mardi 11 novembre 2025

Mark Turner Quintet @ Sunside, lundi 10 novembre 2025

Casting cinq étoiles hier soir au Sunside. Cela se voyait à la longue queue formée dans la rue des Lombards en attendant l'ouverture des portes pour le deuxième concert de Mark Turner, celui de 21h30. Le temps de faire entrer tout le monde (full house !), cela débute plutôt autour de 22h d'ailleurs. Pendant 1h20, Mark Turner et les quatre musiciens qui l'accompagnent ont déployé une longue suite inspirée du premier livre publié par James Weldon Johnson en 1912 : The Autobiography of an Ex-Colored Man. Figure de la Harlem Renaissance dans les années 1920, auteur des paroles de Lift Every Voice and Sing notamment, secrétaire général de la NAACP entre 1920 et 1930, il avait commencé sa carrière dans la diplomatie, ayant servi comme consul au Vénézuela et au Nicaragua sous l'administration de Theodore Roosevelt au début du XXe siècle. C'est à cette époque qu'il avait publié, anonymement, ce premier roman qui retrace l'expérience d'un narrateur métisse le long de la color line. Mark Turner a donc composé une longue suite à partir de ce texte, dont il lit des extraits régulièrement au cours du concert. S'il y a des morceaux bien distincts, les musiciens les enchainent sans temps mort, ce qui donne toute sa force à cette forme de suite. Pour accompagner le saxophoniste tenor, on retrouve Jason Palmer à la trompette, David Virelles au piano, Matt Brewer à la contrebasse et Nasheet Waits à la batterie. Soit des musiciens qui sont des leaders et compositeurs par eux-mêmes. Autant de figures essentielles du jazz contemporain. 

A part le trompettiste, je les avais déjà tous vus plusieurs fois sur scène. Ainsi, je me souviens d'un concert new-yorkais, à la Jazz Gallery, du contrebassiste en trio avec Mark Shim et Damion Reid, où il présentait sa propre musique. C'était en 2016, la dernière fois que j'ai mis les pieds dans la grosse pomme... et le seul concert de ce séjour d'une semaine que je n'avais pas chroniqué (il faut dire que c'était le dernier de la semaine en question). Mais, depuis, je suis toujours avec intérêt les contributions de Matt Brewer (trois superbes disques en leader chez Criss Cross, ou au sein des trios de Steve Lehman et de Tyshawn Sorey notamment). C'était donc un premier plaisir de le retrouver ici. Il en va de même avec David Virelles, pianiste cubain vu sur scène aux côtés de Wadada Leo Smith ou Henry Threadgill notamment, et dont les disques comme leaders (chez Pi, ECM et Intakt) valent tous le détour, entre réminiscences rythmiques de son île natale, jazz ouvert et abstraction contemporaine. Et que dire de Nasheet Waits, l'un des batteurs actuels qui a une vraie signature sonore (au roulement si caractéristique, et ça ne manque pas dès le début du concert !), au son immédiatement identifiable, et qui a accompagné tout le gratin du jazz contemporain. Mais, au-delà de la qualité du casting, c'était avant tout un vrai plaisir de pouvoir retrouver Mark Turner, l'un des saxophonistes les plus influents de ces trente dernières années (et qui fêtait ses soixante ans hier). Je l'avais vu à trois reprises auparavant, deux fois aux côtés de Benoît Delbecq (2006 et 2024) et une fois avec Fly, le trio majeur qu'il formait avec Larry Grenadier et Jeff Balard, à la Villette en 2008. Ce n'est pas de trop pour quelqu'un de sa stature.


Le concert commence par les roulements de tambours familliers de Nasheet Waits, avant que contrebasse et piano ne le rejoignent et que Mark Turner ne lise un premier passage du livre de Johnson. Ainsi, la narration se fera toujours accompagnée tout au long du concert, soit par le trio rythmique, soit par un instrument soliste (trompette, piano). Une fois celle-ci terminée, la musique prend vraiment son envol, avec les deux souffleurs à l'unisson. David Virelles dynamise de fort belle manière les morceaux, leur donnant parfois un aspect un peu "cubique", en tout cas moins directement évident que ce que le jeu délié des deux soufflants ne pourrait laisser imaginer de prime abord. Il y a aussi ici où là des échos afro-cubains, notamment quand il assume le leadership du trio rythmique quand sax et trompette se mettent en retrait. C'est lui qui donne du relief à l'ensemble - il faut dire que je suis assis dans le recoin du Sunside, juste derrière le pianiste, qui capte nécessairement mon attention immédiate, d'autant plus que les quatre autres musiciens ne me sont donc que partiellement visibles. Mark Turner déploie sa sonorité caractéristique au tenor, dans un registre où il ne s'agit pas tant de jouer avec véhémence qu'avec densité, dans un spectre médium qui évite tout débordement hors cadre mais qui avance sûr de sa puissance mélodique. La complémentarité du leader avec la trompette de Jason Palmer fait merveille, qu'ils jouent à l'unisson (souvent) ou au contraire enchevêtrent leurs discours pour décupler le groove de l'orchestre. Les deux soufflants ont aussi droit à des solos absolus (sans support de la section rythmique) qu'ils abordent là aussi avec une certaine retenue dans la forme, car ils savent leur sonorité suffisamment dense pour ne pas avoir recours à un quelconque artifice. Si la musique fait écho à un texte du début du XXe siècle, et que le texte lui même fait référence aux formes historiques des musiques afro-américaines (negro spirituals, ragtime...), la suite composée par Mark Turner utilise un language résolument contemporain, nourri d'un siècle d'évolution du jazz, qui ne cherche pas la reproduction naturaliste de formes anciennes, mais bien à emporter l'auditoire avec lui, laissant juste ce qu'il faut d'espace et de respiration pour faire résonner les mots du poète, avant de déployer un groove paisible mais addictif. Cela a toujours été la caractéristique première de la musique du saxophoniste, et la démonstration d'hier soir nous l'a rappelé avec la force de l'évidence. 

samedi 8 novembre 2025

Adrien Amey solo / Théo Girard's MOBKE @ Studio de l'Ermitage, jeudi 6 novembre 2025

Jeudi soir, la Compagnie du Discobole organisait une double release party. En première partie, le saxophoniste alto Adrien Amey jouait seul, mais grâce à l'utilisation de quelques effets il arrivait à créer un univers entier, nourri de références littéraires. Le premier morceau faisait ainsi référence à une nouvelle d'Antoine Volodine. Les suivants avaient également un lien avec des romans ou des nouvelles, souvent issus de la science fiction, un univers que je connais trop peu pour avoir retenu le nom des autres auteurs cités. Le saxophone semble ainsi narrer l'errance solitaire de quelque personnage parcourant des espaces tour à tour hostiles, inquiétants ou indécis. Le morceau qui donne son titre au disque dont on célébrait la sortie, Lila Lichen, avait comme de lointains échos de musique éthiopienne par son côté lancinant, mais comme s'il avait muté et parcourait désormais des espaces infinis, et qu'on ne recevait le signal qu'avec un certain délai en raison de la distance traversée. Le registre d'Adrien Amey dans ce répertoire est assez calme, il déroule de simples mélodies, crée des climats voyageurs et utilise les effets pour soit créer une boucle rythmique soit démultiplier les voix, sans en rajouter. Il y a quelque chose d'assez onirique dans cette musique, qui nous berce autant qu'elle stimule notre imagination. J'avais découvert le saxophoniste il y a tout juste vingt ans, à travers le groupe TTPKC & Le Marin, en pleine "vague" Chief Inspector. Les archives de ce blog renferment ainsi les compte-rendus de trois concerts, tous datés de 2005 (février, juin, et juillet, ce dernier avec également le Surnatural Orchestra à l'affiche, où Adrien Amey officie également). Je n'avais pas eu vraiment d'autres occasions depuis de l'entendre (un concert du Surnat' en 2014 peut-être). 


J'avais découvert Théo Girard à la même époque, mais j'ai eu plus souvent l'occasion de le revoir sur scène depuis, notamment à deux reprises l'année dernière, à la tête de deux grands ensembles : ses Pensées Rotatives et le Discobole Orchestra. Il y avait donc une vraie curiosité à le retrouver cette fois-ci à la tête d'une plus petite formation, en l'occurence un quartet. Le groupe s'appelle MOBKE, en référence à l'origine géographique de ses participants : MO pour Montreuil, et pour Sophia Domancich (piano) et Théo Girard (contrebasse) ; BK pour Brooklyn, et pour Nick Lyons (sax alto) et Lesley Mok (batterie) ; et E pour Ensemble, Exploration ou Envies comme le précisait Théo dans une vidéo de promotion du concert. Il s'agit donc d'une rencontre franco-américaine, initiée en 2022, et dont les membres se retrouvaient pour la première fois trois ans plus tard à l'occasion de la sortie du disque La Rivière Coulera Sans Effort. Théo connaît Nick Lyons depuis une dizaine d'années, et s'était toujours dit que s'il arrivait à monter un groupe transatlantique un jour, il ferait appel à lui. Par son intermédiaire, il a rencontré Lesley Mok, dont de mon côté j'avais repéré le nom sur quelques albums marquants ces dernières années : Hear The Light Singing (Rogue Art, 2023) de Myra Melford, Shimmer Wince (Intakt, 2023) d'Anna Webber, ou Bird's Eye (Pyroclastic, 2024) de David Leon. J'étais donc doublement curieux de pouvoir entendre ce nouveau groupe, à la fois parce que je suis avec intérêt la carrière de Théo depuis le Bruit du [sign] et parce que j'étais impatient de voir Lesley Mok sur scène pour la première fois. 


J'étais arrivé dans la salle juste au moment où Adrien Amey commençait son concert, et étais donc resté debout en fond de salle pendant la première partie pour ne pas déranger. A l'entracte, je me suis repositionné au premier rang, sur une chaise orpheline, sur la droite de la scène, soit juste en face de la batterie de Lesley Mok. J'étais donc aux premières loges pour pouvoir apprécier son jeu. Elle varie avec subtilité et légèreté les registres, rien ne semble jamais forcé. Si elle "tient" le rythme à l'occasion, son discours est beaucoup plus large que cela, incorporant une vraie dimension narrative qui contribue autant à "l'avancée" des morceaux que des instruments plus habitués à ce rôle comme le sax ou le piano. Formidable coloriste également, elle renforce la richesse de la palette mise au service des compositions de Théo Girard. Ce nouveau groupe permet au contrebassiste d'explorer un registre sur lequel on n'avait pas eu l'habitude de l'entendre dans ses précédentes expériences de leader. Jusqu'ici, il s'était distingué par une écriture à l'evidence mélodique très affirmée, les morceaux de sa plume ressemblant à des "chansons" instrumentales qui semblent aller d'un point A à un point B en ligne droite. Avec MOBKE, on est dans un registre complètement différent. Plus atmosphérique, aux climats subtilement changeants, avec des morceaux qui progressent par des chemins de traverse (l'un des titres joués s'intitule d'ailleurs Un chemin tortueux n'est pas forcément plus long). 


Difficile de deviner vers où le morceau va évoluer, les changements se font par subtiles touches successives, sans que l'on ne distingue sur le moment que quelque chose change. On s'en rend plutôt compte après coup, à la fin du morceau, quand l'ensemble des climats parcourus se rappellent à nous et qu'on se rend compte qu'entre son début et sa fin, le morceau est complètement différent. Cette dimension est parfaitement servie par la complicité évidente entre Sophia Domancich et Nick Lyons. La pianiste française aime chambouler les mélodies, explorer les possibles, tout en gardant une grande clarté dans son jeu. Nick Lyons semble avoir la même philosophie. Sur un registre surtout medium, il s'affirme quand nécessaire, mais reste surtout au service des climats changeants, interagissant avec les couleurs variées proposés par ses acolytes. Il y a quelque chose d'un peu tristanien dans cette musique, libre dans ses formes, mais sans avoir recours à un langage free jazz pour autant. La complémentarité entre les quatre musiciens fait merveille sur ce répertoire, et il est certain que leur disque va être une écoute régulière dans les prochains mois, tant une simple écoute ne suffira pas à en épuiser toutes les richesses. 

lundi 3 novembre 2025

Jazzfest Berlin 2025, 4e soir, dimanche 2 novembre 2025

Amalie Dahl's Dafnie Extended @ Haus der Berliner Festspiele, 18h30


Comme Signe Emmeluth vue vendredi, ou comme Mette Rasmussen vue samedi au sein du LJCO, Amalie Dahl est une saxophoniste alto danoise basée à Oslo. Et comme ses deux prédécesseuses sur scène, elle navigue dans les eaux des musiques issues du free jazz. Notamment à la tête de son quintet Dafnie, déjà apprécié sur disque. Pour l'occasion, le groupe est étendu à 12 musiciens et la musique s'en trouve élargie non seulement par l'ajout de couleurs orchestrales plus variées, mais aussi par un spectre sonore qui va au-delà des références habituelles du répertoire de Dafnie. Pour le dire de manière un peu succinte, et donc nécessairement un peu caricaturale, le quintet mené par Amalie Dahl sonne particulièrement "scandinave", en ce qu'il partage un horizon esthétique commun à des groupes comme Atomic ou aux ensembles menés par des figures comme Gard Nilssen ou Martin Küchen par exemple. Soit une dette évidente envers le free jazz américain des 60s mise au service d'une approche mélodique parcourue de références souterraines aux folklores nordiques. Dans le quintet originel, Amalie Dahl est accompagnée par Oscar Andreas Haug à la trompette, Jørgen Bjelkerud au trombone, Nicolas Leirtrø à la contrebasse et Veslemøy Narvesen à la batterie. Le passage à douze permet d'inclure saxophone baryton (Sofia Salvo), flûte (Henriette Eilertsen), accordéon (Ida Løvli Hilde), piano (Lisa Ullén) et synthé (Anna Ueland) à l'ensemble, et d'également doubler la section rythmique avec Trym Saugstad Karlsen à la batterie et l'une des figures emblématiques de la scène scandinave à la deuxième contrebasse, Ingebrigt Håker Flaten. Le groupe garde de son esthétique d'origine la confrontation entre la fougue des instruments à vent et la puissance de la rythmique dans les passages à tutti. Piano, accordéon ou synthé sont ainsi surtout audibles dans des combinaisons chambristes entre les explosions collectives, instaurant une approche plus bruitiste et un peu minimaliste qui vient donner du relief aux morceaux. La musique alterne ainsi enthousiasme renforcé par la taille de l'orchestre et passages plus méditatifs, autour de sous-ensembles changeants, et confirme la qualité de l'écriture d'Amalie Dahl, une des nouvelles voix définitivement à suivre sur la scène européenne. 


Moabit Imaginarium / Pat Thomas solo @ Haus der Berliner Festspiele, 20h00


Le deuxième concert de la soirée est précédé par une intervention-bilan d'une semaine (depuis le lundi) d'action culturelle auprès d'habitants du quartier de Moabit (dans le centre de Berlin, juste au-dessus du Tiergarten) autour de quelques musiciens et de vidéastes. Enfants comme adultes ont participé à différents ateliers, dont un résumé nous est donné à travers la diffusion d'une courte vidéo, et une restitution en dix minutes chrono par les musiciens ayant participé à l'initiative, soit Joel Grip à la contrebasse, Simon Sieger au piano, Michael Griener à la batterie, Assane Seck aux percussions, Berno Jannis Lilge à la cornemuse, à la flûte et à la trompette, Hyunjeong Park au gayageum, Hakam Wahbi au riq (une sorte de tambourin) et Elsa M'bala aux bidouillages électroniques. Les instruments rassemblés viennent d'un peu partout sur la planète et communiquent gaiement dans une démarche collective très rythmique. 

Après cet interlude, Pat Thomas arrive sur scène en s'aidant d'une canne, d'une démarche peu assurée. Il s'installe au piano sans autre effet et entame une succession rapide de clusters violents sur l'ivoire du clavier. Là où ses jambes semblent un peu flageollantes, il n'en est rien de ses bras qui partent ainsi dans de grands moulinets démonstratifs qui traduisent une approche particulièrement percussive du piano. Là aussi, on est en plein dans une esthétique dont la source est le free jazz historique - on pense nécessairement à Cecyl Taylor. Calvalcade endiablée dont l'aspect percussif contribue pleinement à définir la dimension harmonique. Le deuxième morceau se construit autour d'un simple rythme obsédant, minimaliste, joué avec la main droite dans les cordes du piano et la main gauche répététant un duo de notes dans les graves du piano. Quand il en a marre, le pianiste britannique dit simplement "ok" et se rassoit pour un troisième morceau dans une veine similaire au premier, mais avec une dimension mélodique peut-être un peu plus affirmée. Nouveau jeu avec les cordes ensuite, mais cette fois-ci à deux mains, façon harpe. Avant de revenir à une nouvelle cavalcade sur l'ivoire. C'est déjà fini, mais devant l'insistance du public, il consent à revenir pour un rappel et interprète un thème de Monk. Pour nous rappeler que cette musique dite "libre" n'est en revanche pas le fruit d'une génération spontanée. 


Fire! Orchestra @ Haus der Berliner Festspiele, 21h30


A l'origine, Fire! est un trio emmené par Mats Gustafsson, avec Johan Berthling à la basse et Andreeas Werliin à la batterie. C'est dans ce format resseré que je les avais vus à Saalfelden en 2010. A partir de cette cellule de base, le saxophoniste suédois a constitué une version orchestrale, au personnel changeant, dont j'avais pu voir une précédente incarnation lors de l'édition 2015 du festival autrichien. Dix ans plus tard, les revoici donc pour un nouveau répertoire servi par un effectif fourni de dix-huit pupitres. Si on retrouve bien sûr le leader au sax baryton (et à la flûte) et Berthling à la basse électrique, le reste de l'orchestre alterne figures familières de l'univers de Gustafsson et nouveaux venus. Le concert commence par un solo absolu, et plutôt paisible, d'Anna Högberg au sax alto, avant que l'orchestre n'entre en scène. La longue suite, intitulée Words, est inédite - il s'agit de sa création mondiale. Elle alterne des passages de véritables chansons, avec les voix de Sofia Jernberg ou Mariá Portugal, les démonstrations d'énergie collective rutillantes soutenues par la basse obsédante de Berthling, et les explorations sonores bruitistes notamment articulées autour des platines de Mariam Rezaei, de la guitare de Julien Desprez et de la voix de Sofia Jernberg. C'est très prenant, servi par des noms remarqués dans la galaxie de la free music contemporaine : ainsi, outre ceux déjà cités, Mette Rasmussen et Adia Vanheerentals aux saxophones, Lina Allemano et Tuva Olsson aux trompettes, Mats Äleklint au trombone, Heida Karine Jóhannesdóttir Mobeck au tuba, Anna Lindal et Anna Neubert aux violons, Emily Wittbrodt au violoncelle, Kit Downes au piano et à l'orgue et Maria Portugal et Mads Forsby aux batteries. S'étirant sur près d'une heure et demi, l'oeuvre se conclut comme elle a commencé, sur un registre plus apaisé, cette fois-ci par un duo entre Tuva Olsson et Kit Downes, que le leader avait présentés comme les deux invités de l'orchestre en début de concert. 


James Brandon Lewis Quartet @ Quasimodo, 23h00


Le concert du Fire! Orchestra se termine sur le gong à 23h00 pile. J'arrive donc en retard au Quasimodo - après dix minutes de marche rapide - où je trouve Aruan Ortiz en plein solo. Le pianiste cubain est en pleine chevauchée inspirée, avec Chad Taylor à la batterie et Brad Jones à la contrebasse qui connaissent leur clave. James Brandon Lewis les rejoint ensuite et son souffle puissant semble convoquer les esprits, imprégné de l'héritage des spirituals. Ca commence très fort. Et ça ne va pas se relâcher pendant une heure et demi. Sans interruption, les morceaux s'enchaînent avec une véhémence jamais démentie. Même les ballades sont jouées avec un tel engagement, une telle intensité, qu'on se sent transpercé par le musique tout du long. La puissance du saxophoniste est phénoménale, et particulièrement envoûtante dans cette salle au format réduit, où le public debout répond avec enthousiasme au débordement de spiritualité dont fait preuve le quartet. Je connais bien les thèmes joués (ceux du dernier disque du quartet, paru cette année), mais les entendre joués avec une telle énergie, une telle densité de tous les instants, les sublime. J'avais déjà eu l'occasion de voir James Brandon Lewis cette année, pour un concert qui explorait son versant électrique, tirant vers le funk, avec ce quartet acoustique, il s'inscrit dans la descendance assumée du quartet classique de Coltrane. Nourrie des musiques racines de l'Amérique noire, notamment dans leur version d'Eglise (il est fils de pasteur), il a comme un engagement mystique dans sa musique, proche d'une certaine forme de transe. C'est véritablement impressionnant à quelques mètres de distance, et une conclusion parfaite d'un festival qui aura été d'une excellence constante. Ca va être difficile de revenir à la réalité quotidienne après ça !

dimanche 2 novembre 2025

Jazzfest Berlin 2025, 3e soir, samedi 1er novembre 2025

Mary Halvorson’s Amaryllis Sextet @ Haus der Berliner Festspiele, 20h00


C’est LE grand soir. Toute la programmation du festival est d’une extrême qualité, mais la soirée du samedi justifiait à elle seule le voyage, même si ce fut la moins prolixe avec « seulement » trois concerts contre quatre les autres soirs. Pour commencer, qui de plus indiquée que Mary Halvorson dont le nom est (presque) toujours une source de motivation pour aller à des festivals par delà les frontières : Saalfelden 2010, Lisbonne 2013, 2018 et 2019, Wels 2017, et, déjà, Berlin 2018. Seul Saalfelden 2015 aura échappé à la règle. Je notais lors de son concert parisien de l’année dernière que je l’avais vue à vingt-cinq reprises sur scène mais jamais trois fois avec le même groupe. Le vingt-sixième concert ne déroge pas à la règle avec cette deuxième occasion de la voir à la tête de son Amaryllis Sextet regroupant Patricia Brennan au vibraphone, Adam O’Farrill à la trompette, Jacob Garchik au trombone, Nick Dunston à la contrebasse et Tomas Fujiwara à la batterie. Le concert parisien de l’année dernière était concomitant à la sortie du deuxième album de ce groupe. Ce concert berlinois est l’occasion de présenter la musique du troisième, paru cet été. Cela commence par deux morceaux pris sur un rythme relativement moins uptempo qu’à l’accoutumée. Presque des ballades. J’ai aussi l’impression que la guitariste a élargi le champ des effets auxquels elle a recours, avec notamment des notes prolongées à l’extrême qu’elle use presque systématiquement sur le deuxième titre. Il faut ici saluer la restitution sonore d’une extrême qualité par les équipes du festival. La guitare de Mary Halvorson est mixée juste ce qu’il faut un peu plus en avant par rapport au reste du groupe, ce qui permet de nettement distinguer son discours singulier sans pour autant empiéter sur la dynamique collective propre à l’écriture halvorsonienne. Car ce qui distingue cette musique, c’est vraiment ce sentiment d’un discours de groupe complètement fluide, prolongement idéal des idées de la guitariste, plein de couleurs changeantes mais avec toujours le sens de l’avancée des morceaux. A la pause, un spectateur à côté de moi fait remarquer à son voisin qu’il trouve la musique particulièrement lyrique, et qu’il ne lui manque qu’une voix pour en faire des chansons. On sait que Mary Halvorson avait justement fait l’expérience du « format » chansons avec son précédent groupe, Code Girl (avec Amirtha Kidambi), et s’il n’y a plus de voix pour « habiller » les morceaux, l’écriture de la bostonienne a conservé cette lisibilité. L’existence désormais prolongée de l’ensemble permet des échanges télépathiques entre musiciens, les solos ne cherchant ainsi pas la « démonstration » et se fondant si naturellement dans la masse orchestrale qu’il est bien difficile pour le public d’applaudir « au bon moment » malgré les râles de plaisir qui montent régulièrement de la salle. Encore un très grand concert de l’artiste la plus emblématique de ces quinze dernières années !


Barry Guy & London Jazz Composers Orchestra feat. Marilyn Crispell & Angelica Sanchez @ Haus der Berliner Festspiele, 21h30


Jusqu’à présent le groupe le plus fourni à s’être produit sur la grande scène de la Festspiele était un septet. Il y a donc un indéniable effet de surprise quand on retourne dans la salle après l’entracte et que dix-huit pupitres sont disposés sur quatre rangées. Avant que les musiciens n’entrent en scène, Marilyn Crispell est honorée et reçoit l’Instant Award for Improvised Music 2025 (et les 50 000 dollars qui vont avec) autant pour l’ensemble de son œuvre que pour sa performance en solo lors de l’édition 2024 du Jazzfest Berlin, est-il expliqué. Cette figure majeure de la free music en retrouve une autre en la personne de Barry Guy, qui a rassemblé pour l’occasion une nouvelle mouture de son LJCO. Le contrebassiste britannique avait formé l’orchestre en 1970 (il n’avait alors que vingt-trois ans), à une époque marquée par des initiatives similaires en Europe. On pense au Globe Unity Orchestra d’Alexander von Schlippenbach en Allemagne ou à l’Instant Composers Pool Orchestra aux Pays-Bas notamment. Il s’agissait à chaque fois de trouver un moyen d’articuler la forme composée et les libertés des musiques issues du free jazz. Le programme de la soirée s’intitule « Double Trouble Three », troisième incarnation d’une pièce qui se voulait à l’origine une sorte de concerto pour deux pianistes et dont la première mouture (années 80) était justement destinée à réunir le LJCO et le Globe Unity Orchestra avec Schlippenbach et Howard Riley comme solistes. Une deuxième incarnation, avec cette fois-ci Irène Schweizer et Marilyn Crispell aux pianos et le seul LJCO en support, avait été enregistrée dans les années 90. Pour cette troisième mouture on retrouve donc Crispell accompagnée cette fois-ci par Angelica Sanchez. Barry Guy se dispose comme chef d’orchestre, et donc dos à la scène, dirigeant tout en tenant sa contrebasse d’une main. Immédiatement face à lui, il a les deux pianistes qui se font face, sur la gauche de la scène, le violoniste Phil Wachsmann (l’un des rares « historiques » de l’orchestre encore présent) et sur la droite le génial batteur suisse Lucas Niggli. Derrière les pianos, trois rangées de soufflants complètent le dispositif : tout d’abord les saxophonistes (Mette Rasmussen, Michael Niesemann, Torben Snekkestad, Simon Picard et Julius Gabriel), puis les trombonistes (Andreas Tschopp, Shannon Barnett et Marleen Dahms) et le tubiste Marc Unternährer, et enfin les trompettistes (Henry Lowther, Percy Pursglove et Charlotte Keene) complétés par Christian Weber à la contrebasse. Si la forme est inspirée d’un concerto, le discours des deux pianistes est tellement intégré à la masse orchestrale qu’on est bien en mal de reconnaître une quelconque forme classique. Et à vrai dire, le bonheur procuré par cette musique tient bien plus aux capacités offertes par la multiplicité des pupitres qu’à une démonstration solitaire de tel ou tel. Les passages solennels succèdent aux explosions free, et l’œuvre se déploie sur le temps long, de surprises en relances, qui exploitent avec intelligence la rutilance cuivrée de l’ensemble (et la force de frappe de Lucas Niggli). C’était la première fois que je voyais Barry Guy sur scène, et ça valait le coup, avant que le poids des ans ne le rattrape. 


Patricia Brennan Septet @ Haus der Berliner Festspiele, 23h15


Retour de Patricia Brennan sur scène, après son apparition aux côtés de Mary Halvorson plus tôt dans la soirée. L’occasion pour elle de présenter sa propre musique, issue de l’album Breaking Stretch, paru l’an dernier (et mon disque préféré sorti en 2024). Le septet est la prolongation d’un premier groupe, au format plus resserré : un quartet réunissant autour de la vibraphoniste, Kim Cass à la contrebasse, Dan Weiss à la batterie et Mauricio Herrera aux percussions afro-cubaines. Pour le format en septet, trois soufflants ont été ajoutés : Mark Shim au sax tenor, Jon Irabagon au sax alto et Adam O’Farrill, lui aussi de retour sur scène, à la trompette. La musique de l’ensemble est une sorte de latin jazz métamorphosé au contact de l’avant-garde brooklynienne. Après tout, Patricia Brennan est mexicaine, Mauricio Herrera cubain, Jon Irabagon d’origine philippine (le plus « latin » des pays d’Asie) et Adam O’Farrill l’héritier d’une lignée emblématique de ce style (il est le fils du pianiste Arturo O’Farrill et le petit-fils du compositeur-arrangeur-chef d’orchestre Chico O’Farrill). La musique de Patricia Brennan a des similarités avec celle de Mary Halvorson, dans son jeu sur les couleurs orchestrales et la dynamique d’ensemble, dans la lisibilité de morceaux qui semblent avancer inexorablement vers leur but final, dans cette alliance entre mélodies entêtantes et dynamique harmonique pleine de rebondissements. Ça file à toute allure, ça fait rugir de plaisir, ça emporte le corps et l’esprit, et c’est encore mieux en live ! Oui, samedi était vraiment LE grand soir !

samedi 1 novembre 2025

Jazzfest Berlin 2025, 2e soir, vendredi 31 octobre 2025

Signe Emmeluth’s Banshee @ Haus der Berliner Festspiele, 18h30


Si la programmation de la grande salle de ce vendredi soir est sans doute la plus ouvertement « grand public », elle s’ouvre néanmoins sur une proposition radicale. La saxophoniste danoise, basée à Oslo, Signe Emmeluth se présente à la tête d’un septet féminin où l’on retrouve notamment Maja Ratkje au chant et au violon. J’avais par le passé pu la voir au sein du quartet bruitiste Spunk comme sur un répertoire de chants weimariens et assimilés. La retrouver ici suscite donc ma curiosité, autant que de pouvoir enfin découvrir sur scène la saxophoniste dont le nom enfle dans les maigres cercles des amateurs de musiques des marges. Pour compléter le groupe, on trouve Guoste Tamulynaite au piano et au synthé, Anne Efternøler à la trompette, Heida Karine Jóhannesdóttir Mobeck au tuba, Guro Skumsnes Moe aux basses (électrique comme contrebasse) et Jennifer Torrence à la batterie et au vibraphone. Malgré l’effectif assez large, les passages a tutti et à plein volume ne sont que parcimonieux. On trouve plutôt ici une musique des infrasons, qui frise souvent avec le silence, nourrie de soudaines mais brèves explosions : cris en tout genre, gazouillis frénétiques, fanfare désarticulée, basse vrombissante… puis retour à des combinaisons sonores minimalistes. Le public n’ose applaudir entre les « morceaux » quand le silence s’installe, laissant l’œuvre se définir comme un tout dont la cohérence englobe donc l’absence de sons. Et cela fait finalement pleinement sens.


David Murray Quartet @ Haus der Berliner Festspiele, 20h00


Changement de pieds quasi complet avec le groupe suivant, qui s’inscrit lui dans une tradition du jazz aux repères bien établis. Il faut dire que le son de David Murray, au sax tenor comme à la clarinette basse, est nourri des différentes musiques racines de la culture afro-américaine : accents churchy hérités du gospel, teintes blues primordiales, véhémences issues des roaring sixties du free jazz naissant, mais aussi goût des belles mélodies et des ballades qui vous emportent. Le trio qui l’accompagne swingue et groove à plus d’un tour. Marta Sánchez s’inscrit dans la descendance d’un McCoy Tyner par son jeu harmonique dynamique. Luke Stewart, découvert au sein d’Irreversible Entanglements, ancre l’ensemble dans un groove perpétuel. Et Chris Beck à la batterie relance et dynamise l’ensemble quand de besoin. Cette musique s’appuie sur des repères très lisibles - thème, solos, thème - qui donnent l’occasion à chacun de briller tour à tour. David Murray mène l’ensemble avec entrain, invite sa femme à l’occasion pour réciter un texte de sa composition (en français, on sait que le saxophoniste a vécu plus de vingt ans à Paris), et fait entendre le son si caractéristique de son tenor, rauque, comme un cri étouffé, qui a fait sa marque de fabrique depuis cinquante ans. Sur un plan plus personnel, Murray est en quelques sortes lié à l’histoire de ce blog, puisque le premier billet que j’ai publié, en novembre 2004 sur feu Samizdjazz (mais repris dans les archives ici) était un compte-rendu d’un concert du saxophoniste au New Morning en compagnie des Gwo-ka Masters. Je ne l’avais pas revu sur scène depuis ! 


Makaya McCraven @ Haus der Berliner Festspiele, 21h30


Le troisième concert de la soirée nous ramène vers Chicago - comme la veille avec Wadada Leo Smith - mais dans un versant plus « actuel ». Non que la musique du trompettiste ne le soit pas, mais Makaya McCraven apparaît un peu comme la figure de proue d’un mouvement rassemblé par le label International Anthem qui a redonné une certaine « hype » à des musiques qui doivent, entre autres, au jazz ces dernières années. Sa présence scénique justifie rapidement les raisons de ce succès : son quartet est une imparable machine à groove qui fait dodeliner de la tête en rythme sans interruption. C’est d’abord dû au rythme obsédant maintenu par Julius Paul à la basse électrique tout au long du concert. Il ne s’arrête même pas quand le batteur-leader prend le micro entre les morceaux pour en donner le titre et en expliquer le sens. Il y aussi Marquis Hill à la trompette et au synthé qui a assimilé ce que le hip hop et les musiques électroniques pouvaient apporter au jazz. Mais surtout, il y a la révélation de Matt Gold à la guitare, qui emporte la musique loin avec lui, pas tant sur un registre de « guitar hero » (peu de solos), mais en faisant rebondir sans cesse le discours au-delà de la rythmique hypnotique sur laquelle elle s’appuie. Et puis, Makaya McCraven lui-même dont la batterie propulse l’ensemble avec fougue, nourries de mille rythmes, de toutes les musiques des dernières décennies, et toujours un énorme feeling. Bien mieux que ce qu’à quoi je m’attendais, à vrai dire.


Amirtha Kidambi’s Elder Ones @ Haus der Berliner Festspiele, 23h00


On quitte la grande scène, mais on reste à la Festspiele, pour se retrouver dans une petite salle aménagée dans une aile du bâtiment pour le dernier concert de la soirée. L’occasion de retrouver Amirtha Kidambi et ses Elder Ones un an et demi après leur concert explosif à Banlieues Bleues. Le groupe n’a pas changé. On retrouve la leader au chant, à l’harmonium et au synthé, soutenue par Matt Nelson au sax soprano, Alfredo Colón au sax tenor, Lester St Louis à la contrebasse et Jason Nazary à la batterie et aux beats électroniques. Le répertoire, lui, a en revanche évolué, puisqu’il est entièrement composé de nouvelles chansons issues d’un disque encore a paraître. Les thèmes, en revanche, restent inscrits dans un présent politique qui n’évolue pas dans le bon sens. La chanteuse rappelle ainsi d’emblée qu’il s’agit d’une musique protestataire, en droite ligne de la tradition du jazz, citant Max Roach, Abbey Lincoln, Nina Simone ou Miriam Makeba. Lutte contre le techno-fascisme des oligarques Peter Thiel ou Elon Musk, protestation contre la brutalité de l’ICE et le déploiement de la garde nationale dans les grandes villes démocrates, référence à Frantz Fanon ou à l’arme de la famine utilisée par le pouvoir colonial britannique en Irlande (inspiré par la visite d’une prison à Dublin), les thèmes actuels ou historiques servent de base à une musique hautement inflammable où les solos fiévreux des saxophones font ressurgir tout un imaginaire marqué par les grands noms du free jazz le plus politique (elle aurait pu citer le Liberation Music Orchestra de Charlie Haden ou l’Attica Blues d’Archie Shepp). La rythmique qui fait s’enchevêtrer acoustique et électronique renvoie elle a des sonorités plus contemporaines, marquées par un groove hybride qui ne cesse de muter. Enfin, le bourdon de l’harmonium et les modulations dans la voix puissante d’Amirtha Kidambi rappellent l’influence de la musique carnatique qu’elle a toujours maintenue. Nouvelles chansons, donc, mais une force de conviction intacte, et une nouvelle fois un concert qui fera date.