samedi 6 avril 2024

Ganavya / Amirtha Kidambi's Elder Ones @ La Dynamo, jeudi 4 avril 2004

L'édition 2024 du festival Banlieues Bleues s'achève déjà et je n'en aurai pas beaucoup profité cette année. Un seul concert, mais quel concert (surtout la deuxième partie) ! Pour son avant-dernière soirée, le festival mettait à l'honneur deux musiciennes américaines qui partagent une même origine tamoule. Et, si on entend d'évidentes traces laissées par la fréquentation de la musique carnatique chez chacune d'entre elles, le résultat est en bien des points diamètralement opposé dans la manière dont elles hybrident ces traces avec les ramifications du grand fleuve des musiques issues du jazz. A Ganavya, des développements modaux subtils, sans doute plus proches de la tradition, juste soulignés par un piano bleuté. A Amirtha Kidambi, des inflections dans la voix qui s'immiscent dans de puissantes protest songs servies par un free jazz incandescant. 


Sur le programme, il était annoncé un concert en solo, pourtant lorsqu'elle arrive sur scène, Ganavya Doraiswamy de son nom complet, est accompagné par un pianiste, Richard Sears. Avant de commencer, elle repère au premier rang un violoniste amateur avec qui elle a visiblement eu l'occasion de discuter avant le concert. Elle lui propose de les rejoindre sur scène pour improviser. Ganavya s'empare alors d'une contrebasse (dont elle ne se servira en fait que pour ce premier morceau), et ils improvisent à trois autour des mélopées développées par la voix d'une grande pureté de la leader. Après cette introduction généreuse, le concert se resserre sur le duo chant/piano. Inspirée par les traditions vocales du sud de l'Inde, Ganavya n'en chante pas moins en anglais. Ce qu'on perd en harmonie entre la prosodie du tamil et les rythmes de la musique carnatique, on le gagne en intélligibilité. Le morceau de bravoure de cette première partie est un long morceau d'une vingtaine de minutes, construit sur un crescendo rythmique, au cours duquel la chanteuse et le pianiste jouent au chat et à la souris afin de faire monter en tension la trame rythmique sur laquelle ils s'appuient. Cela finit avec une densité bienvenue, qui fait malheureusement un peu défaut pendant le reste du concert. Si ce morceau captive grâce à son développement progressif, ce n'est pas toujours le cas de morceaux plus anecdotiques, plus courts, certes servis par une voix admirable, mais qui n'évitent pas toujours l'impression de redite ou d'ennui. 

Jusqu'à présent, je connaissais surtout Amirtha Kidambi pour sa participation au groupe Code Girl de Mary Halvorson (deux disques et un concert à Lisbonne en 2019), même si je l'avais découverte en fait un peu plus tôt, à Wels en 2017, avec le groupe Seaven Teares. Elle entamait ce soir une tournée européenne pour soutenir la sortie récente du troisième album de son groupe Elder Ones sur l'excellent label finlandais We Jazz. Si je ne connais pas les deux premiers, ce nouvel opus est très convaincant, et offrait une bonne raison de venir voir en live ce que ça donne. Pour l'accompagner, la chanteuse (également à l'harmonium et au synthé) s'est entourée d'un groupe superlatif : Matt Nelson au sax soprano, Alfredo Colon au sax ténor, Lester St. Louis à la contrebasse et Jason Nazary à la batterie et aux percussions digitales. Les deux derniers, déjà entendus aux côtés de la regrettée Jaimie Branch (sur les disques de son groupe Fly or Die et lors d'un concert à Berlin en 2018, au violoncelle, pour le premier ; sur disque, au sein du groupe Anteloper pour le second). Ils développent une musique d'une incroyable densité, entre héritage free et sens du groove, qui les rapproche quelque part d'Irreversible Entanglements - même communauté d'esprit. 


Sur cette musique en combustion permanente, Amirtha Kidambi peut faire parler toute la puissance de sa voix, qu'elle module constamment, afin d'habiter ses hymnes protestataires destinés à ériger de "nouveaux monuments". New Monuments, c'est en effet le titre du plus récent disque du groupe (et de l'une des chansons du concert). Amirtha Kidambi explique que cela fait référence aux monuments destinés à remplacer les anciens vestiges du colonialisme - statues qu'on déboulonne - et que cela lui a été inspiré par une photo de George Floyd collée sur le visage d'une statue d'un général à Brooklyn lors d'une manifestation du mouvement Black Lives Matter à laquelle elle participait. Les thèmes des différents morceaux sont de nature à provoquer des crises cardiaques en série chez tous les Pascal Praud du moment qui innondent le P.A.F. de leur bile réactionnaire (peut-être une idée ?) : Third Space explore les identités hybrides des descendants d'anciens territoires colonisés qui grandissent en occident ; Farmer's Song fait référence aux protestations de masse des agriculteurs indiens ces dernières années ; The Great Lie dénonce les nouvelles figures du fascisme contemporain ; quant au rappel, Decolonize Your Mind, son titre semble suffisamment clair pour ne pas en rajouter. Le bourdon de l'harmonium et les synthés et machines manipulés par la leader et le batteur créent comme un halo permanent, transpercé par les saillies free des saxophones et la voix d'Amirtha Kidambi, dont les quelques échos de musique carnatique débouchent sur une incarnation puissante, autant instrument à moduler que chant aux paroles explicites. Avec une telle bande son, les luttes collectives contemporaines ont déjà un présent qui chante - pour les lendemains, l'horizon politique actuel n'incite malheureusement pas à l'optimisme. 

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