samedi 23 décembre 2023

Wati Watia Zorey Band / Lagon Noir @ Maison de la Musique, Nanterre, samedi 16 décembre 2023

Soirée sous le signe du maloya, dans le cadre du festival Africolor, avec deux groupes qui revisitent et transfigurent les rythmes réunionais. La soirée commence avec un groupe dont le nom fait office de programme. Wati watia, cela peut vouloir dire mic-mac, ou embrouille, commérage. C'est un terme créole réunionais utilisé par Alain Peters dans sa chanson "Mangé pou le coeur". Zorey, cela fait référence aux "zoreilles", soit les Français de métropole en créole. Le Wati Watia Zorey Band est donc un groupe d'ici qui revisite à sa manière la musique et les textes d'Alain Peters, poète maudit de l'île de la Réunion, auteur de quelques chansons phare du maloya moderne au tournant des années 70/80, mort en 1995 alors qu'il n'avait que la quarantaine, rongé par l'alcool et les problèmes psychiques. Le groupe est mené par deux chanteuses : Marjolaine Karlin, qui tient aussi l'accordéon ou le kayamb (planche percussive typique de la Réunion) à l'occasion, et Rosemary Standley, surtout connue pour son rôle au sein du groupe pop/americana Moriarty. Leurs voix se différencient et se complètent : colorée et précieuse pour Rosemary Standley, plus directe pour Marjolaine Karlin. Elle sont accompagnées par un groupe à l'instrumentation qui détonne pour interpréter ces rythmes créoles : Jennifer Hutt est au violon, Gérald Chevillon (déjà vu au sein de l'Imperial Quartet) au saxophone basse, Chadi Chouman à la guitare et au banjo et Salvador Douezy à la batterie. Cela permet au groupe de donner des couleurs très variées aux chansons d'Alain Peters, assez éloignées de leur forme habituelle. Le son du sax basse, puissant, lancinant, envoûtant, fait particulièrement merveille dans les morceaux où il est mis en avant. 


Le concert commence par deux morceaux étendards d'Alain Peters, la "Complainte de Satan" et "Mangé pou le coeur". Mais au cours du concert, particulièrement généreux, qui s'étend sur plus d'1h30, les deux chanteuses ne se contentent pas de mettre à l'honneur les morceaux les plus connus du poète, mais en parcourent tous les coins et recoins, entrecoupant les chansons de quelques explications, par bribes, avec beaucoup de retenue, sur la vie de Peters. Les couleurs changeantes ont pour effet de me parler plus ou moins. Cela me touche par exemple moins quand elles tirent vers la folk que dans les passages plus tendus, entre jazz électrique et post rock, comme cette formidable interprétation de "Rest' la maloya", sans doute la chanson la plus connue de Peters, particulièrement fantomatique, au rythme ralenti et néanmoins très appuyé. Dans le même genre liquoreux, leur version de "Wayo Manman" fait ressortir toute la douleur dont semblait souffrir Peters. Sur la fin du concert, elles font un pas de côté en allant visiter le temps d'un morceau une autre créolité, guadeloupéenne , sans que cela ne fasse tâche dans ce programme réunionais. Leur joie de jouer ensemble et de partager cette musique se prolonge en un long rappel de non pas une mais trois chansons complémentaires. Généreux jusqu'au boût. 


En seconde partie de soirée, la créolité réunionaise se confronte à d'autres réalités. Le groupe Lagon Noir n'en est qu'au deuxième concert de sa jeune existence, commencée quelques jours auparavant dans le cadre du festival strasbourgeois Jazzdor. Malgré cela, l'intensité est déjà là. L'intensité de la chanteuse réunionaise Ann O'aro tout d'abord. Autrice de deux excellents disques de maloya minimaliste sous son nom ces dernières années, elle se confronte ici à un univers beaucoup plus électrique. Sa voix déchirante, puissante et comme écorchée vive, fait également merveille dans ce contexte moins dépouillé qu'à l'accoutumée. Pour l'occasion elle est entourée par deux musiciens issus du Tricollectif et très actifs sur la scène jazz hexagonale contemporaine : le saxophoniste Quentin Biardeau (au ténor et au synthé ce soir-là) et Valentin Ceccaldi qui avait troqué son habituel violoncelle pour une basse électrique. Le quatuor était complété par le batteur et chanteur burkinabé Marcel Balboné. La présence de ce dernier donnait une coloration panafricaine aux chansons du groupe qui, outre le créole réunionais faisaient également retentir les sonorités sahéliennes ici ou là. Plus nerveuse que celle de Wati Watia, la musique de Lagon Noir dégage beaucoup d'énergie, même s'il y a quelques passages au rythme plus ralenti bienvenus pour respirer un peu. Chacun brille tour à tour - Quentin Biardeau par tel solo enflammé, Ann O'aro par la puissance habitée de son chant, Valentin Ceccaldi par l'ancrage solide qu'il maitient tout au long du concert ou Marcel Balboné par sa palette percussive très variée - mais c'est bien un collectif fluide et unitaire qui s'offre à nous, avec une musique qui leur est propre où les influences diverses se fondent pour tenir un discours cohérent. On a hâte de pouvoir retrouver ça sur disque à l'occasion.

mercredi 6 décembre 2023

Alexandra Grimal Trio @ Le Triton, samedi 2 décembre 2023

J'ai souvent vu Alexandra Grimal sur scène lors de la décénie 2006-2016. La première fois, c'était à La Fontaine en avril 2006, et la dernière au sein de l'ONJ d'Olivier Benoît sur le programme Europa Berlin en mars 2016 à la Maison de la Musique de Nanterre, mon dernier concert parisien avant mon exil praguois. La première d'un nouveau trio, au Triton, était donc l'occasion idéale pour renouer les fils d'une certaine fidélité et voir (et entendre) comment la musique d'Alexandra avait évolué ces dernières années. Nouveau trio, car l'association de ses trois membres était inédite, mais pourtant l'occasion de retrouver Jozef Dumoulin aux côtés d'Alexandra, pour une association qui avait, par le passé, largement contribué à créer madite fidélité à la musique de la saxophoniste. Je me souviens ainsi d'un concert mémorable à l'été 2006 avec justement Dumoulin, et Dré Pallemaerts, en trio (que j'avais chroniqué pour Citizen Jazz) qui m'avait définitivement "converti" en suiveur attentif de la carrière d'Alexandra. Cette fois-ci, le triangle était complété par Yuko Oshima, batteuse japonaise installée en France, et déjà vue il y a quelques années au sein du duo Donkey Monkey qu'elle formait avec la pianiste Eve Risser. 

Le concert commence par des développements tout en nuance de Jozef Dumoulin au piano. Adepte des claviers électriques, il s'exprime ce soir-là essentiellement sur le grand piano acoustique, même s'il a sur sa droite un synthé et sur sa gauche une bass station, complétés par un sampler posé sur le piano. Il construit patiemment un univers ouaté, tout en retenu, qui permet d'installer immédiatement une ambiance propice à l'écoute attentive. Alexandra le rejoint ensuite en dessinant de courtes phrases au saxophone que Dumoulin sample en direct pour les réinjecter dans la musique qui commence à se densifier, par l'accumulation de strates. Yuko Oshima les écoute attentivement et n'intervient que très parcimonieusement pour ajouter quelques virgules soniques de-ci de-là en frappant cymbales ou cloches. L'ambiance déployée est une parfaite introduction à la soirée, pleine de sérénité et de douceur.


Par la suite, Alexandra alterne entre le ténor et le soprano, entre interventions atmosphériques pour contribuer à l'élaboration collective de la masse sonore et solos plus intenses où elle prend clairement le discours à son compte et se pose en leader le temps d'un instant. Ce n'est jamais très long - on la sent plus dans une démarche collective que dans l'expression d'une singularié - mais c'est toujours magnifique. Elle a une qualité vraiment inédite dans l'expressivité, aussi bien au ténor qu'au soprano, qui réussit à allier les contraires apparents du feu et de la glace. Son attachement au silence, à n'intervenir que quand c'est nécessaire, me frappait déjà en 2006 (à l'époque où je l'avais interviewée pour Citizen Jazz et où je notais déjà ce point). Elle n'a pas changé d'approche depuis ce temps, mais a évidemment muri sa démarche, parfaitement maîtrisée à l'aide de ce nouveau trio. Au passage, il est intéressant de relire les deux autres interviews qu'Alexandra avait accordé à mes camarades citoyens, pour comprendre son évolution : en 2012 auprès de Laurent Poiget, et en 2020 auprès de Franpi Barriaux. 

Au cours du concert, la saxophoniste abandonne aussi un instant ses instruments pour tout simplement chanter des "songs of freedom" (si ma mémoire est bonne) de sa voix cristalline, qui a gardé quelquechose du grain de l'enfance. A un autre moment, elle approche un transistor qui grésille délicatement de son micro pour donner d'autres couleurs à la musique - mais toujours dans une sorte de clair-obscur qui brouille les contrastes. Ces partenaires d'un soir sont sur la même longueur d'onde. Yuko Oshima est plus percussionniste que batteuse, ne cherchant pas spécialement à "soutenir" le rythme mais plutôt à ponctuer le discours, intervenant comme coloriste. Jozef Dumoulin, quant à lui, définit l'ambiance générale des morceaux, leur donne leur assise, toujours avec une certaine économie de moyens. C'est délicat et un écrin parfait pour les chants d'Alexandra, à la voix, au ténor ou au soprano. Un beau concert qui me conduira nécessairement à continuer de tisser le fil de cette fidélité dans les années à venir.

Et, à propos de fil renoué, en sortant du Triton, j'entends mon nom hélé dans la rue : c'est Bladsurb, autre survivant blogueur, qui m'a reconnu bien que, là aussi, nous ne nous soyons pas croisés à un concert depuis un temps certain. 

dimanche 12 novembre 2023

Irreversible Entanglements @ Le 104, vendredi 10 novembre 2023

Le temps d'un week-end, le Festival d'Automne donnait carte blanche à la cinéaste Alice Diop (réalisatrice de plusieurs documentaires, passée à la fiction l'année dernière avec Saint-Omer, primé à la Mostra et aux Césars) pour investir le 104. Lectures, projections, installations, danse et concerts étaient au programme, avec pour point commun d'interroger la place des femmes afro-descendantes dans les sociétés occidentales, en Europe comme outre-Atlantique, et pour thématique partagée le besoin de la Reformuler (titre du programme de cette carte blanche). L'actuelle tournée européenne du collectif américain Irreversible Entanglements, dont Camae Ayewa, a.k.a. Moor Mother, incarne la face la plus visible car la plus vocale, faisait donc une halte pertinente dans le cadre de cette carte blanche.

J'avais découvert le quintet lors du Jazzfest Berlin 2018, alors qu'ils ouvraient une soirée chicagoane qui se poursuivait par un duo entre Roscoe Mitchell et Moor Mother, puis le groupe Fly or Die de la regrettée Jaimie Branch, et enfin l'Art Ensemble of Chicago qui célébrait pour l'occasion ses 50 ans. Chicagoan, Irreversible Entanglements l'est surtout par le label qui a publié leurs trois premiers disques, l'indispensable International Anthem, alors que les membres du groupe ont plutôt pour origine Philadelphie, D.C. ou Brooklyn - mais leur présence faisait complètement sens ce soir-là, tant ils semblent naturellement s'inscrire dans la descendance de l'Art Ensemble. 

J'avais revu Moor Mother au début de cette année, pour son passage à Sons d'hiver avec son propre projet "Jazz Codes". Deux membres d'Irreversible Entanglements l'accompagnaient déjà en février : Aquiles Navarro à la trompette et Luke Stewart à la basse. C'est peu dire qu'ils avaient mis le feu (avec cinq autres musiciens sur scène). Leur passage une deuxième fois par la région parisienne cette année m'offre donc comme une séance de rattrapage pour ce concert que je n'avais pas chroniqué. 


Le programme distribué en arrivant au 104 indique : 21h30>22h30, concert d'Irreversible Entanglements. Mais ce programme par trop minuté n'a en rien été respecté. C'est un flux ininterrompu de près de deux heures - les morceaux s'enchaînent sans aucune pause - que les cinq musiciens nous proposent. Outre Moor Mother, Navarro et Stewart déjà cités, le groupe comprend aussi Keir Neuringer à la clarinette et aux saxophones soprano et ténor, et Tcheser Holmes à la batterie. Quand ils arrivent sur scène, une fois que les applaudissements se sont tus, ils n'enchainent pas tout de suite - ils échangent des regards, attendent le moment propice pour démarrer. Aquiles Navarro est le premier à s'élancer, avec un hymne puissant qu'il déploie pour transpercer le silence. Luke Stewart agite ensuite quelques clochettes pour servir de tapis rythmique minimaliste avant de s'emparer de sa contrebasse pour la faire vrombir en soutien et lancer un groove que complète bientôt Tcheser Holmes à la batterie. Ces deux-là ne vont plus s'arrêter du concert, ils créent un beat hypnotique qui donne du liant aux interventions des souffleurs et au spoken word de Moor Mother. Keir Neuringer commence par la clarinette, plus en retrait que le trompettiste - une constante pendant presque tout le concert - et intervient plus pour réhausser de quelques teintes différentes le magma sonore que pour porter un discours soliste. Sur ce dense tapis rythmique zébré d'interventions free, Moor Mother déclame ses textes de manière parcimonieuse - ce sont plutôt des phrases, souvent répétées de loin en loin, qui scandent la musique de sa voix sombre, grave, appuyée. 

Le concert gagne en intensité au fur et à mesure. Toujours servies par une paire rythmique vraiment impeccable et implacable de bout en bout pour maintenir la flamme du groove, les interventions de Keir Neuringer aux saxophones se font plus bouillonantes, et si Aquiles Navarro a parfois recours à une sourdine, il maintient une puissance hymnique dans la plupart de ces interventions. Moor Mother semble de plus en plus habitée, jusqu'au paroxysme qu'est le titre Protect Your Light, qui donne son nom à leur plus récent album (paru chez Impulse! cette année). Les deux souffleurs manipulent à l'occasion quelques synthés et autres boîtes à effets électroniques pour créer des paysages sonores différents, sans que le batteur ni le bassiste ne s'arrêtent dans leur entreprise clairerement affichée de la soirée : nous hypnotiser et nous conduire à la transe. Cette dimension est renforcée quand Navarro passe aux percussions afro-caraïbes sur la fin du concert pour un une avalanche rythmique très prenante. Héritiers d'un certain free jazz, ils s'attachent néanmoins à maintenir un rythme régulier, riche, presque dansant, qui fait hocher la tête et battre du pied. Un peu comme l'Art Ensemble des Stances à Sophie

vendredi 3 novembre 2023

John Zorn - Masada & Beyond @ Philharmonie de Paris, jeudi 2 novembre 2023

John Zorn aime marquer le coup du passage des décénies. Les deux concerts de la Philharmonie s'inscrivent dans une courte tournée européenne, après deux dates en Italie et avant deux jours à La Haye, pour fêter les 70 ans du compositeur. L'occasion d'un coup de projecteur sur quelques uns de ses projets les plus récents. Sous le titre "Masada & Beyond", la deuxième soirée propose ainsi trois groupes aux esthétiques de départ distinctes, même si la "patte" zornienne est reconnaissable à chaque fois. Pour le dire vite, et de manière nécessairement un peu caricaturale, on pourrait dire que le jazz du New Masada Quartet précède la musique contemporaine de l'ensemble Heaven and Earth Magick, avant que le metal de Simulacrum ne cloture la soirée. Un bon résumé, ceci-dit, des amours musicales du new-yorkais, qui auront irrigué toute sa carrière. 

Le cap des 70 ans n'est pas le premier changement de décénie qui donne l'occasion à Zorn de faire une sorte de "bilan de carrière". En 1993, pour célébrer ses 40 ans, il avait organisé un mois de concerts à la Knitting Factory durant le mois de septembre (il est né le 2 septembre 1953). Rétrospectivement, un tournant essentiel dans sa carrière avec l'adieu à Naked City (1988-1993) et le démarrage de l'aventure Masada (le premier concert du quartet originel ayant même eu lieu le jour précis de son anniversaire, le 2 septembre 1993). Mais, tel le Danube, Masada a en fait deux sources qui n'ont fait que se rejoindre ce jour-là à la Knitting Factory. Quelques semaines plutôt, au mois de juillet 1993, Zorn avait déjà fait appel à Dave Douglas, Greg Cohen et Joey Baron pour enregistrer une musique de film (parue sur les Filmworks III) dans un genre bien différent - un jazz de film noir presque classique. De la même manière, les compositions de Masada ont commencé à être jouées par d'autres formations instrumentales un peu auparavant (on trouve un live d'un premier "Electric Masada" d'août 1993 sur Youtube - un quartet avec Zorn, Marc Ribot, Kato Hideki et Ben Perowski !). Dès le départ, Zorn a imaginé son corpus de compositions comme pouvant être joué par des formations fort diverses, et s'il a fixé le "canon" du premier songbook à l'aide du fabuleux quartet, il a aussi dès le début multiplié les essais comme le documente le double disque Bar Kokhba, enregistré entre 1994 et 1996 par divers combos. 

Parmi les musiciens habitués depuis trente ans à ce répertoire, il y a Kenny Wollesen. Il était déjà de certains groupes jouant la musique de Masada en 1993-1994 (remplaçant même Joey Baron comme batteur titulaire du quartet à certaines occasions). Il est donc, avec Zorn lui-même, celui qui fait le pont entre le Masada des origines et le New Masada Quartet que Zorn a mis sur pied récemment (premiers concerts en 2019). Pour compléter le line-up, Zorn a fait appel à deux musiciens beaucoup plus récents dans sa galaxie : Julian Lage à la guitare et Jorge Roeder à la contrebasse. 

Comme à son habitude, il n'y a pas de tour de chauffe avec Zorn. Le quartet entame le concert sur les chapeaux de roue, par un jet d'alto rageur pour saisir l'auditeur. 5 morceaux iconiques du répertoire du quartet original revisités, 40 minutes, ça va à toute vitesse. Il y a bien entendu l'incontournable Hath-Arob, sans doute le morceau de Masada que j'ai le plus entendu en concert tant il est sur la set list à chaque fois. C'est toujours intéressant de voir comment chaque formule instrumentale s'empare de ce morceau qui fait une place explicite au chaos (sur la partition, il y a un gribouillis à la place des notes à un moment). L'occasion d'échanges bruitistes interrompus dans l'instant pour revenir à la mélodie, puis qui ressurgissent plus loin, dans un jeu de stop-and-go que Zorn affectionne particulièrement et qu'il dirige de gestes autoritaires de la main tout en jouant du saxo. Le troisième morceau, plus apaisé (Rahtiel), déploie en douceur sa mélodie plaintive et donne l'opportunité à Jorge Roeder de briller dans un solo très charliehadenien. Suit ensuite un morceau que je mets du temps à identifier (sans me souvenir du titre, j'ai en tête sa version par le Bar Kokhba Sextet), tellement il se trouve transfiguré par le rythme très chaloupé, quasi caraïbe, que lui fait subir Julian Lage. La présence de ce dernier est d'ailleurs ce qui métamorphose le plus le son du groupe par rapport à ce qu'on connaît déjà. Il insuffle une bonne dose de blues aux compositions à plusieurs reprises et s'amuse comme un fou dans les échanges vifs avec l'alto de Zorn dans les passages les plus enlevés. 


Après ce premier set échevelé, on retrouve des musiciens vus la veille en compagnie de Barbara Hannigan pour une sorte d'intermezzo sous la forme de deux morceaux d'une dizaine de minutes chacun : Stephen Gosling (piano), Sae Hashimoto (vibraphone), Jorge Roeder (contrebasse) et Ches Smith (batterie) interprètent les compositions Casting the Runes et Acéphale, enregistrées sur l'album Heaven and Earth Magick (2021) qui donne du coup son nom à l'ensemble sur le programme. Je dois dire que c'est l'un de mes disques préférés de Zorn de ces dernières années. Je ne boude donc pas mon plaisir. Le principe en est simple, et déjà utilisé à de nombreuses reprises par Zorn : les partitions du piano et du vibraphone sont écrites, alors que la section rythmique improvise. C'est très réussi. Sae Hashimoto est une formidable coloriste au vibraphone, et la dynamique d'ensemble est vraiment prenante. 

Pour conclure la soirée, le trio Simulacrum, soit Matt Hollenberg à la guitare, John Medeski à l'orgue Hammond et Kenny Grohowski à la batterie, fait monter le volume sonore de quelques décibels. J'avais déjà vu le groupe à Lisbonne en 2018, et ce qui m'a le plus frappé cette fois-ci - après quelques réglages bienvenus - a été la qualité du son rendu malgré la puissance sonore (en tout cas, depuis le parterre, les échos lus par la suite de spectateurs placés plus haut dans la salle étaient différents). On entendait bien chaque instrument, distinguant chaque note, sans qu'un des trois larons n'écrase l'autre. Du coup, j'ai pris plus de plaisir que lors du concert lisboète (qui était lui en plein air, par un temps qui tournait à l'orage). Le groupe se concentre ce soir sur la forme courte. Chaque morceau est ramassé, comme un condensé d'énergie, qui ne cherche pas à épuiser tous les possibles des grooves mis en place. Chacun a sa couleur, même si le parfum du métal est le plus preignant. Kenny Grohowski me semble avoir une palette d'approches plus large que dans mon souvenir. Il participe ainsi autant que les deux autres aux changements de climats, alors que je notais le contraire il y a cinq ans. Sans doute l'avantage d'un vécu en commun de longue date désormais (le groupe a tout de même enregistré dix disques depuis 2015 !). Sur l'insistance du public, alors que les lumières se sont déjà rallumées, et au prix d'une longue standing ovation, ils reviennent finalement pour un rappel explosif qui conclut la soirée de la plus belle des manières. 

Cette célébration en deux temps des 70 ans de John Zorn aura ajouté un nouveau souvenir très marquant à ma mémoire de désormais vingt ans de compagnonnage sur les scènes du monde (enfin, surtout d'Europe). Un cheminement qui, sans s'y réduire, trouve tous les cinq ans l'occasion de réaffirmer avec force la centralité de l'oeuvre du new-yorkais dans mes amours musicales : la découverte de l'Electric Masada (alors encore qu'un sextet avec Zorn, Ribot, Saft, Dunn, Wollesen et Baptista) dans le théâtre antique de Vienne en 2003, le domaine privé déroulé pendant cinq soirées par la Cité de la Musique et la Salle Pleyel en 2008, les célébrations du 60e anniversaire à Lisbonne et à Paris en 2013, les six soirées sur dix auxquelles j'ai assisté pour la 35e édition de Jazz em Agosto à Lisbonne en 2018, auxquelles s'ajoutent donc ces deux soirées pleine de magie de la Philharmonie en 2023. Vivement 2028 !

jeudi 2 novembre 2023

Hannigan sings Zorn @ Philharmonie de Paris, mercredi 1er novembre 2023

En 2009, John Zorn présente sa version du Cantique des Cantiques (Shir Hashirim, d'après son titre en hébreux) au festival Jazz à la Villette. Pour l'occasion, le new-yorkais souhaite avoir des récitants français en lieu et place de Lou Reed et Laurie Anderson qui avaient tenu le rôle lors de concerts américains. L'équipe du festival lui suggère les noms de Clotilde Hesme et Mathieu Amalric. C'est ainsi que se noue la relation amicale qui unit depuis lors l'acteur et réalisateur au compositeur. Depuis, Amalric a participé à l'album Rimbaud (2012) - il erructe le texte de Conneries sur la composition du même nom - et commencé à filmer Zorn à de multiples occasions. Ce qui devait être à l'origine une commande d'Arte pour un portrait du saxophoniste, s'est peu à peu transformé en un projet au long cours qui a débouché sur une série de trois documentaires qui sortent ces jours-ci au cinéma en France, après avoir été montrés dans quelques festivals "zorniens" au fil des ans (j'avais ainsi pu voir Zorn II à Lisbonne en 2018). 

Ce même jour de 2018 dans la capitale portugaise était également créée la pièce Jumalattaret pour piano et soprano. Si au piano on retrouvait un fidèle du compositeur en la personne de Stephen Gosling, c'est une nouvelle venue dans l'univers zornien à qui revenait l'honneur d'assurer la partie vocale : la soprano canadienne Barbara Hannigan... qui n'est autre que la compagne de Mathieu Amalric à la ville. Depuis lors, Zorn a continué d'écrire des oeuvres destinées à la chanteuse, et c'est donc avec un titre de soirée mettant en exergue le patronyme des deux stars que la Philharmonie présente son programme. 

Alors que je m'installe, idéalement situé face à la scène au cinquième rang, j'ai la bonne surprise de remarquer John Zorn sous sa capuche installé juste derrière moi, au sixième rang. Il est bientôt rejoint par Mathieu Amalric. On peut donc difficilement être mieux placé si les spectateurs les plus illustres de la soirée sont situés juste à côté !

Le programme annonçait trois compositions, mail il y en aura en fait quatre - je bénéficie de l'explication fournie par Amalric à son autre voisin : la quatrième pièce devait initialement être jouée lors de la deuxième soirée, le 2 novembre, mais Barbara Hannigan a dû renoncer à sa participation pour des raisons familiales et Zorn a insisté pour qu'elle la chante dès le premier soir. 


La soirée commence par la fameuse Jumalattaret, dont j'avais donc assisté à la création il y a cinq ans. C'est la seule pièce que j'avais déjà eu le plaisir d'entendre. Cycle de lieder basé sur le Kalevala finlandais, il convoque les forces occultes et mystiques chères à Zorn. Barbara Hannigan excèle dans les vocalises comme dans le sprachgesang en finnois ! Très élégamment drappée d'une robe rouge lui donnant des allures de vestale, elle captive de bout en bout dans cette pièce d'une trentaine de minutes. Sa présence scènique est vraiment magnétique, et sa voix d'une pureté remarquable quelque soit le registre auquel elle doit avoir recours : chuchotements, cris, douces mélopées... La partition de piano, toujours tenu par Stephen Gosling, sonne typiquement zornienne, à mi-chemin d'influence classiques et d'exotica plus accessible. C'est d'ailleurs quelque chose qui me frappera tout au long de la soirée : si par le passé Zorn pouvait donner l'impression de développer plusieurs langages, voire plusieurs carrières en parallèle, il semble aujourd'hui avoir abouti à quelque chose de plus unifié, au-delà des genres et de l'art du collage et du zapping qu'il a largement pratiqué dans le passé. 

Après une petite pause destinée à préparer le plateau suivant - essentiellement la mise en place d'un vibraphone - Barbara Hannigan revient, mais cette fois-ci tout de noir vêtue. A ses côtés prennent place Jay Campbell au violoncelle, Sae Hashimoto au vibraphone et Ches Smith à la batterie. La composition, Ab Eo, Quod est plus récente (2021) et propose un parcours onirique, souligné par le son du vibraphone et le jeu tout en nuance de Ches Smith sur les ballais et les mailloches. Après le finnois, Hannigan passe au latin, mais ne perd rien de sa magie expressive dans cette pièce plus ramassée (moins de dix minutes). 

Pour la troisième pièce, pas de changement de robe cette fois-ci, mais de nouveaux accompagnateurs : le JACK Quartet, soit Christopher Otto et Austin Wulliman aux violons, John Pickford Richards à l'alto et Jay Campbell au violoncelle. Composée il y a une dizaine d'années pour le quatuor Arditti, Pandora's Box met cette fois-ci l'allemand à l'honneur, dans un registre où l'écriture zornienne lorgne du côté de la Vienne fin de siècle et, toujours et encore, des forces occultes qui ont nourri l'imaginaire romantique et post-romantique. Hannigan est égale à elle-même - jamais l'attention ne retombe tellement elle fascine par le moindre de ses souffles.


En guise de conclusion inattendue, Barbara Hannigan arbore une troisème robe différente, plus légère, plus printanière, blanche avec quelques imprimés dessus (des fleurs, un crabe...). Ambiance plus guillerète qui se reflète dans la musique. Pour l'occasion, Stephen Gosling revient au piano, accompagné par Jorge Roeder à la contrebasse et Ches Smith à la batterie. Reprenant un procédé qu'il a inauguré il y a une dizaine d'années - un instrument soliste à la partition écrite accompagné par une section rythmique qui improvise - Zorn crée une pièce joyeuse, plus jazz que les précédentes, qui rappelle parfois ce qu'il a pu écrire pour l'ensemble Alhambra. Cette fois-ci en anglais, Hannigan s'amuse à dynamiser l'ensemble, utilisant parfois ses mains comme un mégaphone ou swinguant presque à d'autres moments. 

A l'aide de quatre langues, de quatre line-ups instrumentaux et de trois robes, Barbara Hannigan aura illuminé de son exceptionnelle aura les compositions de John Zorn comme j'ai rarement eu l'occasion de l'entendre. Cela fait pourtant maintenant vingt ans (la première fois, en juillet 2003 avec l'Electric Masada dans le théâtre antique de Vienne !) que je vois régulièrement Zorn en concert à travers l'Europe (Paris, Prague, Barcelone, Lisbonne, Vienne en Autriche comme en Isère) ou même à New York, mais c'était clairement un des moments les plus forts d'incarnation de sa musique qu'il m'ait été donné d'entendre. Sans doute, tout là-haut, au même niveau que Masada.

mercredi 1 novembre 2023

Bertolt Brecht / Kurt Weill - L'Opéra de quat'sous @ Comédie Française, dimanche 29 octobre 2023

De Bertolt Brecht, vraiment ? Alors que la pièce a commencé depuis quelques minutes, Christian Hecq (Peachum) prend à partie Sefa Yeboah pour lui demander s'il connaît Brecht. En lui expliquant qui était le fameux homme, il suggère qu'il n'a fait qu'aposer sa signature à un texte écrit par "sa petite amie de l'époque". Le programme distribué à l'entrée mentionne ainsi : texte de Bertolt Brecht, musique de Kurt Weill, avec la collaboration d'Elisabeth Hauptmann. Thomas Ostermeier, metteur en scène de cette nouvelle production du chef d'oeuvre weimarien, utilise ainsi un procédé typiquement brechtien - la distanciation, la disparation du quatrième mur - pour envoyer un clin d'oeil ironique à l'auteur et rappeler la contribution oubliée de son amante. Ce ne sera pas la seule fois que des addresses au public qui n'existent pas dans la pièce originale (qui en compte pourtant certaines) s'immisceront ainsi dans le cours du spectacle. Ainsi Stéphane Varupenne, interprète du chef de la police Tiger Brown, qui s'excuse en arrivant sur scène de ne pas être Benjamin Lavernhe, qui tient le rôle en alternance avec lui. Comme la pièce insiste par elle-même sur son caractère de représentation théâtrale, cela fonctionne comme un hommage naturel au génie brechtien.

C'est la deuxième fois que je vois une représentation de l'Opéra de quat'sous, quatorze ans après la venue du Berliner Ensemble au Théâtre de la Ville. Il est donc tentant de jouer au jeu des différences. La première, évidente, est le passage de l'allemand au français en rejoignant la maison de Molière. S'il est d'abord un peu étrange d'entendre des chansons si connues en v.o., traduites, il faut reconnaître une vraie réussite dans la nouvelle traduction proposée par Alexandre Pateau. Celui-ci a cherché à respecter à la fois la gouaille populaire du texte original et la nécessité d'une prosodie qui puisse correspondre aux mélodies de Kurt Weill. Si je notais il y a quatorze ans que les sous-titres de la version du TdV édulcoraient le propos de Brecht, rien de tel ici. On notera toutefois un parti pris étrange avec la retraduction en français moderne des textes de François Villon que Brecht avait lui même traduits en allemand, sans respecter le texte original. D'autant plus perturbant quand on a leur interprétation par Léo Ferré dans l'oreille. 

La seconde différence tient aux choix de mise en scène. Il faut dire que la version du Berliner Ensemble était confiée à Bob Wilson, dont on connaît les choix esthétiques extrêmement forts au point d'en avoir fait une marque de fabrique très personnelle. Pourtant, Ostermeier comme Wilson en profitent pour rendre hommage à des formes typiques de la période de création de la pièce (1928). Si Wilson revisitait à sa manière l'expressionisme du cinéma allemand des années 20, Ostermeier regarde lui un peu plus à l'Est et s'inspire du constructivisme russe. Placé en corbeille, sur le côté de la scène, je ne dispose cependant pas d'un angle de vue me permettant de profiter pleinement du décor, et concentre l'essentiel de mon attention sur les comédiens, qui eux me sont bien visibles. 


On sait l'équilibre de la pièce difficile à trouver pour embrasser l'ensemble de ses dimensions : pas vraiment un opéra, ni une pièce de théâtre, il faut savoir chanter, jouer, passer d'un registre à l'autre. Sur une musique qui elle-même est un syncrétisme de plusieurs genres, passant du trivial au sublime, mêlant rengaines populaires et arrangements ciselés. C'est l'orchestre Le Balcon qui assure la partie instrumentale, ayant recours à des multi-instrumentistes comme Weill l'avait imaginé à l'origine. Dans les parties vocales, les rôles sont assez inégaux. La distribution féminine brille ainsi plus que sa contrepartie masculine tout au long de la pièce. Marie Oppert, qui interprète Polly Peachum, rayonne particulièrement dans les chansons emblématiques que sont Seeräuber-Jenny (Jenny-la-flibuste ici), la Barbara-song ou le duo de la jalousie, sans doute le plus beau moment du spectacle. Elle y fait face à Claïna Clavaron, qui interprète Lucy, dans un duel vocal spectaculaire alors que les deux interprètes grimpent sur les grilles de la prison d'où Mac-la-lame (nouvelle traduction de Mackie Messer) vient de s'échapper. C'est aussi Claïna Clavaron à qui revient l'honneur d'ouvrir la pièce en interprétant la plus que célèbre complainte de Mackie Messer. Véronique Vella, en Celia Peachum, est, dans un registre différent, plus truculant, elle aussi à la hauteur dans les parties chantées. Elle forme avec Christian Hecq, égal à lui-même dans l'utilisation de son corps, un couple Peachum haut en couleurs qui fait beaucoup pour le succès comique de la pièce. Birane Ba, qui interprète Macheath, a une vraie présence dans les passages parlés, mais souffre un peu de la comparaison avec ses nombreuses conquêtes féminimes dans les parties chantées. 

On ne voit ceci-dit pas le temps passer, et la curiosité de départ face à une version en français du Dreigroschenoper se transforme vite en enthousiasme face à la joie que dégage la troupe du Français à interpréter cet Opéra de quat'sous. La prochaine fois, il faudra peut-être aller voir comment se débrouille Mack-the-Knife dans la langue de Shakespeare ? 

dimanche 10 septembre 2023

Tom Skinner / Henri Texier @ Cité de la Musique, mardi 5 septembre 2023

Il y a depuis quelques années une certaine hype autour du renouveau du jazz britannique. Un jazz très métissé, dont les principaux acteurs sont issus des diasporas afro-descandantes de l'ex-empire colonial de Sa Majesté. Pas étonnant d'y retrouver des influences afrobeat ou caraïbéennes en nombre. Le spiritual jazz des 70s est une autre source d'inspiration de cette musique nécessairement syncrétique. On retrouve un peu de ces éléments dans la musique de Tom Skinner, mais sans doute dans un ancrage plus purement jazz - au sens où il fait référence à la source américaine beaucoup plus explicitement que d'autres groupes londoniens contemporains. Le titre du récent disque publié par le batteur avec son quintet, Voices of Bishara, renvoie ainsi directement au nom du label créé par le violoncelliste Abdul Wadud dans les 70s pour publier sa propre musique. On retrouve d'ailleurs un violoncelle, tenu par Kareem Dayes, dans l'instrumentation du groupe de Skinner. Outre ses productions comme leader, Abdul Wadud, disparu l'année dernière, est surtout célèbre pour sa collaboration avec Julius Hemphill à la même époque, et notamment sur le chef d'oeuvre Dogon A.D. paru en 1972. Là aussi, impossible de ne pas avoir en tête la musique d'Hemphill quand résonnent les compositions de Skinner. Il ne s'agit néanmoins ni d'une relecture (ce sont des compositions originales) ni d'un pastiche, plus d'une filiation assumée sur laquelle s'appuyer pour développer sa propre expression. Et ça fonctionne très bien en concert. Outre le violoncelle déjà évoqué, le groupe est constitué de deux saxophones ténor (Robert Stillman et Chelsea Carmichael, cette dernière également à la flute) et d'une contrebasse (Tom Herbert, déjà entendu par le passé au sein de Polar Bear ou d'Acoustic Ladyland). Robert Stillman assume les tourbillons free quand Chelsea Carmichael propose des contrepoints plus voyageurs. L'assise rythmique est solide, nourrie de musiques africaines comme de la tradition jazz. Kareem Dayes alterne, lui, jeu à l'archet et pizzicati selon les morceaux, tour à tour voix mélodique ou renfort rythmique selon les besoins des compositions. L'ensemble fait preuve d'une forte cohésion, concentré sur son propos, qui permet de nous emporter avec lui au cours de l'heure que dure sa prestation. 

On ne présente plus Henri Texier, depuis le temps qu'il est un pilier essentiel de la scène jazz hexagonale. Pour l'occasion, le contrebassiste introduisait un nouveau groupe et un nouveau répertoire, annonciateur d'un disque à paraître d'ici quelques semaines, comme toujours sur Label Bleu, An Indian's Life. Clin d'oeil assumé à An Indian's Week paru il y a tout juste 30 ans (1993 déjà !). Et dernier volet d'un tryptique dédié aux amérindiens, en considérant Sky Dancers (paru en 2015) comme le second. Pour l'occasion, Texier a assemblé un septet, soit son groupe le plus fourni depuis le Sonjal Septet du milieu des 90s, responsable de Mad Nomad(s), paru en 1995, sans doute l'un des disques les plus importants dans le début de mon amour pour le jazz à l'époque - et la preuve que c'était une musique vivante, contemporaine, à vivre en concert, et non juste une musique patrimoniale de légendes décédées. Henri Texier a donc eu un rôle essentiel dans mon éducation musicale, et je l'ai souvent vu sur scène. Ce retour à la Cité de la Musique fait ainsi écho à un concert au même endroit, dans le même cadre de Jazz à la Villette, lors de l'édition 2003 (il y a vingt ans !). Le contrebassiste y présentait déjà un nouveau groupe, le Strada Sextet, un peu avant la publication d'un disque dudit groupe, (V)ivre (Label Bleu, 2004). Mais si je l'ai beaucoup vu en concert à l'époque, cela a été beaucoup moins vrai récemment : la dernière fois date en effet de 2005 (dix-huit ans, une éternité !). 

Ce nouveau groupe rassemble quelques fidèles de plus ou moins longue date et des nouveaux venus dans l'univers de Texier. Du côté des fidèles, bien entendu son fils, Sébastien Texier, au sax alto et clarinettes, membre de toutes les aventures de son père depuis vingt-cinq ans. Egalement Manu Codjia à la guitare, dont la première collaboration remonte justement au Strada Sextet, il y a vingt ans donc. Plus récent mais tout aussi essentiel, le batteur Gautier Garrigue (découvert au sein des excellents Flash Pig) accompagne déjà Texier depuis cinq ans et trois disques. Du côté des nouveaux venus, le trompettiste belge Carlo Nardozza amène un instrument rarement entendu dans les ensembles du contrebassiste (depuis Michel Marre dans La Companera, en 1983 ?). Encore plus inédit, l'ajout d'une chanteuse, en la personne d'Himiko Paganotti. Enfin, le sax ténor est tenu par Sylvain Rifflet - si cet instrument n'a rien d'inédit dans un contexte texierien, il est tenu ici par l'un de ceux qui y a développé l'un des plus beaux sons sur la scène jazz hexagonale. Fidélité et renouvellement dans la composition de l'équipe, mais dès que les premières notes résonnent - solo de contrebasse, puis duo contrebasse-batterie - aucun doute n'est possible, on assiste bien à un concert d'Henri Texier. Si les compositions sont essentiellement inédites (une relecture de Dakota Mab - avec un texte de Sitting Bull récité par Himiko Paganotti en plus - et un standard de Fats Waller - Black & Blue - se glissent néanmoins dans la set list), on est en terrain extrêmement familier. On y retrouve de puissants tutti à l'unisson qui font sonner les morceaux comme des hymnes, et des solos voyageurs qui donnent différentes teintes aux morceaux. L'ajout de la voix à l'ensemble, essentiellement en vocalises (à part le standard évoqué et quelques passages récitatifs), renforce ce côté hymnique. Himiko Paganotti tient alors le rôle de ce chant dans la tête qu'en tant qu'auditeur de Texier on a forcément déjà ressenti. Un chant dans la tête qui nous accompagne nécessairement sur le chemin du retour, en attendant de pouvoir retrouver ce répertoire sur disque d'ici quelques semaines. 

dimanche 3 septembre 2023

Jose James sings Erykah Badu / Meshell Ndegeocello @ Philharmonie de Paris, vendredi 1er septembre 2023

C'est la rentrée ! et le retour d'une tradition bien ancrée. En effet, depuis qu'il a été refondé sous le nom de Jazz à la Villette en 2002 et se tient début septembre (le Villette Jazz Festival se tenait précédemment début juillet), j'ai assisté à au moins un concert de chaque édition jusqu'en 2015. Pour cette édition 2023, je commence par une double affiche sous le signe de la soul, mais pas que, dans la grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris.

En première partie, Jose James propose une relecture de quelques titres emblématiques de la reine de la nu soul, Erykah Badu. Il entame le concert par deux tubes majeurs de la chanteuse : On & On (extrait de Baduizm, le premier opus de Badu, qui date déjà de 1997) et Didn't Cha Know (extrait de Mama's Gun, le second album, produit par la dream team des Soulquarians en 2000). De quoi tout de suite rentrer dans le vif du sujet. Généreux avec le public - au point de descendre se balader dans la salle au cours du concert et serrer quelques mains - Jose James alterne les registres, se fait tour à tour crooner, soulman ou MC pour éclairer les compos de Badu sous différents angles. Il faut dire que, si elle est apparue comme une figure de proue du mouvement nu soul au tournant du millénaire, sa musique s'abreuve aux différentes sources du grand fleuve des musiques africaines-américaines : jazz, soul, funk, hip hop... Et c'est ce que Jose James fait magnifiquement ressortir au cours du concert. On retrouve des titres comme Green Eyes ou Bag Lady, eux aussi issus du chef d'oeuvre Mama's Gun, mais aussi des morceaux un peu plus récents comme The Healer ou Gone Baby, Don't Be Long, issus des deux volumes de New Amerykah (quand même 2007 et 2010 respectivement - on attend la suite depuis ce temps...). Sur scène, il s'entoure d'un quartet qui n'hésite pas à emmener les compositions de Badu vers des développements plus jazz lors de quelques solos instrumentaux : Ebban Dorsey, tout juste 19 ans, est au sax alto, Ashley Henry au piano et claviers, Jharis Yokley à la batterie et Josh Hari joue le remplaçant du remplaçant (d'après la présentation qu'en fait Jose James) à la basse. La voix féline de Jose James fait le reste et place les chansons d'Erykah Badu sur la vaste carte des standards.

Après la pause, c'est Meshell Ndegeocello qui se présente sur scène entourée de cinq compères : Justin Hick chante, Kyle Miles tient la basse, Jebin Bruni est aux claviers, Chris Bruce à la guitare et Abe Rounds à la batterie. C'est l'équipe au coeur de son plus récent album, le splendide The Omnichord Real Book, paru chez Blue Note cette année. Les trois derniers cités formaient aussi le groupe qui soutenait Meshell sur son précédent disque, le beau Ventriloquism (Naïve, 2018) consacré à des reprises de tubes r'n'b des 80s/90s. C'est donc sans trop de surprise un répertoire qui mêle les morceaux de ces deux disques qui nous est proposé. Les compos de Meshell alternent ainsi avec quelques reprises : Waterfalls de TLC au rythme ralenti, Smooth Operator de Sade complètement transfiguré (au point de ne pas chanter le refrain), Nite and Day d'Al B. Sure! lui aussi alangui ou un Atomic Dog méconnaissable de George Clinton. De manière générale, Meshell fait dans la retenue, dans le registre clair-obscur. Son inimitable sprachgesang soulful ne s'en trouve que plus mis en avant. Elle ne joue en effet quasiment pas de basse (ni des claviers qui lui font face) et se concentre sur le chant. On est loin de certains anciens concerts très funky auxquels on a pu assister (je garde un souvenir ému d'un passage à Sons d'Hiver en 2005 avec Steve Coleman, Dave Fiuczynski ou Chris Dave notamment). Mais ça marche tout aussi bien, et on se laisse facilement emporter, même si on regrette presque le confort de la Philharmonie et se rêve à pouvoir écouter ce type de musique dans une salle de plus petite taille, debout, afin de ne pas laisser le temps à l'attention de retomber un peu entre les morceaux. Les voix de Meshell (qui alterne chant et parlé-chanté) et de Justin Hicks (gorgée de gospel et de soul classique) offrent un beau contraste qui donne beaucoup de relief aux morceaux, notamment ceux issus de son plus récent disque - même en l'absence des nombreux invités de marque qui font aussi le succès du disque (Jeff Parker, Joel Ross, Jason Moran, Oliver Lake, Ambrose Akinmusire, Josh Johnson...). Meshell nous fait même le plaisir de revenir à la source originelle, avec une interprétation d'un des morceaux qui figurait sur son premier disque, Plantation Lullabies, sorti il y a trente ans déjà (Maverick, 1993) : "Sit back, relax"... le leitmotiv de I'm Digging You (Like An Old Soul Record) est un appel auquel on ne peut pas résister. 

samedi 20 mai 2023

Steve Coleman & Five Elements @ New Morning, mercredi 17 mai 2023

Je ne sais exactement combien de fois j'ai vu Steve Coleman sur scène. Sans doute autour d'une vingtaine depuis le début de ce siècle. C'était pour sûr la treizième fois depuis 2007, date à laquelle j'ai commencé à noter tous les concerts auxquels j'assistais. Et je me souviens d'au moins cinq concerts antérieurs. Ce qui est également certain, c'est qu'il n'y avait jamais eu un aussi long laps de temps entre deux concerts, puisque le dernier auquel j'ai assisté remonte déjà à 2017. C'était donc avec une certaine excitation que je m'avançais vers le New Morning - autre valeure sure - mercredi. 

Au fil des années Steve Coleman nous avait habitués à un répertoire en perpétuelle évolution, changeant les formats instrumentaux, renouvelant sans cesse ses sidemen pour donner la chance à de jeunes pousses prometteuses (la liste est très longue des figures aujourd'hui importantes du jazz new yorkais qui ont percé à ses côtés). A tel point qu'on sentait parfois le public un peu dubitatif face à des prestations qui s'éloignaient du souvenir brulant de ses performances des 90s. Pourtant, il y avait toujours un son et une approche (poly)rythmique propre à l'altiste qu'on ne pouvait confondre avec un autre. J'étais donc du côté de ceux qui continuaient à suivre avec intérêt son parcours en ne ratant que très rarement ses apparitions sur les scènes parisiennes. 

Pour ces retrouvailles, la petite surprise est donc un format instrumental resserré et somme toute classique : sax alto, trompette (Jonathan Finlayson), basse électrique (Rich Brown) et batterie (Sean Rickman). Pas non plus de nouvelle tête, mais au contraire des fidèles d'entre les fidèles : Sean Rickman a commencé à accompagner Coleman en 1996 et Jonathan Finlayson en 2001. Et si Rich Brown est plus récent, il n'a rien d'une jeune pousse, et fut au contraire toujours dans le second cercle de la galaxie colemanienne, jouant dans les mêmes groupes que certains sidemen emblématiques du Chicagoan comme Andy Milne ou... Sean Rickman justement. Quant au répertoire proposé, il résonne du souvenir de ses disques des 90s, plein de thèmes connus même s'il n'est pas toujours évident de s'en rappeler le titre exact. Exception faite de l'incontournable Little Girl, I'll Miss You de Bunky Green, devenu un standard du répertoire colemanien (il apparaissait dès le deuxième album de Coleman en leader, On The Edge Of Tomorrow, JMT, 1986) et l'une des plus belles mélodies de l'histoire du jazz à mes oreilles. 

Back to basics, donc, pour ce concert. Et, même si l'on n'a rien contre la découverte, ça fait un bien fou de pouvoir voir Coleman et ses associés déployer une telle approche en live. Il faut dire que la qualité des solos, la science rythmique poussée à son paroxysme, cet alliage de groove continu et de variations relançant constamment l'attention, et enfin le son des instruments si parfaitement maîtrisé placent les Five Elements toujours tout en haut de l'affiche. Je n'étais visiblement pas le seul à prendre du plaisir tellement les réactions du public ont été bouillantes d'un bout à l'autre du concert. Rarement vu un public aussi spontanément enthousiaste, dans un New Morning bondé pour l'occasion (concert sold out). De quoi définitivement donner l'envie de ne pas rater son prochain passage par Paris. Twenty times and counting !

dimanche 14 mai 2023

Herbie Hancock @ Fondation Louis Vuitton, samedi 13 mai 2023

Le chameleon des claviers se produisait trois soirs de suite dans l'auditorium de la Fondation Louis Vuitton en marge de l'exposition Basquiat x Warhol, à quatre mains. Avant d'assister au concert du troisième soir, je profite donc de la fin d'après-midi pour visiter ladite exposition qui présente sur quatre niveaux l'essentiel de la collaboration des deux icônes de l'art américain de la seconde moitié du XXe siècle. Pendant trois années (1983-85), ils ont produit une quantité assez considérable d'oeuvres à quatre mains : près de 160 dont une grande partie est présentée ici, augmentée d'autres oeuvres permettant de contextualiser la scène du NY Downtown des 80s (Keith Harring, Futura2000...), de photos d'archive et même d'une série d'oeuvres à six mains avec le renfort de celles de Francesco Clemente. A première vue les styles de Basquiat et Warhol sont assez dissonants, et le contexte de l'époque (Warhol avec l'essentiel de son oeuvre, et surtout de son impact sur l'histoire de l'art, déjà derrière lui, alors que Basquiat n'a commencé à émerger sur la scène artistique qu'en 1979) pourrait laisser craindre une rencontre par trop artificielle, mais pourtant il se dégage une vraie cohérence dans l'approche à quatre mains, tour à tour juxtaposition façon cadavre exquis, dialogue, confrontation et même véritable oeuvre commune où les styles entremêlés réussissent à transmettre sur la toile l'énergie urbaine du New York de l'époque - comme dans les rues où graffitis et publicités s'entrechoquent pour créer un univers singulier bien identifié. La quantité d'oeuvres rassemblées nécessite du temps pour bien profiter de la richesse de l'exposition et, arrivé à la fondation à 17h30, j'ai tout juste le temps de pénétrer dans l'auditorium pour le concert de Herbie Hancock prévu pour 20h30.

C'est la cinquième fois que je vois Herbie Hancock sur scène. Par le passé, je n'ai pas toujours été pleinement convaincu mais le bon souvenir du dernier concert à Prague en 2017 et le line-up prométeur qui l'accompagnait m'ont décidé à franchir le pas. La salle de l'auditorium n'est pas immense, on profite donc d'un concert dans un contexte presque intimiste, ce qui est un autre avantage peu commun pour une légende de cet acabit. Du concert de Prague d'il y a six ans, Herbie Hancock a conservé la section rythmique : James Genus à la basse électrique (entendu notamment auprès de Dave Douglas, Uri Caine ou encore Elysian Fields) et Trevor Lawrence Jr. à la batterie (plutôt actif auprès de stars pop, r'n'b ou hip hop - Kendrick Lamar, Dr. Dre, Alicia Keys...). Pour compléter le quintet il a fait appel au fidèle guitariste béninois Lionel Loueke (vu auprès de Michel Portal ou du saxophoniste Luboš Soukup pendant mes années praguoises) et à la jeune flutiste Elena Pinderhughes (entendu, elle, sur disque, auprès d'Ambrose Akinmusire ou Common). Bref un casting qui navigue alègrement entre les genres, du jazz le plus classique au hip hop, à la manière du pianiste au cours de ses plus de soixante ans de carrière.

Soixante ans : l'année 2023 marque l'anniversaire de la rencontre de Herbie Hancock avec Miles Davis, alors qu'il n'avait que 23 ans. Il deviendra son pianiste attitré jusqu'à la fin des 60s. Ce sont aussi les cinquante ans de l'album Head Hunters, explosion funk qui a défini le son d'une époque. Mais aussi les quarante ans de Future Shock et son tube Rockit aux sonorités hip hop et électro, contemporain des premières toiles communes de Jean-Michel Basquiat et Andy Warhol !

C'est ce grand melting-pot de sons que nous propose Herbie Hancock avec son groupe ce soir. Il annonce d'ailleurs en franglais en introduction qu'ils vont jouer une "ouverture" sous forme de medley de "petits morceaux", voyage à travers quelques uns des thèmes composés par le pianiste au cours de sa carrière. Ca commence par des textures cosmiques au synthé avant que des harmonies plus jazz ne résonnent au piano. Durant tout le concert, Herbie alternera ainsi les types de claviers. Le morceau de bravoure de cette ouverture est sans doute le solo de Lionel Loueke autour du thème de Rockit à la guitare et aux onomatopées alors que ses compagnons se sont tus un moment. Incroyable transcription des sonorités électroniques et des scratches d'origine. Ca commence fort. Hancock annonce ensuite un hommage à son "best friend" récemment disparu, Wayne Shorter, à travers une interprétation d'un des thèmes les plus iconiques du saxophoniste, Footprints. Là aussi, si tous les musiciens apportent leur pierre à l'édifice, c'est encore une fois Lionel Loueke qui se distingue particulièrement au moment de son solo. Celui-ci superpose le thème de Vera Cruz de Milton Nascimento aux harmonies du morceau d'origine maintenues par le pianiste pendant ce temps-là. Pour la suite du concert, Herbie puise dans son répertoire des 70s avec notamment Actual Proof (album Thrust, 1974) et Come Running To Me (album Sunlight, 1978). Chaque morceau est généreusement étendu pour laisser le groove prendre toute sa place. En conclusion, les accords funky de l'introduction de Chameleon confirment leur incroyable pouvoir de séduction - comment y résister ? A le voir danser sur scène avec son synthé à bretelles en bandoulière, on a du mal à croire qu'il vient de célébrer ses 83 printemps le mois dernier. Définitivement le meilleur concert de Herbie Hancock auquel j'aurai eu la chance d'assister !

samedi 11 février 2023

Marilyn Mazur's Shamania / Joe Lovano, Greg Cohen & Joey Baron @ Théâtre Jacques Carat, Cachan, samedi 4 février 2023

Le dernier concert parisien chroniqué en ces pages date de février 2015 et avait pour cadre le festival Sons d'hiver. Quoi de plus naturel que de reprendre donc là où en était resté, après quelques six années passées à Prague, pour lancer cette nouvelle année de concerts franciliens. Chronique de la première des deux soirées auxquelles j'ai assisté dans cette édition du festival itinérant du Val-de-Marne et qui en résume bien tout l'intérêt.

C'est la première fois que je vois Marilyn Mazur sur scène malgré sa présence depuis plus de quarante ans dans les parages des musiques auxquelles je prête volontiers une oreille. Pour l'occasion la percussionniste danoise s'est entourée d'un groupe purement féminin et scandinave (Danemark, Suède, Norvège) qu'elle a nommé Shamania. Le nom du groupe résume bien l'ambition : des rythmes aux origines diverses et pas toujours spécifiquement localisables au service de la danse, du groove et de la spiritualité. A ses côtés, alignées sur la droite de la scène, on trouve Lis Wessberg au trombone, Lotte Anker aux saxophones ténor et soprano, Hildegunn Oiseth à la trompette, Sissel Vera Pettersen au sax alto et au chant et Josefine Cronholm au chant. De l'autre côté de la scène, Makiko Hirabayashi au piano, Lisbeth Diers aux congas et Ida Duelund à la basse complètent la section rythmique emmenée par Marilyn Mazur à la batterie et aux très diverses percussions. Pour accentuer l'importance du ryhtme dans ce rituel chamanique, elles interviennent toutes à diverses percussions et poussent de la voix au cours du concert. La science percussive de la leadeuse est donc particulièrement bien servie par cette assemblée et les tourneries proposées ont un indéniable pouvoir d'entrain. Les solos des différents cuivres ajoutent une connection au spiritual jazz où élans free et attention au groove cohabitent avec plaisir. On se laisse ainsi facilement emporté par la puissance de l'ensemble. S'il fallait apporté une nuance, ce serait le caractère parfois un peu trop court des morceaux qui ne laisse justement pas toujours l'opportunité d'atteindre l'abandon de soi complet à la musique - objectif chamanique s'il en est - et frustre un peu l'auditeur. Mais c'est le revers de la médaille d'une musique et d'une prestation excellentes : on en veut plus !

Un sax hero et une section rythmique qu'on ne présente plus, la seconde partie de la soirée maintient haut le niveau d'exigence musicale. Malgré la centralité de Joe Lovano dans le monde du jazz contemporain depuis quatre décénies, c'est bien la présence de Greg Cohen à la contrebasse et de Joey Baron à la batterie qui m'a fortement motivé à prendre une place pour ce concert : la moitié de Masada au service d'une autre musique, ça éveille la curiosité. Le format sax ténor, contrebasse, batterie évoque forcément Sonny Rollins. On n'est donc pas spécialement surpris quand Lovano annonce que le premier titre qu'ils ont joué s'intitule Sonny 2020 et a été composé pour célébrer les 90 ans du sax colossus. Ils enchaînent alors avec une autre composition-hommage, cette fois-ci en l'honneur de Charlie Haden. Lovano puise les morceaux du programme dans sa très riche discographie. Suit ainsi Golden Horn, composée à Istanbul et interprétée à l'époque par le Transtlantik Quartet d'Henri Texier (avec Steve Swallow et Aldo Romano) et qu'on trouve sur Izlaz (Label Bleu, 1988). Le morceau suivant, dont je n'ai pas retenu le nom, provient lui d'un disque de 1992 gravé avec Michel Petrucciani, Dave Holland et Ed Blackwell, From The Soul (Blue Note). Vient ensuite une interprétation d'un standard de Rodgers & Hart, It's easy to remember, que Coltrane avait enregistré (parmi beaucoup d'autres) en son temps. Au-delà du name dropping impréssionnant que le repertoire choisi permet, c'est à une exploration au long cours des différentes facettes de sa carrière que Lovano nous convie ainsi, merveilleusement servie par ses comparses du soir. Joey Baron, notamment, émerveille à chacun de ses solos - il se passe toujours quelque chose d'hors norme dès que le format lui permet de s'épancher au-delà du support rythmique nécessaire. Pas de morceau de Masada au répertoire (ça aurait pu, Lovano ayant enregistré un opus du Book of Angels avec Dave Douglas, Uri Caine et justement Greg Cohen et Joey Baron), mais de l'excellente musique qui nous accompagne encore pendant l'heure et quart nécessaire au retour chez soi (c'est beau mais c'est loin comme disait l'autre).