son étonnement face à la signification différente du mot "créole" en Louisiane, ou lit un extrait du Grand camouflage, un ouvrage de Suzanne Césaire en date de 1945. Elle reconnaît elle-même "qu'elle parle beaucoup ce soir". Et si, en temps normal, on pourrait penser que de tels passages entre les morceaux coupent un peu l'élan du concert, son propos est si intéressant qu'il renforce au contraire le sens de la musique proposée. 


Le concert à proprement parlé commence par un dialogue entre les deux cuivres de l'orchestre - Steve Lands à la trompette et Miles Lyons au trombone (qui interviendra aussi au sousaphone). Sélène Saint-Aimé les rejoint ensuite, contrebasse et vocalises, avant que l'ensemble du groupe ne se mette en mouvement : Gladney au sax ténor, Shea Pierre au piano et Alfred Jordan à la batterie. Il y a là de vieux chants créoles servis par des cuivres particulièrement néo-orléanais entre échos de Louis Armstrong et solennité des marching bands locaux, mais aussi les propres compositions de la contrebassiste, comme cet Arawak Uhuru du nom du peuple indigène de la Martinique, ou une reprise d'un morceau du batteur Doug Hammond, influence majeure des conceptions rythmiques de Steve Coleman, avec qui Sélène a étudié. Bref, on est très loin d'une approche revivaliste, mais bien face à une proposition originale, personelle et sensible. Sélène s'accompagne souvent au chant - vocalises ou paroles en créole - donnant ainsi une dimension assez "aérienne" à sa musique, ce qui crée comme un contre-point à la rythmique funky typique de la Crescent City. Et c'est cette originalité qui emporte mon adhésion, comme un reflet musical du syncrétisme caraïbe.

En deuxième partie, on retrouvait un autre groupe mené par un contrebassiste, fidèle d'entre les fidèles du festival. William Parker rappelait ainsi que la première fois qu'il avait joué ce répertoire à Sons d'hiver, c'était il y a vingt-deux ans, au moment de la sortie du premier disque du groupe. Et, depuis cette date, je crois bien qu'il est de la programmation - comme leader ou sideman - quasiment chaque année. Je l'y ai pour ma part vu en 2004, 2006, 2010, 2013 et 2014. Pour cette année, il venait avec l'un des groupes que je préfère dans sa très vaste discographie : Raining On The Moon, du nom du premier disque paru en 2002 sur Thirsty Ear, donc. A l'origine il s'agissait en fait du quartet pianoless et ornettien (sax alto, trompette, basse, batterie) de Parker auquel s'était joint la chanteuse Leena Conquest. Pour les disques suivants, le groupe s'était élargi avec l'arrivée de la pianiste Eri Yamamoto. Et pour ce concert, Steve Swell au trombone a pris la place de Lewis Barnes à la trompette. Pour le reste, William Parker s'entoure des mêmes fidèles depuis le début, à savoir Rob Brown au sax alto et l'incontournable Hamid Drake à la batterie. 


La musique s'inscrit dans la filiation de ces groupes qui relient les musiques-racines de l'expression africaine-américaine (blues, spirituals, swing, soul) au jazz libre et aux revendications civiques. On pense au We Insist! Freedom Now Suite de Max Roach, aux Stances à Sophie de l'Art Ensemble of Chicago, ou au Cry Of My People d'Archie Shepp. Le chant de Leena Conquest fait ainsi écho à Abbey Lincoln ou Fontella Bass dans ses intonations. Eri Yamamoto est très convaincante dans ses inflexions harmoniques pleine d'une mémoire d'un siècle de musiques. Et, bien entendu, la paire rythmique Parker-Drake est égale à elle-même, tellement évidente dans sa capacité à tenir le drive tout en l'agrémentant d'effets ébouriffants. Le répertoire du concert plonge dans les différents disques que le groupe a publié, avec notamment les excellemment engagés Raining On The Moon et James Baldwin To The Rescue issus du premier album et Soledad et Corn Meal Dance du second (Corn Meal Dance, justement, paru sur AUM Fidelity en 2007). C'est une musique qui dégage de l'optimisme, plein d'une foi humaniste dans un avenir meilleur malgré l'état du monde. Bref, quelque chose de particulièrement indispensable par les temps qui courent.