vendredi 3 novembre 2023

John Zorn - Masada & Beyond @ Philharmonie de Paris, jeudi 2 novembre 2023

John Zorn aime marquer le coup du passage des décénies. Les deux concerts de la Philharmonie s'inscrivent dans une courte tournée européenne, après deux dates en Italie et avant deux jours à La Haye, pour fêter les 70 ans du compositeur. L'occasion d'un coup de projecteur sur quelques uns de ses projets les plus récents. Sous le titre "Masada & Beyond", la deuxième soirée propose ainsi trois groupes aux esthétiques de départ distinctes, même si la "patte" zornienne est reconnaissable à chaque fois. Pour le dire vite, et de manière nécessairement un peu caricaturale, on pourrait dire que le jazz du New Masada Quartet précède la musique contemporaine de l'ensemble Heaven and Earth Magick, avant que le metal de Simulacrum ne cloture la soirée. Un bon résumé, ceci-dit, des amours musicales du new-yorkais, qui auront irrigué toute sa carrière. 

Le cap des 70 ans n'est pas le premier changement de décénie qui donne l'occasion à Zorn de faire une sorte de "bilan de carrière". En 1993, pour célébrer ses 40 ans, il avait organisé un mois de concerts à la Knitting Factory durant le mois de septembre (il est né le 2 septembre 1953). Rétrospectivement, un tournant essentiel dans sa carrière avec l'adieu à Naked City (1988-1993) et le démarrage de l'aventure Masada (le premier concert du quartet originel ayant même eu lieu le jour précis de son anniversaire, le 2 septembre 1993). Mais, tel le Danube, Masada a en fait deux sources qui n'ont fait que se rejoindre ce jour-là à la Knitting Factory. Quelques semaines plutôt, au mois de juillet 1993, Zorn avait déjà fait appel à Dave Douglas, Greg Cohen et Joey Baron pour enregistrer une musique de film (parue sur les Filmworks III) dans un genre bien différent - un jazz de film noir presque classique. De la même manière, les compositions de Masada ont commencé à être jouées par d'autres formations instrumentales un peu auparavant (on trouve un live d'un premier "Electric Masada" d'août 1993 sur Youtube - un quartet avec Zorn, Marc Ribot, Kato Hideki et Ben Perowski !). Dès le départ, Zorn a imaginé son corpus de compositions comme pouvant être joué par des formations fort diverses, et s'il a fixé le "canon" du premier songbook à l'aide du fabuleux quartet, il a aussi dès le début multiplié les essais comme le documente le double disque Bar Kokhba, enregistré entre 1994 et 1996 par divers combos. 

Parmi les musiciens habitués depuis trente ans à ce répertoire, il y a Kenny Wollesen. Il était déjà de certains groupes jouant la musique de Masada en 1993-1994 (remplaçant même Joey Baron comme batteur titulaire du quartet à certaines occasions). Il est donc, avec Zorn lui-même, celui qui fait le pont entre le Masada des origines et le New Masada Quartet que Zorn a mis sur pied récemment (premiers concerts en 2019). Pour compléter le line-up, Zorn a fait appel à deux musiciens beaucoup plus récents dans sa galaxie : Julian Lage à la guitare et Jorge Roeder à la contrebasse. 

Comme à son habitude, il n'y a pas de tour de chauffe avec Zorn. Le quartet entame le concert sur les chapeaux de roue, par un jet d'alto rageur pour saisir l'auditeur. 5 morceaux iconiques du répertoire du quartet original revisités, 40 minutes, ça va à toute vitesse. Il y a bien entendu l'incontournable Hath-Arob, sans doute le morceau de Masada que j'ai le plus entendu en concert tant il est sur la set list à chaque fois. C'est toujours intéressant de voir comment chaque formule instrumentale s'empare de ce morceau qui fait une place explicite au chaos (sur la partition, il y a un gribouillis à la place des notes à un moment). L'occasion d'échanges bruitistes interrompus dans l'instant pour revenir à la mélodie, puis qui ressurgissent plus loin, dans un jeu de stop-and-go que Zorn affectionne particulièrement et qu'il dirige de gestes autoritaires de la main tout en jouant du saxo. Le troisième morceau, plus apaisé (Rahtiel), déploie en douceur sa mélodie plaintive et donne l'opportunité à Jorge Roeder de briller dans un solo très charliehadenien. Suit ensuite un morceau que je mets du temps à identifier (sans me souvenir du titre, j'ai en tête sa version par le Bar Kokhba Sextet), tellement il se trouve transfiguré par le rythme très chaloupé, quasi caraïbe, que lui fait subir Julian Lage. La présence de ce dernier est d'ailleurs ce qui métamorphose le plus le son du groupe par rapport à ce qu'on connaît déjà. Il insuffle une bonne dose de blues aux compositions à plusieurs reprises et s'amuse comme un fou dans les échanges vifs avec l'alto de Zorn dans les passages les plus enlevés. 


Après ce premier set échevelé, on retrouve des musiciens vus la veille en compagnie de Barbara Hannigan pour une sorte d'intermezzo sous la forme de deux morceaux d'une dizaine de minutes chacun : Stephen Gosling (piano), Sae Hashimoto (vibraphone), Jorge Roeder (contrebasse) et Ches Smith (batterie) interprètent les compositions Casting the Runes et Acéphale, enregistrées sur l'album Heaven and Earth Magick (2021) qui donne du coup son nom à l'ensemble sur le programme. Je dois dire que c'est l'un de mes disques préférés de Zorn de ces dernières années. Je ne boude donc pas mon plaisir. Le principe en est simple, et déjà utilisé à de nombreuses reprises par Zorn : les partitions du piano et du vibraphone sont écrites, alors que la section rythmique improvise. C'est très réussi. Sae Hashimoto est une formidable coloriste au vibraphone, et la dynamique d'ensemble est vraiment prenante. 

Pour conclure la soirée, le trio Simulacrum, soit Matt Hollenberg à la guitare, John Medeski à l'orgue Hammond et Kenny Grohowski à la batterie, fait monter le volume sonore de quelques décibels. J'avais déjà vu le groupe à Lisbonne en 2018, et ce qui m'a le plus frappé cette fois-ci - après quelques réglages bienvenus - a été la qualité du son rendu malgré la puissance sonore (en tout cas, depuis le parterre, les échos lus par la suite de spectateurs placés plus haut dans la salle étaient différents). On entendait bien chaque instrument, distinguant chaque note, sans qu'un des trois larons n'écrase l'autre. Du coup, j'ai pris plus de plaisir que lors du concert lisboète (qui était lui en plein air, par un temps qui tournait à l'orage). Le groupe se concentre ce soir sur la forme courte. Chaque morceau est ramassé, comme un condensé d'énergie, qui ne cherche pas à épuiser tous les possibles des grooves mis en place. Chacun a sa couleur, même si le parfum du métal est le plus preignant. Kenny Grohowski me semble avoir une palette d'approches plus large que dans mon souvenir. Il participe ainsi autant que les deux autres aux changements de climats, alors que je notais le contraire il y a cinq ans. Sans doute l'avantage d'un vécu en commun de longue date désormais (le groupe a tout de même enregistré dix disques depuis 2015 !). Sur l'insistance du public, alors que les lumières se sont déjà rallumées, et au prix d'une longue standing ovation, ils reviennent finalement pour un rappel explosif qui conclut la soirée de la plus belle des manières. 

Cette célébration en deux temps des 70 ans de John Zorn aura ajouté un nouveau souvenir très marquant à ma mémoire de désormais vingt ans de compagnonnage sur les scènes du monde (enfin, surtout d'Europe). Un cheminement qui, sans s'y réduire, trouve tous les cinq ans l'occasion de réaffirmer avec force la centralité de l'oeuvre du new-yorkais dans mes amours musicales : la découverte de l'Electric Masada (alors encore qu'un sextet avec Zorn, Ribot, Saft, Dunn, Wollesen et Baptista) dans le théâtre antique de Vienne en 2003, le domaine privé déroulé pendant cinq soirées par la Cité de la Musique et la Salle Pleyel en 2008, les célébrations du 60e anniversaire à Lisbonne et à Paris en 2013, les six soirées sur dix auxquelles j'ai assisté pour la 35e édition de Jazz em Agosto à Lisbonne en 2018, auxquelles s'ajoutent donc ces deux soirées pleine de magie de la Philharmonie en 2023. Vivement 2028 !

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