Cela faisait bien longtemps que je n'avais pas assisté, en entier, à un concert se déroulant en trois sets. L'horaire relativement tardif du concert (21h30) ne laissait d'ailleurs pas augurer d'un tel déroulé. Depuis qu'ils organisent deux concerts par soir (l'un vers 19h/19h30, puis le second vers 21h30 donc), je ne pensais d'ailleurs pas que le Sunside continuait à proposer ce genre de soirée. Mais l'excellence de la musique, et la joie de partager des musiciens, justifiaient pleinement une telle approche (et le fait que ce soit un samedi, aussi). Pour l'occasion, Flash Pig nous a proposé deux premiers sets autour du répertoire de leur dernier disque en date (leur 5e), alors que le dernier set a été l'occasion pour eux de regarder dans le rétroviseur en reprennant quelques morceaux de leurs deux premiers albums.
Flash Pig, c'est un quartet à l'instrumentation des plus classiques : les frères Sanchez au saxophone ténor (Adrien) et au piano (Maxime) soutenus par Florent Nisse à la contrebasse et Gautier Garrigue à la batterie. Au-delà des instruments rassemblés, le groupe a aussi une dette évidente envers l'histoire du jazz, lorgnant notamment vers la génération post-bop, post-free, post-cool qui a un peu mélangé tout cela dans les années 70/80. On pense notamment à une figure comme Paul Motian ou aux quartets de Keith Jarrett. On pense aussi à un cousinage avec des figures américaines plus contemporaines comme Mark Turner ou Chris Cheek. Bref, Flash Pig est un groupe de jazz, de pur jazz serait-on tenter de dire, qui ne "fusionne" pas avec d'autres musiques. Pourtant, la musique de Flash Pig n'a rien de patrimoniale. Elle ne sonne pas datée. Et l'entendre en club, au plus près des musiciens, le révèle instantanément. En effet, ce qui frappe d'abord, c'est la qualité du son, sa profondeur, son spectre harmonique large, son attachement aux belles mélodies comme aux improvisations tumulteuses. Cela procure un énorme plaisir en live !
Les deux premiers sets proposaient une musique très "référencée", celle de leur dernier disque en date, donc, paru au début de l'année : The Mood For Love. Le titre est une référence explicite au chef d'oeuvre de Wong Kar-wai puisqu'il en est en fait une réinterprétation de la bande originale. Le programme était en soi très excitant pour moi, In The Mood For Love étant incontestablement l'un de mes films préférés, certainement l'un de ceux que j'ai vu le plus de fois, et l'un des rares que je possède même en DVD (avec quelques autres de Wong Kar-wai d'ailleurs). La musique a toujours joué un rôle important dans la filmographie du réalisateur hong-kongais. On pense à Happy Together et à la place qui y est laissée à la musique d'Astor Piazzolla notamment. A Chungking Express et au tube California Dreamin'. Mais c'est sans doute avec In The Mood For Love, et avec sa (fausse) suite 2046, que Kar-wai a réussi la fusion la plus parfaite du son et de l'image. Impossible de ne pas avoir été marqué par cette bande-son où les mambos interprétés par Nat King Cole répondent au thème obsédant, Yumeji's Theme, du compositeur japonais Shigeru Umebayashi.
C'est ce matériel - ainsi que des airs chinois, traditionnel ou d'opéra, qui apparaissent dans le film - qui sert de base à Flash Pig pour ce concert. Le Yumeji's Theme est ainsi interprété trois fois au cours des deux premiers sets, avec à chaque fois un angle d'approche différent. Trois mambos (Aquellos Ojos Verde, Mona Lisa et l'incontournable Quizas, quizas, quizas) apportent une touche à la fois latine et nostalgique. Quand aux thèmes chinois ils permettent d'entendre des mélodies a priori éloignées des codes occidentaux qui servent de matériel de base habituel au jazz, ce qui en renforce l'attrait. Le tour de force de Flash Pig, c'est, à partir de ces thèmes, de réussir à susciter deux réactions complémentaires chez l'auditeur : évoquer les images fortes du film et l'esthétique si singulière de Wong Kar-wai - on jurerait voir Maggie Cheung et Tony Leung se croiser au ralenti quelque part derrière les musiciens - tout en suscitant un vrai plaisir d'écoute par la surprise constante qu'ils insufflent à leur réinterprétation tout sauf à la lettre. Ca groove plus d'une fois, mais c'est aussi alternativement délicat, tempêtueux, suggéré, dansant ou tendre. Et toujours intense, dans le sens où on sent une vraie télépathie entre les quatre musiciens (qui jouent ensemble depuis quinze ans), une présence à l'autre qui se réflète aussi bien dans les solos que dans les passages à tutti.
Le troisième set, en s'éloignant du matériel de leur plus récent disque, a permis de prolonger le plaisir et de démontrer également les talents de compositeurs des membres du quartet. Image F, For B, Enef, chaque titre a sa couleur propre, donne l'occasion d'apprécier les chevauchées habitées d'Adrien Sanchez, la profondeur de chant du piano de Maxime Sanchez, les couleurs rythmiques de Gautier Garrigue, ou l'élégance naturelle de la contrebasse de Florent Nisse. Ce dernier set démontre également que sur un matériel a priori éloigné des standards du jazz, ils savent en faire ressortir toute la sève bleutée : ils reprennent ainsi le thème du générique de la série de dessins animés tirés des albums de Tintin que toute personne qui était enfant au début des 90s connaît par coeur (oui, c'est mon cas). Sur une rythmique particulièrement dense maintenue de bout en bout par Gautier Garrigue, les frères Sanchez exposent d'abord la mélodie entraînante avant de la faire exploser sous le coup de leurs explorations mélodiques et harmoniques. Pas si éloigné, dans l'esprit, de Coltrane revisitant La Mélodie du Bonheur ou Mary Poppins. Et la confirmation que, grâce à Flash Pig, le plaisir dure jusqu'au bout de la nuit (mais quand même juste à temps avant que le dernier RER, celui de 01h01, ne se transforme en citrouille).
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