Comment mettre en scène la catastrophe ? Deux spectacles récents tentent d'apporter leurs propres réponses à cette délicate question. D'un côté une reconstitution minutieuse du lieu. De l'autre une confrontation brutale entre les mots des bourreaux et la musique des victimes. Dans les deux cas, tout se joue dans la représentation, et dans la question de la juste distance par rapport aux faits relatés qu'elle ne manque de soulever.
La compagnie néerlandaise Hotel Modern reproduit sur scène les camps d'Auschwitz. Sur la droite de la scène, Auschwitz I, le camp de concentration avec ses baraquements en brique et la devise reprise du camp de Dachau. A gauche, Auschwitz II, le camp d'extermination, ses constructions en bois, les voies de chemin de fer et la silhouette de la tour de guet à l'entrée repoussée en fond de scène. Dans ce décor parfaitement réaliste, trois membres de la compagnie placent et manipulent trois mille figurines d'une dizaine de centimètres de haut.
Créée dans l'ancienne salle du parlement de l'empire d'Autriche-Hongrie - devenue trop grande pour la république alpine - la pièce de Christoph Marthaler se transpose dans un vrai - et par conséquent banal ? - théâtre à Paris. Pour tenter de conserver quelque chose du lieu initial, spectateurs et acteurs échangent néanmoins leurs places. Ainsi, les spectateurs se trouvent positionnés sur la scène tandis que les acteurs évoluent dans les gradins transformés pour l'occasion en hémicycle.
Le titre de la pièce de Marthaler fait directement écho à la vaste fresque de Karl Kraus, Les derniers jours de l'humanité, écrite pendant la première guerre mondiale. Le directeur du Fackel y dressait à travers 209 scènes réparties en cinq actes et 800 pages un réquisitoire implacable contre la bêtise nationaliste qui avait conduit les peuples européens au suicide collectif. Le procédé de Kraus était d'une grande simplicité : la pièce est agrémentée, pour plus du tiers de son contenu, de citations de journaux ou d'hommes politiques de l'époque avec comme unique but de "transformer la justification de l'époque par elle-même en
ce qu'elle est réellement, à savoir une forme d'auto-accusation
irréfutable qui ne laisse aucun doute sur ce que peut être le verdict".
Sur la scène du 104, exécutions sommaires, pendaisons, travaux forcés et arrivées de nouveaux prisonniers envoyés directement à la chambre à gaz se succèdent au cours d'une journée normale de la vie du camp. Ce qu'aucun film ne pourrait montrer de manière aussi directe est rendu possible par l'utilisation de petites figurines. Aucune parole n'est prononcée au cours de la pièce. Seuls quelques bruitages (sol raclé, train sur les rails, électrocution d'un fuyard...) brisent le silence.
Reprenant le procédé de Karl Kraus, Marthaler sature l'air de citations. Une diatribe antisémite de Karl Lueger, maire de Vienne de 1897 à 1910, côtoie tout naturellement un récent discours de Viktor Orban, où le premier ministre hongrois explique qu'il n'a pas besoin d'opposant puisqu'il est lui-même démocrate. Des extraits de journaux relatant les peurs de madame tout le monde face à la présence d'enfants d'immigrés dans la classe de son fils précèdent un appel au meurtre des Roms commis par Zsolt Bayer, journaliste hongrois proche d'Orban (il fut l'un des fondateurs de la Fidesz), en janvier dernier.
Par leur confrontation avec les musiques de Pavel Haas, Erwin Schulhoff, Victor Ullmann ou encore Ernest Bloch, ces bouffonneries contemporaines, cette justification de l'époque par elle-même, apparaissent alors pour ce qu'elles sont réellement, à savoir une forme d'auto-accusation
irréfutable qui ne laisse aucun doute sur ce que peut être le verdict.
A l'aide d'une petite caméra, les trois manipulateurs de la compagnie Hotel Modern projettent quelques scènes de la vie du camp en gros plan sur le mur en fond de scène. Par contraste avec la vue d'ensemble du camp et ces milliers de figurines impersonnelles, l'identification précise de quelques unes - elles ont toutes des visages différents - rend alors un semblant d'humanité à ces objets broyés par l'implacable mécanique industrielle du camp.
La musique des victimes prend progressivement le pas sur les aboiements des bourreaux. Le rapport de force entre les deux bascule jusqu'à transformer le spectacle en récital pour petit orchestre de chambre, placé à mi-hauteur dans les gradins du Théâtre de la Ville. Veillée funèbre en cette veille (Vorabend) des commémorations du centenaire de l'attentat de Sarajevo. Dernière image forte : tous les acteurs, vêtus d'un gris uniforme qui rappelle la couleur du décor, défilent lentement en rang en chantant en chœur un air de l'Elias de Mendelssohn, comme pour une procession funèbre. Une immobile danse macabre.
Leur couleur rappelle le gris translucide - volonté d'effacement qui se heurte à la résistance de la représentation - des figurines d'Hotel Modern à l'approche de la chambre à gaz. Ou comment trouver une juste distance pour donner à voir la catastrophe - et ceux, multiples et singuliers, qu'elle n'aura pas réussi à faire oublier.
dimanche 13 octobre 2013
mardi 10 septembre 2013
John Zorn Marathon - 60th Birthday Celebration - Part 3 @ Grande Halle de la Villette, samedi 7 septembre 2013
Place à la démesure pour l'ultime partie du marathon. D'abord celle de la salle. Après les 800 places de la Cité de la Musique, puis les 2 000 de l'espace Charlie Parker, direction la nef de la Grande Halle qui porte la capacité d'accueil à 4 000 personnes. Il faut dire que les marathoniens sont rejoints pour l'occasion par les fans de Mike Patton, véritable co-tête d'affiche de ce troisième round. Démesure du temps consacré à chaque groupe également. Si la deuxième partie ne proposait qu'un condensé parfois un peu frustrant de chaque ensemble, cette fois-ci chacun se voit consacrer près d'une heure ce qui nous conduit rapidement vers une heure du matin. Démesure musicale, enfin, avec une avalanche de hurlements surpuissants et de solos pyrotechniques appuyés par une rythmique apocalyptique.
The Song Project nous prend d'entrée de jeu à la gorge avec une reprise de Batman, thème qui ouvrait il y a près de vingt-cinq ans le premier album de Naked City. Mike Patton s'en donne à cœur-joie, dévorant le micro de ses cris si personnels, tenant le rôle du sax hurleur qui déferlait sur la version originelle. Avec The Song Project, Zorn revisite son répertoire y ajoutant des paroles, interprétées tour à tour par Mike Patton, Sofia Rei (entendu sur Mycale, le treizième volume du Book of Angels) et Jesse Harris. Naked City, Masada, Filmworks ou The Dreamers, les thèmes piochent dans des ambiances diverses et s'enchaînent sans transition. Ainsi, après l'introduction ogresque, la ravissante Argentine prend le relai, et le contre-pied, pour une version soyeuse de Besos de Sangre, mélodie latine portée par la guitare acoustique de Marc Ribot. Si Patton et Sofia Rei m'enchantent, dans des registres forts variés, en revanche la voix nasillarde de Jesse Harris m'insupporte au plus haut point. Heureusement, il est celui qui est le moins mis en avant, n'intervenant seul que sur deux chansons. Pour accompagner les trois chanteurs, Zorn recycle ses Dreamers, à l'exception près des claviers confiés à John Medeski plutôt qu'à Jamie Saft. Les instrumentistes - à l'exception de Ribot et Medeski qui se voient octroyer un peu de place pour des solos - sont là pour supporter les voix et non pour leur voler la vedette. Du coup, le succès - inégal - des morceaux repose avant tout sur l'appropriation que s'en font les chanteurs. Et comme ces thèmes n'ont pas été écrits à l'origine pour recueillir des paroles, ça varie entre l'excellent (Osaka bondage pour une autre série de hurlements pattoniens sur fond de changements de directions constants, ou les délicieuses mélodies hispanisantes servies par les inflexions andines de Sofia Rei) et le plus anecdotique.
Mike Patton reste sur scène pour la suite, juste accompagné par Medeski (principalement à l'orgue), Trevor Dunn (elb) et Joey Baron (dms). Ils interprètent le dernier né des albums de Moonchild, Templars in Sacred Blood, fresque hardcore dédiée aux templiers. Cette messe noire semble invoquer toutes les figures de l'Enfer, effaçant les frontières du Bien et du Mal, entre psalmodies caverneuses en latin et cri bestial angoissant. Par sa thématique moyenâgeuse, cette œuvre semble être la face cachée - obscure - des pièces de musique contemporaine entendue dans l'après-midi, comme si, d'un bord à l'autre du spectre musical, Zorn n'était plus aujourd'hui occuper qu'à dialoguer avec les anges et les démons. Associés de longue date (ils se connaissent depuis le lycée et la formation de Mr Bungle), Mike Patton et Trevor Dunn injectent leur science du métal le plus noir dans les travaux d'alchimiste de Zorn pour un résultat très impressionnant.
Pour conclure le marathon, et finir de nous retourner la tête, l'Electric Masada s'impose. Que dire que je n'ai déjà dit ? C'était la cinquième fois que je voyais le groupe sur scène (c'est donc la formation zornienne que j'ai le plus souvent eu le bonheur d'entendre en concert) et pourtant le plaisir est toujours aussi intact. Zorn réenfourche son sax pour l'occasion (seulement la deuxième fois de la soirée) et propulse ses mélodies hébraïques dans le chaudron en fusion des deux batteries de Kenny Wollesen et Joey Baron (qui enchaîne quand même sa septième formation différente d'affilée), des percussions digitales d'Ikue Mori et des peaux tendues de Cyro Baptista. Final magistral, lyrique et nerveux, alliant le sens des couleurs des ensembles de la deuxième partie et la puissance impressionnante au centre de cette troisième partie en crescendo. Du coup, on remarque à peine la présence de Mathieu Amalric sur scène, occupé à prendre des photos des musiciens pour le documentaire sur Zorn qu'il est en train de réaliser. Tous les démons convoqués par Patton ne réussiraient de toute façon pas à détourner notre attention, emportés par l'orage sonique et submergés par le plaisir que nous sommes. Le marathon finit en apothéose, et l'on en ressort plus très sûr d'avoir encore suffisamment d'appétit pour la suite du festival. Revers de la médaille de l'excellence.
A lire ailleurs : Belette, Bladsurb, Pascal Rozat (1, 2 et 3).
The Song Project nous prend d'entrée de jeu à la gorge avec une reprise de Batman, thème qui ouvrait il y a près de vingt-cinq ans le premier album de Naked City. Mike Patton s'en donne à cœur-joie, dévorant le micro de ses cris si personnels, tenant le rôle du sax hurleur qui déferlait sur la version originelle. Avec The Song Project, Zorn revisite son répertoire y ajoutant des paroles, interprétées tour à tour par Mike Patton, Sofia Rei (entendu sur Mycale, le treizième volume du Book of Angels) et Jesse Harris. Naked City, Masada, Filmworks ou The Dreamers, les thèmes piochent dans des ambiances diverses et s'enchaînent sans transition. Ainsi, après l'introduction ogresque, la ravissante Argentine prend le relai, et le contre-pied, pour une version soyeuse de Besos de Sangre, mélodie latine portée par la guitare acoustique de Marc Ribot. Si Patton et Sofia Rei m'enchantent, dans des registres forts variés, en revanche la voix nasillarde de Jesse Harris m'insupporte au plus haut point. Heureusement, il est celui qui est le moins mis en avant, n'intervenant seul que sur deux chansons. Pour accompagner les trois chanteurs, Zorn recycle ses Dreamers, à l'exception près des claviers confiés à John Medeski plutôt qu'à Jamie Saft. Les instrumentistes - à l'exception de Ribot et Medeski qui se voient octroyer un peu de place pour des solos - sont là pour supporter les voix et non pour leur voler la vedette. Du coup, le succès - inégal - des morceaux repose avant tout sur l'appropriation que s'en font les chanteurs. Et comme ces thèmes n'ont pas été écrits à l'origine pour recueillir des paroles, ça varie entre l'excellent (Osaka bondage pour une autre série de hurlements pattoniens sur fond de changements de directions constants, ou les délicieuses mélodies hispanisantes servies par les inflexions andines de Sofia Rei) et le plus anecdotique.
Mike Patton reste sur scène pour la suite, juste accompagné par Medeski (principalement à l'orgue), Trevor Dunn (elb) et Joey Baron (dms). Ils interprètent le dernier né des albums de Moonchild, Templars in Sacred Blood, fresque hardcore dédiée aux templiers. Cette messe noire semble invoquer toutes les figures de l'Enfer, effaçant les frontières du Bien et du Mal, entre psalmodies caverneuses en latin et cri bestial angoissant. Par sa thématique moyenâgeuse, cette œuvre semble être la face cachée - obscure - des pièces de musique contemporaine entendue dans l'après-midi, comme si, d'un bord à l'autre du spectre musical, Zorn n'était plus aujourd'hui occuper qu'à dialoguer avec les anges et les démons. Associés de longue date (ils se connaissent depuis le lycée et la formation de Mr Bungle), Mike Patton et Trevor Dunn injectent leur science du métal le plus noir dans les travaux d'alchimiste de Zorn pour un résultat très impressionnant.
Pour conclure le marathon, et finir de nous retourner la tête, l'Electric Masada s'impose. Que dire que je n'ai déjà dit ? C'était la cinquième fois que je voyais le groupe sur scène (c'est donc la formation zornienne que j'ai le plus souvent eu le bonheur d'entendre en concert) et pourtant le plaisir est toujours aussi intact. Zorn réenfourche son sax pour l'occasion (seulement la deuxième fois de la soirée) et propulse ses mélodies hébraïques dans le chaudron en fusion des deux batteries de Kenny Wollesen et Joey Baron (qui enchaîne quand même sa septième formation différente d'affilée), des percussions digitales d'Ikue Mori et des peaux tendues de Cyro Baptista. Final magistral, lyrique et nerveux, alliant le sens des couleurs des ensembles de la deuxième partie et la puissance impressionnante au centre de cette troisième partie en crescendo. Du coup, on remarque à peine la présence de Mathieu Amalric sur scène, occupé à prendre des photos des musiciens pour le documentaire sur Zorn qu'il est en train de réaliser. Tous les démons convoqués par Patton ne réussiraient de toute façon pas à détourner notre attention, emportés par l'orage sonique et submergés par le plaisir que nous sommes. Le marathon finit en apothéose, et l'on en ressort plus très sûr d'avoir encore suffisamment d'appétit pour la suite du festival. Revers de la médaille de l'excellence.
A lire ailleurs : Belette, Bladsurb, Pascal Rozat (1, 2 et 3).
lundi 9 septembre 2013
John Zorn Marathon - 60th Birthday Celebration - Part 2 @ Grande Halle de la Villette, samedi 7 septembre 2013
Le temps d'avaler quelque chose chez un traiteur vietnamien du quartier, et il est déjà l'heure de faire la queue pour éviter de se retrouver trop haut placé dans les gradins de l'espace Charlie Parker de la Grande Halle, où se déroule la deuxième partie du marathon à partir de 19h.
Après les compositions contemporaines, cette deuxième étape fait la part belle à Zorn le coloriste et le mélodiste. Les quatre groupes qui se succèdent empruntent à divers style musicaux (jazz, klezmer, exotica, surf...) mais placent tous en leur centre de simples et belles mélodies servies par un gout certain pour les dynamismes chatoyants et les contrastes appuyés.
Le premier ensemble à se présenter sur scène est The Concealed, soit les cordes de Mark Feldman (vln), Erik Friedlander (vcl) et Trevor Dunn (cb) accompagnées par le piano de John Medeski et les percussions de Cyro Baptista, Kenny Wollesen (vib) et Joey Baron (dms). Les mélodies voyagent du côté de l'orient fantasmé - mais pas nécessairement sur un mode hébraïque. Contrairement à la première partie où seule la partition servait de guide aux interprètes, Zorn est désormais sur scène pour diriger la musique. Pour cette entrée en matière, il ne pousse cependant pas ses compagnons dans leurs retranchements, se contentant de les accompagner de quelques gestes vers des destinations évidentes. Du coup - et notamment comparé à ce qui va suivre - cela manque un peu de relief. La musique est cantonnée à un registre trop étroit - gammes mineures aux couleurs vaguement moyen-orientales - qui ne permet notamment pas aux cordes de faire ressortir tout le tranchant dont elles sont capables dans d'autres contextes.
Le plaisir monte brusquement d'un cran quand Dave Douglas (tp) et Greg Cohen (cb) rejoignent Zorn et Baron sur scène pour une courte mais intense prestation de Masada. Si le saxophoniste - qui souffle pour la première fois de la soirée dans son instrument - fête ses soixante ans, le quartet célèbre par la même occasion ses vingt ans d’existence puisque le First Live, enregistré à la Knitting Factory, remonte à septembre 1993 (même si la première réunion, sous le nom de Thieves Quartet, date en fait de juillet 1993, pour l'enregistrement d'une BO loin de la thématique juive). Le temps imparti étant compté, le quartet ne prend pas le temps d'un round d'observation et nous propose en accéléré tous les ingrédients qui font sa singularité : jeu à mains nues sur les peaux de Joey Baron, solos incisifs des souffleurs, chant profond de la contrebasse, explosions joyeuses ponctuant les douces mélopées hébraïsantes, et pour le coup un vrai sens des contrastes qui donne beaucoup de relief à la musique.
Relief, contraste, couleurs, c'est aussi ce qui caractérise la prestation de The Dreamers qui suit. Comme à Lisbonne il y a un mois, c'est beaucoup moins easy listening que les enregistrements sur disques. Zorn appuie sur les angles pour faire ressortir toute l'énergie rock dont est capable l'ensemble. Marc Ribot retrouve la place centrale qu'il m'avait semblé un peu délaisser lors des concerts portugais. Peut-être est-ce dû au format "marathon" qui oblige à condenser le propos pour aller immédiatement attaquer la substantifique moelle de chaque formation. Cyro Baptista, Kenny Wollesen et Joey Baron ont par bonheur plus de place que dans The Concealed pour réhausser de rythmes pimentés la potion magique zornienne. Particulièrement chatoyante, la prestation du groupe file à 100 à l'heure et on a à peine le temps de l'applaudir chaleureusement que Zorn passe déjà à l'étape suivante.
Imprévu au programme, le New Yorkais revient avec les cordes de Mark Feldman, Erik Friedlander et Greg Cohen pour les associer à Ribot, Baron et Baptista, soit le Bar Kokhba Sextet. S'ils semblaient un peu corsetés en début de concert, ils peuvent désormais faire preuve d'un lyrisme acéré, malgré le fou rire de Ribot, complètement largué par cet appendice inattendu. Les deux morceaux interprétés par l'ensemble sont néanmoins de haute volée, offrant un complément idéal à cette deuxième partie pleine de couleurs.
Après les compositions contemporaines, cette deuxième étape fait la part belle à Zorn le coloriste et le mélodiste. Les quatre groupes qui se succèdent empruntent à divers style musicaux (jazz, klezmer, exotica, surf...) mais placent tous en leur centre de simples et belles mélodies servies par un gout certain pour les dynamismes chatoyants et les contrastes appuyés.
Le premier ensemble à se présenter sur scène est The Concealed, soit les cordes de Mark Feldman (vln), Erik Friedlander (vcl) et Trevor Dunn (cb) accompagnées par le piano de John Medeski et les percussions de Cyro Baptista, Kenny Wollesen (vib) et Joey Baron (dms). Les mélodies voyagent du côté de l'orient fantasmé - mais pas nécessairement sur un mode hébraïque. Contrairement à la première partie où seule la partition servait de guide aux interprètes, Zorn est désormais sur scène pour diriger la musique. Pour cette entrée en matière, il ne pousse cependant pas ses compagnons dans leurs retranchements, se contentant de les accompagner de quelques gestes vers des destinations évidentes. Du coup - et notamment comparé à ce qui va suivre - cela manque un peu de relief. La musique est cantonnée à un registre trop étroit - gammes mineures aux couleurs vaguement moyen-orientales - qui ne permet notamment pas aux cordes de faire ressortir tout le tranchant dont elles sont capables dans d'autres contextes.
Le plaisir monte brusquement d'un cran quand Dave Douglas (tp) et Greg Cohen (cb) rejoignent Zorn et Baron sur scène pour une courte mais intense prestation de Masada. Si le saxophoniste - qui souffle pour la première fois de la soirée dans son instrument - fête ses soixante ans, le quartet célèbre par la même occasion ses vingt ans d’existence puisque le First Live, enregistré à la Knitting Factory, remonte à septembre 1993 (même si la première réunion, sous le nom de Thieves Quartet, date en fait de juillet 1993, pour l'enregistrement d'une BO loin de la thématique juive). Le temps imparti étant compté, le quartet ne prend pas le temps d'un round d'observation et nous propose en accéléré tous les ingrédients qui font sa singularité : jeu à mains nues sur les peaux de Joey Baron, solos incisifs des souffleurs, chant profond de la contrebasse, explosions joyeuses ponctuant les douces mélopées hébraïsantes, et pour le coup un vrai sens des contrastes qui donne beaucoup de relief à la musique.
Relief, contraste, couleurs, c'est aussi ce qui caractérise la prestation de The Dreamers qui suit. Comme à Lisbonne il y a un mois, c'est beaucoup moins easy listening que les enregistrements sur disques. Zorn appuie sur les angles pour faire ressortir toute l'énergie rock dont est capable l'ensemble. Marc Ribot retrouve la place centrale qu'il m'avait semblé un peu délaisser lors des concerts portugais. Peut-être est-ce dû au format "marathon" qui oblige à condenser le propos pour aller immédiatement attaquer la substantifique moelle de chaque formation. Cyro Baptista, Kenny Wollesen et Joey Baron ont par bonheur plus de place que dans The Concealed pour réhausser de rythmes pimentés la potion magique zornienne. Particulièrement chatoyante, la prestation du groupe file à 100 à l'heure et on a à peine le temps de l'applaudir chaleureusement que Zorn passe déjà à l'étape suivante.
Imprévu au programme, le New Yorkais revient avec les cordes de Mark Feldman, Erik Friedlander et Greg Cohen pour les associer à Ribot, Baron et Baptista, soit le Bar Kokhba Sextet. S'ils semblaient un peu corsetés en début de concert, ils peuvent désormais faire preuve d'un lyrisme acéré, malgré le fou rire de Ribot, complètement largué par cet appendice inattendu. Les deux morceaux interprétés par l'ensemble sont néanmoins de haute volée, offrant un complément idéal à cette deuxième partie pleine de couleurs.
dimanche 8 septembre 2013
John Zorn Marathon - 60th Birthday Celebration - Part 1 @ Cité de la Musique, samedi 7 septembre 2013
Retrouvailles avec John Zorn, un mois à peine après l'avoir vu trois soirs de suite à Lisbonne dans le cadre de Jazz em Agosto. Format différent pour Jazz à la Villette, avec cette fois-ci trois riches parties qui s'enchaînent, de 16h à 1h du matin, avec quelques pauses heureuses pour éviter l'indigestion.
La salle des concerts de la Cité de la Musique accueille à 16h la première partie, centrée sur les compositions de musique contemporaine de Zorn. Trois pièces récentes, dont deux encore inédites au disque, sont présentées. Illuminations, The Holy Visions et The Alchemist, les titres de ces œuvres en disent long sur les préoccupations actuelles de Zorn, entre occultisme, mysticisme et magie. Le concert commence par un trio piano-contrebasse-batterie qui mêle l'écrit - pour le piano - et l'improvisé - pour la section rythmique. Parue sur son disque en hommage à Rimbaud (l'une de ses meilleures productions récentes, avec Interzone, à mon goût), cette pièce fascine par cette tension maintenue de bout en bout entre une écriture contemporaine dynamique, servie par le piano de Stephen Gosling, et une rythmique libre qui puise délibérément dans un vocabulaire jazz. Trevor Dunn (cb) et Kenny Wollesen (dms) accentuent ainsi, par l'énergie qu'ils dégagent, les surprises préméditées de la partition en leur rendant une dose de spontanéité. On retrouve alors, éclairée sous un angle inédit, une des préoccupations principales de l’œuvre de Zorn depuis ses game
pieces : comment composer à partir du geste improvisé.
La deuxième pièce entre en résonance avec des préoccupations plus récentes du New Yorkais. A l'instar de ce qu'on a pu entendre autour du Cantique des Cantiques ou sur le volume XXII des Filmworks, The Holy Visions mettent en valeur cinq voix féminines, a cappella. Nouveauté toutefois, cette fois-ci des paroles articulées - en latin - surgissent au milieu des subtiles harmonies empruntant aussi bien au madrigal Renaissance qu'aux polyphonies d'Afrique centrale ou au langage du minimalisme américain. Jane Sheldon, Lisa Bielawa, Melissa Hughes, Abby Fischer et Kirsten Sollek, toutes très élégantes dans des tenues se limitant au noir et blanc, se saisissent successivement du discours. Si l'on perd un peu - par rapport aux œuvres sus-citées - le caractère hypnotique induit par l'absence de langage, on gagne en revanche en dynamisme, avec des combinaisons sonores plus variées. La composition se veut un hommage à Hildegard von Bingen, sainte catholique, religieuse bénédictine du XIIe siècle et compositrice d'un imposant corpus de chants liturgiques. Également femme de lettres, médecin et inventrice d'une langue artificielle, elle avait tout pour fasciner Zorn.
La troisième pièce au programme est un nouveau quatuor à cordes (le sixième composé par Zorn me semble-t-il) interprété pour l'occasion par le quatuor Arditti. Par rapport aux précédents essais en la matière, l'écriture s'éloigne des modèles habituels (seconde école de Vienne qui influençait fortement le précédent par exemple) et resserre le propos autour d'un langage typiquement zornien - jusqu'à introduire des inflexions parfois proche de Masada, notamment sur la fin, assez inhabituelles dans le contexte des pièces de musiques contemporaines du compositeur. Moins d'art du zapping également, le discours semble presque narratif, servi par l'interprétation au cordeau d'Irvine Arditti et des ses acolytes. Sans doute le plus beau des quatuors écrits par Zorn jusque là, par la maîtrise affirmée de son propre langage, affranchi des influences trop explicites.
La salle des concerts de la Cité de la Musique accueille à 16h la première partie, centrée sur les compositions de musique contemporaine de Zorn. Trois pièces récentes, dont deux encore inédites au disque, sont présentées. Illuminations, The Holy Visions et The Alchemist, les titres de ces œuvres en disent long sur les préoccupations actuelles de Zorn, entre occultisme, mysticisme et magie. Le concert commence par un trio piano-contrebasse-batterie qui mêle l'écrit - pour le piano - et l'improvisé - pour la section rythmique. Parue sur son disque en hommage à Rimbaud (l'une de ses meilleures productions récentes, avec Interzone, à mon goût), cette pièce fascine par cette tension maintenue de bout en bout entre une écriture contemporaine dynamique, servie par le piano de Stephen Gosling, et une rythmique libre qui puise délibérément dans un vocabulaire jazz. Trevor Dunn (cb) et Kenny Wollesen (dms) accentuent ainsi, par l'énergie qu'ils dégagent, les surprises préméditées de la partition en leur rendant une dose de spontanéité. On retrouve alors, éclairée sous un angle inédit, une des préoccupations principales de l’œuvre de Zorn depuis ses game
pieces : comment composer à partir du geste improvisé.
La deuxième pièce entre en résonance avec des préoccupations plus récentes du New Yorkais. A l'instar de ce qu'on a pu entendre autour du Cantique des Cantiques ou sur le volume XXII des Filmworks, The Holy Visions mettent en valeur cinq voix féminines, a cappella. Nouveauté toutefois, cette fois-ci des paroles articulées - en latin - surgissent au milieu des subtiles harmonies empruntant aussi bien au madrigal Renaissance qu'aux polyphonies d'Afrique centrale ou au langage du minimalisme américain. Jane Sheldon, Lisa Bielawa, Melissa Hughes, Abby Fischer et Kirsten Sollek, toutes très élégantes dans des tenues se limitant au noir et blanc, se saisissent successivement du discours. Si l'on perd un peu - par rapport aux œuvres sus-citées - le caractère hypnotique induit par l'absence de langage, on gagne en revanche en dynamisme, avec des combinaisons sonores plus variées. La composition se veut un hommage à Hildegard von Bingen, sainte catholique, religieuse bénédictine du XIIe siècle et compositrice d'un imposant corpus de chants liturgiques. Également femme de lettres, médecin et inventrice d'une langue artificielle, elle avait tout pour fasciner Zorn.
La troisième pièce au programme est un nouveau quatuor à cordes (le sixième composé par Zorn me semble-t-il) interprété pour l'occasion par le quatuor Arditti. Par rapport aux précédents essais en la matière, l'écriture s'éloigne des modèles habituels (seconde école de Vienne qui influençait fortement le précédent par exemple) et resserre le propos autour d'un langage typiquement zornien - jusqu'à introduire des inflexions parfois proche de Masada, notamment sur la fin, assez inhabituelles dans le contexte des pièces de musiques contemporaines du compositeur. Moins d'art du zapping également, le discours semble presque narratif, servi par l'interprétation au cordeau d'Irvine Arditti et des ses acolytes. Sans doute le plus beau des quatuors écrits par Zorn jusque là, par la maîtrise affirmée de son propre langage, affranchi des influences trop explicites.
dimanche 18 août 2013
Pharoah & The Underground @ Fundação Calouste Gulbenkian, dimanche 11 août 2013
La dernière soirée de cette 30e édition de Jazz em Agosto réunit Pharoah Sanders et les deux laboratoires musicaux de Rob Mazurek : Chicago Underground (Matthew Lux, basse, et Chad Taylor, batterie) et São Paulo Underground (Mauricio Takara, cavaquinho, percussions, machines, et Guilherme Granado, claviers, live sampling et machines). Le public est nombreux pour accueillir la légende Sanders. C'est le seul concert, avec ceux de Zorn, qui remplit complètement les gradins de l'amphithéâtre de la fondation Gulbenkian. L'entrée en scène de Sanders est un peu laborieuse, il se déplace lentement, soutenu par Mazurek, avant de trouver sa place sur le devant de la scène. Il mettra aussi un certain temps avant de trouver sa place musicalement.
Rob Mazurek aime créer des jungles rythmiques électro-acoustiques très denses. Que ce soit à la tête des différentes déclinaisons du Chicago Underground (duo, trio, quartet, orchestra), de l'Exploding Star Orchestra ou de ses autres ensembles (très bon Skull Sessions en octet paru cette année chez Cuneiform), il commence toujours par établir de foisonnants paysages rythmiques composés de multiples couches percussives, de lignes de basse répétitives, de cellules mélodiques simples et enivrantes, et d'une forte dose d'effets électroniques. Le concert de ce soir ne déroge pas à la règle. Entre goût des boucles obsédantes issues du post-rock et subtilités percussives brésiliennes, le groupe fait honneur aux deux villes qui lui servent de boussole. Sur cette profusion rythmique continue, parcourue de samples réalisés en direct par Granado et réinjectés dans la masse sonore pour en accentuer le foisonnement, Mazurek et Sanders sont là pour poser des solos. Le cornettiste propose des phrases puissantes, avec une forte utilisation d'effets électroniques, et parcourt la jungle sonore à l'aide d'hymnes vigoureux.
Pharoah Sanders est plus parcimonieux dans ses interventions en début de concert, comme s'il avait du mal à savoir comment prendre d'assaut cette forteresse rythmique. Il fait quelques essais, sous les encouragements de Mazurek, mais semble à chaque fois renoncer au bout de quelques phrases trop tranquilles pour pouvoir percer le mur du son percussif. Sanders est en fait plus préoccupé par ses jambes qui lui font mal. Au point de finir par aller demander une chaise pour pouvoir se reposer entre ses interventions. L'effet est bénéfique, parce qu'il semble alors enfin être en disposition pour entrer dans le concert. Ses solos se font plus puissants, le son plus affirmé. Non qu'il éructe comme aux plus belles heures des roaring sixties, mais il prend le discours à son compte et insuffle une bonne dose de sérénité mystique à l'aide d'un son rond, chaud et soyeux. Il y a alors comme une résonance entre le tapis rythmique des Undergrounds et les percussions psychédéliques qui l'accompagnaient dans ses disques du tournant des 60s/70s. Sanders ne cherche pas à tirer la couverture à lui et sa prestation ne peut s'assimiler à quelques solos de gala. Il prend part à la construction de la musique, et apporte par exemple quelques contrepoints, comme des ponctuations, lors des interventions de Mazurek. Plaisir retrouvé, douleurs disparues, il va même jusqu'à esquisser quelques pas de danse en fin de concert.
Outre les deux souffleurs, on retiendra aussi les interventions originales de Mauricio Takara au cavaquinho électrique (étrange sonorité !) qui détermine les changements de direction au sein de la jungle rythmique, et le drumming grondant de Chad Taylor qui s'accorde parfaitement avec la sonorité du ténor de Pharoah Sanders. Le concert - le plus long du festival - se conclut sous des applaudissements chaleureux, comme pour célébrer la résurrection du saxophoniste.
A lire ailleurs : Philippe Méziat.
Rob Mazurek aime créer des jungles rythmiques électro-acoustiques très denses. Que ce soit à la tête des différentes déclinaisons du Chicago Underground (duo, trio, quartet, orchestra), de l'Exploding Star Orchestra ou de ses autres ensembles (très bon Skull Sessions en octet paru cette année chez Cuneiform), il commence toujours par établir de foisonnants paysages rythmiques composés de multiples couches percussives, de lignes de basse répétitives, de cellules mélodiques simples et enivrantes, et d'une forte dose d'effets électroniques. Le concert de ce soir ne déroge pas à la règle. Entre goût des boucles obsédantes issues du post-rock et subtilités percussives brésiliennes, le groupe fait honneur aux deux villes qui lui servent de boussole. Sur cette profusion rythmique continue, parcourue de samples réalisés en direct par Granado et réinjectés dans la masse sonore pour en accentuer le foisonnement, Mazurek et Sanders sont là pour poser des solos. Le cornettiste propose des phrases puissantes, avec une forte utilisation d'effets électroniques, et parcourt la jungle sonore à l'aide d'hymnes vigoureux.
Castelo São Jorge, depuis le Chiado |
Pharoah Sanders est plus parcimonieux dans ses interventions en début de concert, comme s'il avait du mal à savoir comment prendre d'assaut cette forteresse rythmique. Il fait quelques essais, sous les encouragements de Mazurek, mais semble à chaque fois renoncer au bout de quelques phrases trop tranquilles pour pouvoir percer le mur du son percussif. Sanders est en fait plus préoccupé par ses jambes qui lui font mal. Au point de finir par aller demander une chaise pour pouvoir se reposer entre ses interventions. L'effet est bénéfique, parce qu'il semble alors enfin être en disposition pour entrer dans le concert. Ses solos se font plus puissants, le son plus affirmé. Non qu'il éructe comme aux plus belles heures des roaring sixties, mais il prend le discours à son compte et insuffle une bonne dose de sérénité mystique à l'aide d'un son rond, chaud et soyeux. Il y a alors comme une résonance entre le tapis rythmique des Undergrounds et les percussions psychédéliques qui l'accompagnaient dans ses disques du tournant des 60s/70s. Sanders ne cherche pas à tirer la couverture à lui et sa prestation ne peut s'assimiler à quelques solos de gala. Il prend part à la construction de la musique, et apporte par exemple quelques contrepoints, comme des ponctuations, lors des interventions de Mazurek. Plaisir retrouvé, douleurs disparues, il va même jusqu'à esquisser quelques pas de danse en fin de concert.
Outre les deux souffleurs, on retiendra aussi les interventions originales de Mauricio Takara au cavaquinho électrique (étrange sonorité !) qui détermine les changements de direction au sein de la jungle rythmique, et le drumming grondant de Chad Taylor qui s'accorde parfaitement avec la sonorité du ténor de Pharoah Sanders. Le concert - le plus long du festival - se conclut sous des applaudissements chaleureux, comme pour célébrer la résurrection du saxophoniste.
A lire ailleurs : Philippe Méziat.
samedi 17 août 2013
Mary Halvorson Quintet @ Fundação Calouste Gulbenkian, samedi 10 août 2013
Après être apparue la veille au sein du quartet d'Anthony Braxton, Mary Halvorson se présentait à la tête de son propre groupe sur la scène de Jazz em Agosto. Son quintet rassemble Jon Irabagon au sax alto, Jonathan Finlayson à la trompette, John Hébert à la contrebasse et Ches Smith à la batterie. Le trio g-cb-dms est la cellule souche de cet ensemble, celle qui en définit l'identité sonique, entre ancrage dans la tradition du jazz (John Hébert en pilier central) et goût pour les rythmes rock (Ches Smith en générateur d'énergies). Chacun des partenaires d'Halvorson au sein du trio semble ainsi la maintenir dans l'un des deux univers, dont elle nourrit autant son jeu que ses compositions, dans un va-et-vient de tous les instants. Les mélodies écrites par la guitariste ont ainsi des allures d'hymnes mélodiquement parlant, des ritournelles faciles à retenir aux intonations folk, aux lignes simples, entêtantes et entrainantes. Mais, pour soutenir ces chansons, elle fait usage d'un langage harmonique complexe, qui laisse beaucoup de place à son goût des dissonances, comme si elle proposait toujours plusieurs discours en parallèle. Rythmiquement, cela est renforcé par d’incessants breaks, des accélérations et décélérations abruptes, encore plus marquées en concert que sur disque.
En effet, Mary Halvorson étire les morceaux pour laisser plus de place à l'improvisation, aux digressions et à de nombreux solos des uns et des autres. Le jeu sur les vitesses est particulièrement illustré par les deux souffleurs. Jonathan Finlayson dilate le temps, ralentit le tempo, quand Jon Irabagon l'accélère, densifie le propos. Horizontalité contre verticalité, trompette contre saxophone, le refrain est connu, mais Halvorson le pousse ici dans ses limites. L'un des premiers solos de Finlayson - sans support de la rythmique - fleurte alors avec le silence. Au sein de la nuit lisboète, il installe progressivement un discours particulièrement solaire où se mêlent un goût pour les belles architectures, un attachement profond à la justesse du son et une science rythmique affirmée, et raffinée. On entend alors toutes ses années passées à fréquenter Steve Coleman. Son intervention évoque fortement les propres solos de l'altiste dans sa construction.
Si la plupart des morceaux joués correspondent à du matériel déjà enregistré, Mary Halvorson nous propose aussi quelques compositions inédites. Je retiens particulièrement la numéro 42 (à l'instar de Braxton, la guitariste numérote ses compositions). Après une introduction à l'unisson des deux vents, Halvorson s'éloigne de son jeu en clair-obscur pour développer une approche rock très directe, servie par des riffs puissants et réguliers, et donner ainsi beaucoup de dynamisme au morceau. Intéressant de la voir élargir ainsi le registre de ce groupe - en tirant profit de ses multiples autres collaborations qui dépassent très largement le cadre du jazz, dans lequel se groupe reste ancré malgré tout.
Ce qui semble néanmoins un peu manquer à ce groupe, c'est une implication de tous les instants dans l'échange avec le public, pourtant nombreux et enthousiaste - et sans doute connaisseur vu la réputation d'exigence du festival. Rien à redire à propos de John Hébert, véritable pilier du groupe et à l'attitude toujours attentive, même quand il n'intervient pas. Il m'a semblé que c'était moins le cas de Ches Smith, pour le moins désinvolte à de nombreuses reprises (allongé par terre ou un genou sur la batterie en attendant que ça passe), ou de Jonathan Finlayson qui semblait parfois l'air un peu ailleurs (mais peut-être est-ce sa façon à lui de rester concentré). Pas de conséquence sur la musique, donc rien de primordial, mais comme une vague impression laissée d'une trop forte dose de nonchalance qui finit par entraver quelque peu la transmission de la musique. Dommage, parce que pour ce qui est de celle-ci, elle est excellente.
En effet, Mary Halvorson étire les morceaux pour laisser plus de place à l'improvisation, aux digressions et à de nombreux solos des uns et des autres. Le jeu sur les vitesses est particulièrement illustré par les deux souffleurs. Jonathan Finlayson dilate le temps, ralentit le tempo, quand Jon Irabagon l'accélère, densifie le propos. Horizontalité contre verticalité, trompette contre saxophone, le refrain est connu, mais Halvorson le pousse ici dans ses limites. L'un des premiers solos de Finlayson - sans support de la rythmique - fleurte alors avec le silence. Au sein de la nuit lisboète, il installe progressivement un discours particulièrement solaire où se mêlent un goût pour les belles architectures, un attachement profond à la justesse du son et une science rythmique affirmée, et raffinée. On entend alors toutes ses années passées à fréquenter Steve Coleman. Son intervention évoque fortement les propres solos de l'altiste dans sa construction.
Igreja Santa Luzia, dans l'Alfama |
Si la plupart des morceaux joués correspondent à du matériel déjà enregistré, Mary Halvorson nous propose aussi quelques compositions inédites. Je retiens particulièrement la numéro 42 (à l'instar de Braxton, la guitariste numérote ses compositions). Après une introduction à l'unisson des deux vents, Halvorson s'éloigne de son jeu en clair-obscur pour développer une approche rock très directe, servie par des riffs puissants et réguliers, et donner ainsi beaucoup de dynamisme au morceau. Intéressant de la voir élargir ainsi le registre de ce groupe - en tirant profit de ses multiples autres collaborations qui dépassent très largement le cadre du jazz, dans lequel se groupe reste ancré malgré tout.
Ce qui semble néanmoins un peu manquer à ce groupe, c'est une implication de tous les instants dans l'échange avec le public, pourtant nombreux et enthousiaste - et sans doute connaisseur vu la réputation d'exigence du festival. Rien à redire à propos de John Hébert, véritable pilier du groupe et à l'attitude toujours attentive, même quand il n'intervient pas. Il m'a semblé que c'était moins le cas de Ches Smith, pour le moins désinvolte à de nombreuses reprises (allongé par terre ou un genou sur la batterie en attendant que ça passe), ou de Jonathan Finlayson qui semblait parfois l'air un peu ailleurs (mais peut-être est-ce sa façon à lui de rester concentré). Pas de conséquence sur la musique, donc rien de primordial, mais comme une vague impression laissée d'une trop forte dose de nonchalance qui finit par entraver quelque peu la transmission de la musique. Dommage, parce que pour ce qui est de celle-ci, elle est excellente.
vendredi 16 août 2013
Anthony Braxton Quartet @ Fundação Calouste Gulbenkian, vendredi 9 août 2013
Ce concert se présente sous l'intitulé "Falling River Music". Anthony Braxton fait par là référence à un système de composition qui mêle l'écriture conventionnelle (sur portées) et l'écriture graphique (improvisations sous contraintes). Il s'agit d'une alternative à la "Diamond Curtain Wall Music" qui l'occupe parallèlement à l'heure actuelle - après de longues années dédiées à la "Ghost Trance Music" - et qui a la particularité d'être centrée sur la relation entre programmation électronique et réaction dans l'instant des musiciens. Au point d'avoir abouti sur son plus récent disque (Echo Echo Mirror House, enregistré en septet à Victoriaville en 2011) à équiper chaque musicien de l'orchestre d'un iPod plein de ses anciennes compositions réinjectées en direct dans une musique qui efface alors les frontières temporelles. Derrière ces intitulés plus ou moins ésotériques, on voit poindre le théoricien de la musique, professeur émérite à la Wesleyan University. Et c'est accompagné de deux de ses anciens étudiants qu'il se présente sur la scène de Jazz em Agosto : Taylor Ho Bynum et Mary Halvorson. Le casting du quartet est complété par Ingrid Laubrock, est c'est peu de dire que la réunion des quatre à des allures de all-star pour moi (il n'y a qu'à faire un tour dans les archives récentes de ce blog pour voir tout le bien que je pense de ces musiciens, pour moi au cœur des productions les plus intéressantes de la scène jazz contemporaine).
"Falling River Music" donc. C'est à dire une musique centrée sur le son des seuls instruments joués en direct. Et, si on aime les explorations serties d'électronique, le plaisir du beau son qui irrigue cette musique procure un plaisir énorme. Les sonorités sont très douces. Jamais de violence malgré les aspérités apparentes. Il faut dire qu'on se situe délibérément dans le registre de l'aigre-doux, de l'acidulé, notamment grâce aux lignes heurtées de la guitare de Mary Halvorson, qui a une influence primordiale sur le son de l'orchestre. Les trois souffleurs - Anthony Braxton aux saxophones alto, soprano et sopranino, Ingrid Laubrock aux saxophones ténor et soprano et Taylor Ho Bynum au cornet, au bugle, à la trompette et au trombone - jonglent ainsi avec leurs instruments, varient les registres grâce à la large gamme de timbres à leur disposition, et voltigent tour à tour autour des sonorités si singulières de la guitare de Mary Halvorson.
La musique se déploie de manière ininterrompue pendant une heure et semble n'avoir ni début, comme prise en cours (du précédent concert ?), ni fin, stoppée soudainement (jusqu'au prochain concert ?) par Braxton après avoir jeté un œil à sa montre. La première - et unique jusque là - fois que je l'avais vu (La Villette 2005, déjà avec Taylor Ho Bynum que je découvrais pour l'occasion), il s'était auto-contraint à l'aide d'un sablier. Même sans l'instrument cette fois-ci, il semble que la contrainte temporelle soit toujours un souci important pour lui. Il n'y aura d'ailleurs pas de rappel, juste des saluts sous l'insistance des applaudissements.
La composition intègre des passages très "jazz", comme l'évocation fantomatique de quelques standards, notamment de la part de Braxton à l'alto, qui s’insèrent dans un ensemble plus abstrait fait de jeu sur les textures et les combinaisons rythmiques décalées. Les moments à quatre servent de lien à de très nombreux duos qui irriguent et illuminent la musique. Les associations les plus fréquentes voient Braxton dialoguer avec Mary Halvorson et Ingrid Laubrock échanger avec Taylor Ho Bynum, mais toutes les combinaisons possibles sont explorées. Les duos de chaque souffleur avec la guitariste sont d'intenses moments de beauté irisée, où les sonorités acidulées de Mary Halvorson mettent en valeur la maîtrise du beau son que chacun est capable de dévoiler sur son (ses) instrument(s). Les duos de saxophones (notamment alto / ténor) entre Braxton et Ingrid Laubrock offrent aussi des moments d'intense émotion.
Si cette musique semble assez abstraite au début, on entre progressivement dedans grâce à des repères qui font référence à toute une histoire du jazz pour instruments à vent : des spirales étourdissantes héritées du bop de Braxton jusqu'au goût du son rond et chaud du ténor d'Ingrid Laubrock, en passant par l'utilisation de la sourdine pour enfanter des atmosphères délicieusement bleutées de Taylor Ho Bynum. Cet héritage - assumé et revendiqué - permet d'apprécier d'autant mieux les développements moins référencés, notamment dans les passages à quatre (sans doute les parties les plus écrites). Cette musique, à la grande beauté formelle, remplit ainsi d'une douce joie, empreinte de sérénité, par le constant souci de la lisibilité du discours que portent les quatre protagonistes et qui les accompagne jusque dans leurs sorties les plus aventureuses. Grand concert.
A lire ailleurs : Philippe Méziat.
"Falling River Music" donc. C'est à dire une musique centrée sur le son des seuls instruments joués en direct. Et, si on aime les explorations serties d'électronique, le plaisir du beau son qui irrigue cette musique procure un plaisir énorme. Les sonorités sont très douces. Jamais de violence malgré les aspérités apparentes. Il faut dire qu'on se situe délibérément dans le registre de l'aigre-doux, de l'acidulé, notamment grâce aux lignes heurtées de la guitare de Mary Halvorson, qui a une influence primordiale sur le son de l'orchestre. Les trois souffleurs - Anthony Braxton aux saxophones alto, soprano et sopranino, Ingrid Laubrock aux saxophones ténor et soprano et Taylor Ho Bynum au cornet, au bugle, à la trompette et au trombone - jonglent ainsi avec leurs instruments, varient les registres grâce à la large gamme de timbres à leur disposition, et voltigent tour à tour autour des sonorités si singulières de la guitare de Mary Halvorson.
Mosteiro dos Jeronimos, à Belém |
La musique se déploie de manière ininterrompue pendant une heure et semble n'avoir ni début, comme prise en cours (du précédent concert ?), ni fin, stoppée soudainement (jusqu'au prochain concert ?) par Braxton après avoir jeté un œil à sa montre. La première - et unique jusque là - fois que je l'avais vu (La Villette 2005, déjà avec Taylor Ho Bynum que je découvrais pour l'occasion), il s'était auto-contraint à l'aide d'un sablier. Même sans l'instrument cette fois-ci, il semble que la contrainte temporelle soit toujours un souci important pour lui. Il n'y aura d'ailleurs pas de rappel, juste des saluts sous l'insistance des applaudissements.
La composition intègre des passages très "jazz", comme l'évocation fantomatique de quelques standards, notamment de la part de Braxton à l'alto, qui s’insèrent dans un ensemble plus abstrait fait de jeu sur les textures et les combinaisons rythmiques décalées. Les moments à quatre servent de lien à de très nombreux duos qui irriguent et illuminent la musique. Les associations les plus fréquentes voient Braxton dialoguer avec Mary Halvorson et Ingrid Laubrock échanger avec Taylor Ho Bynum, mais toutes les combinaisons possibles sont explorées. Les duos de chaque souffleur avec la guitariste sont d'intenses moments de beauté irisée, où les sonorités acidulées de Mary Halvorson mettent en valeur la maîtrise du beau son que chacun est capable de dévoiler sur son (ses) instrument(s). Les duos de saxophones (notamment alto / ténor) entre Braxton et Ingrid Laubrock offrent aussi des moments d'intense émotion.
Si cette musique semble assez abstraite au début, on entre progressivement dedans grâce à des repères qui font référence à toute une histoire du jazz pour instruments à vent : des spirales étourdissantes héritées du bop de Braxton jusqu'au goût du son rond et chaud du ténor d'Ingrid Laubrock, en passant par l'utilisation de la sourdine pour enfanter des atmosphères délicieusement bleutées de Taylor Ho Bynum. Cet héritage - assumé et revendiqué - permet d'apprécier d'autant mieux les développements moins référencés, notamment dans les passages à quatre (sans doute les parties les plus écrites). Cette musique, à la grande beauté formelle, remplit ainsi d'une douce joie, empreinte de sérénité, par le constant souci de la lisibilité du discours que portent les quatre protagonistes et qui les accompagne jusque dans leurs sorties les plus aventureuses. Grand concert.
A lire ailleurs : Philippe Méziat.
jeudi 15 août 2013
Peter Evans Octet @ Fundação Calouste Gulbenkian, jeudi 8 août 2013
Le festival Jazz em Agosto accueille ce soir la première européenne du nouveau groupe de Peter Evans. Pour l'occasion, le trompettiste propose un ensemble à l'instrumentation originale : Ron Stabinsky (p, tp), Dan Peck (tuba, elb), Tom Blancarte (cb, euphonium), Jim Black (dms), Sam Pluta (laptop), Ian Antonio (perc) et Brandon Seabrock (g). De nombreux musiciens que je découvre pour l'occasion, n'ayant jusqu'à présent déjà vu que trois d'entre eux sur scène (Peter Evans, Jim Black et Dan Peck).
La musique, très écrite, se déploie en une longue suite au sein de laquelle différentes cellules rythmiques et mélodiques s'agrègent. Il en transpire une grande originalité, servie par des confrontations d'instruments inédites. L'ouverture du concert est en cela exemplaire. Ian Antonio frappe ses bongos avec des baguettes pour produire un rythme répétitif qui lorgne du côté des compositeurs minimalistes. Jim Black intervient en complément d'une unique frappe sèche toutes les dix secondes comme pour créer une dramaturgie qui nous laisse dans l'expectative de ce qui va suivre. Une fois ce motif rythmique bien installé, les autres instruments (cuivres, cordes, piano) sonnent à l'unisson dans un lent crescendo qui prend le temps de se déployer dans la durée.
L'écriture rescelle une certaine complexité, et une seule écoute ne suffit sans doute pas à en percevoir toutes les richesses. On y rencontre en effet de multiples combinaisons sonores, de solos en tutti en passant par des rencontres inédites d'instruments, sans oublier une forte dose d'électronique et de distorsion des sons à travers diverses pédales d'effet. On remarque une certaine constance au dédoublement des rôles : guitare et contrebasse jouées de concert à l'archet ; percussions et piano dans un rôle très rythmique, là encore inspiré de l'école minimaliste. Les résonances avec la musique contemporaine sont fortes, même si on retrouve un sens du rythme et un goût de la surprise plus directement issus du jazz.
Le rappel nous laisse un souvenir particulièrement fort. Rassemblés sur la gauche de la scène, les quatre cuivres (deux trompettes, tuba, euphonium) oscillent entre majestueux unissons et échappées solitaires très expressives et font face à une cellule rythmique (batterie, percussions, guitare, électronique) extrêmement dense sur la droite. Brandon Seabrock semble alors possédé, tirant des sonorités sataniques de sa guitare tandis que son corps est pris de spasmes inquiétants. Le contraste avec la sérénité dégagée par les cuivres est saisissant.
Au final, on fait face à une vraie découverte, assez éloignée de ce qu'on a déjà eu l'occasion d'entendre de la part de Peter Evans, et on repart avec la sensation qu'il existe toujours et encore des horizons inexplorés en musique, écrite comme improvisée, et ce n'est pas le moindre des mérites de ce concert.
A lire ailleurs : Philippe Méziat.
La musique, très écrite, se déploie en une longue suite au sein de laquelle différentes cellules rythmiques et mélodiques s'agrègent. Il en transpire une grande originalité, servie par des confrontations d'instruments inédites. L'ouverture du concert est en cela exemplaire. Ian Antonio frappe ses bongos avec des baguettes pour produire un rythme répétitif qui lorgne du côté des compositeurs minimalistes. Jim Black intervient en complément d'une unique frappe sèche toutes les dix secondes comme pour créer une dramaturgie qui nous laisse dans l'expectative de ce qui va suivre. Une fois ce motif rythmique bien installé, les autres instruments (cuivres, cordes, piano) sonnent à l'unisson dans un lent crescendo qui prend le temps de se déployer dans la durée.
Ascensor de Bica, dans le Bairro Alto |
L'écriture rescelle une certaine complexité, et une seule écoute ne suffit sans doute pas à en percevoir toutes les richesses. On y rencontre en effet de multiples combinaisons sonores, de solos en tutti en passant par des rencontres inédites d'instruments, sans oublier une forte dose d'électronique et de distorsion des sons à travers diverses pédales d'effet. On remarque une certaine constance au dédoublement des rôles : guitare et contrebasse jouées de concert à l'archet ; percussions et piano dans un rôle très rythmique, là encore inspiré de l'école minimaliste. Les résonances avec la musique contemporaine sont fortes, même si on retrouve un sens du rythme et un goût de la surprise plus directement issus du jazz.
Le rappel nous laisse un souvenir particulièrement fort. Rassemblés sur la gauche de la scène, les quatre cuivres (deux trompettes, tuba, euphonium) oscillent entre majestueux unissons et échappées solitaires très expressives et font face à une cellule rythmique (batterie, percussions, guitare, électronique) extrêmement dense sur la droite. Brandon Seabrock semble alors possédé, tirant des sonorités sataniques de sa guitare tandis que son corps est pris de spasmes inquiétants. Le contraste avec la sérénité dégagée par les cuivres est saisissant.
Au final, on fait face à une vraie découverte, assez éloignée de ce qu'on a déjà eu l'occasion d'entendre de la part de Peter Evans, et on repart avec la sensation qu'il existe toujours et encore des horizons inexplorés en musique, écrite comme improvisée, et ce n'est pas le moindre des mérites de ce concert.
A lire ailleurs : Philippe Méziat.
The Thing XXL @ Fundação Calouste Gulbenkian, mercredi 7 août 2013
Après une impasse sur les concerts de lundi et mardi pour aller visiter Evora, retour à Lisbonne pour la suite du festival Jazz em Agosto. Pas de période d’échauffement, The Thing, soit Mats Gustafsson au sax ténor, Ingebrigt Håker Flaten à la contrebasse et Paal Nilssen-Love à la batterie, démarrent pied au plancher, volume à fond, tous muscles dehors. Et pour renforcer la sensation de puissance ils sont rapidement rejoints par Jim Baker au piano, Terrie Hessels (de The Ex) à la guitare, Mats Äleklint au trombone et Peter Evans à la trompette pour former la version XXL de The Thing.
A sept ils produisent d'abord un vacarme assourdissant, avant de faire évoluer le morceau vers une suite de propositions en plus petits ensembles. Jim Baker brille particulièrement dans ce contexte, d'abord en quartet avec Terrie Hessels et les deux Norvégiens, puis en duo avec Ingebrigt Håker Flaten. Ma première confrontation avec la musique de The Thing XXL à Saalfelden en 2010 m'avait laissé une impression mitigée en raison de la difficulté du pianiste à s'insérer dans le son d'ensemble. Rien de tel cette fois-ci, Jim Baker se voit même laisser beaucoup de place pour développer ses idées originales et apporter une couleur vraiment singulière au groupe, au-delà de ce qu'on pourrait attendre en terme de "virilité" de la part d'un tel assemblage. Très liquides, allant farfouiller dans les aigus, ses interventions proposent leur lot de faux semblants, comme emportées par un tourbillon chaotique de notes, et apportent un contrepoint bienvenu à la force brute dégagée par la rythmique.
Le deuxième morceau - intitulé Don Don en référence à Don Cherry (dont une composition a donné son nom au groupe) et à Donald Ayler - commence quant à lui par un intense duo guitare-batterie tout en brisures rythmiques, assez exemplaire de ce que les guitares de The Ex savent enfanter. Plus mélodique que le premier morceau, c'est encore l'ensemble piano-guitare-basse-batterie qui me fait la plus forte impression, toujours emmené par l'originalité du phrasé de Jim Baker. On s'attendait à rugir de plaisir avec les vents, et c'est finalement l'arrière-cour rythmique qui est sur le devant de la scène ce soir.
Du coup, pour le troisième morceau, Mats Gustafsson passe au baryton pour prendre d'assaut la forteresse coltranienne. Avec le renfort d'Ingebrigt Håker Flaten passé à la basse électrique et de Jim Baker aux claviers électriques bourrés d'effets, il martyrise le thème d'India à grands coups rageurs, bien aidé par les solos incandescents de Peter Evans toujours aussi à l'aise quand il s'agit de revisiter avec malice les standards. La relecture s'enchaîne à merveille avec une composition du bassiste, introduite par un spectaculaire duels de cordes guitare-basse, qui dévoile progressivement une large place - une fois n'est pas coutume - pour la mélodie. Si The Thing XXL propose évidemment des tutti surpuissants, ce soir c'est par l'espace qu'il laisse à des combinaisons instrumentales plus réduites qu'il brille particulièrement. Cela permet de donner un vrai relief à une musique pourtant jouée "à fond". Et de ne pas se contenter du plaisir unidimensionnel de la fureur.
A lire ailleurs : Philippe Méziat.
A sept ils produisent d'abord un vacarme assourdissant, avant de faire évoluer le morceau vers une suite de propositions en plus petits ensembles. Jim Baker brille particulièrement dans ce contexte, d'abord en quartet avec Terrie Hessels et les deux Norvégiens, puis en duo avec Ingebrigt Håker Flaten. Ma première confrontation avec la musique de The Thing XXL à Saalfelden en 2010 m'avait laissé une impression mitigée en raison de la difficulté du pianiste à s'insérer dans le son d'ensemble. Rien de tel cette fois-ci, Jim Baker se voit même laisser beaucoup de place pour développer ses idées originales et apporter une couleur vraiment singulière au groupe, au-delà de ce qu'on pourrait attendre en terme de "virilité" de la part d'un tel assemblage. Très liquides, allant farfouiller dans les aigus, ses interventions proposent leur lot de faux semblants, comme emportées par un tourbillon chaotique de notes, et apportent un contrepoint bienvenu à la force brute dégagée par la rythmique.
Monument aux Découvertes, à Belém |
Le deuxième morceau - intitulé Don Don en référence à Don Cherry (dont une composition a donné son nom au groupe) et à Donald Ayler - commence quant à lui par un intense duo guitare-batterie tout en brisures rythmiques, assez exemplaire de ce que les guitares de The Ex savent enfanter. Plus mélodique que le premier morceau, c'est encore l'ensemble piano-guitare-basse-batterie qui me fait la plus forte impression, toujours emmené par l'originalité du phrasé de Jim Baker. On s'attendait à rugir de plaisir avec les vents, et c'est finalement l'arrière-cour rythmique qui est sur le devant de la scène ce soir.
Du coup, pour le troisième morceau, Mats Gustafsson passe au baryton pour prendre d'assaut la forteresse coltranienne. Avec le renfort d'Ingebrigt Håker Flaten passé à la basse électrique et de Jim Baker aux claviers électriques bourrés d'effets, il martyrise le thème d'India à grands coups rageurs, bien aidé par les solos incandescents de Peter Evans toujours aussi à l'aise quand il s'agit de revisiter avec malice les standards. La relecture s'enchaîne à merveille avec une composition du bassiste, introduite par un spectaculaire duels de cordes guitare-basse, qui dévoile progressivement une large place - une fois n'est pas coutume - pour la mélodie. Si The Thing XXL propose évidemment des tutti surpuissants, ce soir c'est par l'espace qu'il laisse à des combinaisons instrumentales plus réduites qu'il brille particulièrement. Cela permet de donner un vrai relief à une musique pourtant jouée "à fond". Et de ne pas se contenter du plaisir unidimensionnel de la fureur.
A lire ailleurs : Philippe Méziat.
Åleklint
Åleklint
Å
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mercredi 14 août 2013
John Zorn - Electric Masada @ Fundação Calouste Gulbenkian, dimanche 4 août 2013
Parmi les centaines de compositions que compte le répertoire de Masada, c'est toujours le même corpus d'une dizaine de pièces que parcourt la version électrique de l'ensemble. Le parti pris de John Zorn quand il a commencé à écrire ces morceaux était de coucher sur cinq portées maximum des mélodies faciles à retenir et à siffloter. Avec l'Electric Masada, il semble encore renforcer les contraintes en ne retenant que quelques unes de ces mélodies pour constamment jouer de tous les champs du possible au sein d'un système bien délimité. La démarche n'est finalement pas sans évoquer Coltrane revenant toujours vers My Favorite Things, Afro Blue, Naima ou Crescent en concert.
Et ça marche ! On a beau connaître le principe par cœur depuis dix ans et notre première confrontation avec l'orchestre à Jazz à Vienne (juillet 2003, première tournée européenne et première rencontre avec Zorn en live pour ma part), le plaisir surgit toujours du sein de cette matière sonore en fusion permanente. L'exemple le plus emblématique en est sans doute Hath-Arob, composition qui laisse délibérément une place au chaos (sur la partition, un gribouillis interrompt les quelques notes qui déroulent une mélodie minimale) : à chaque fois, en concert, c'est une découverte renouvelée par la magie mêlée de gestes qui semblent très contrôlés (Zorn dirige à la seconde près qui doit intervenir et sous quelle forme) et du son qui semble absolument spontané.
Ce concert lisboète confirme par ailleurs l'impression installée par celui de The Dreamers l'avant-veille : l'insistance de Zorn à mettre Jamie Saft en avant, ici au rhodes et à l'orgue hammond. Celui-ci ne s'en laisse pas prier et propose des solos absolument jouissifs qui mêlent groove puissants, nappes chaotiques et mélodies naïvement exposées. Zorn s'autorise également de nombreux jeux avec les possibilités offertes par la présence de deux batteries (Kenny Wollesen et Joey Baron), jouant autant de l'intensité rythmique qu'il ne souffle dans son sax finalement. Cet ajout d'une deuxième batterie - qui n'était pas prévu à l'origine du projet, à Vienne en 2003 le groupe n'était encore qu'un sextet sans Joey Baron ni Ikue Mori par exemple - est sans doute l'une des meilleures idées qu'a eu Zorn quand il a fixé le cadre au sein duquel il allait pouvoir s'amuser à chahuter ses propres compositions. L'identité sonore de l'Electric Masada repose avant tout sur cette jungle rythmique permanente, enrichie des interventions digitales d'Ikue Mori et de l'exotisme ludique de Cyro Baptista.
Encore une fois, Marc Ribot apparaît par conséquent en retrait, prenant moins de solos dévastateurs que d'habitude. Il semble donc qu'il y ait une réelle volonté de Zorn de rééquilibrer les forces en présence au sein de son orchestre aux deux visages (Dreamers / Electric Masada) pour en tirer des couleurs plus riches et multiples encore qu'à l’accoutumée. S'il a droit à peu de passages de guitar hero, Ribot reste quand même un élément essentiel du son d'ensemble avec ses zébrures constantes qui irriguent l'orchestre. Il faut voir le public hocher la tête comme à un concert de métal sur le rythme extrêmement lourd de la version d'Idalah-Abal pour comprendre l'apport toujours aussi primordial du guitariste à ce groupe.
Par leur réussite (plaisir mêlé des retrouvailles et du renouvellement), ces trois soirées dans le cadre de Jazz em Agosto nous font saliver d'avance à l'idée de retrouver dans moins d'un mois désormais Zorn et sa troupe - et même encore plus - à la Villette pour un marathon qui aura l'avantage de proposer une vue différente, et complémentaire, de l'univers du pape de la Downtown Scene. Mais avant cela, il me reste quelques autres très beaux concerts lisboètes à vous relater !
Et ça marche ! On a beau connaître le principe par cœur depuis dix ans et notre première confrontation avec l'orchestre à Jazz à Vienne (juillet 2003, première tournée européenne et première rencontre avec Zorn en live pour ma part), le plaisir surgit toujours du sein de cette matière sonore en fusion permanente. L'exemple le plus emblématique en est sans doute Hath-Arob, composition qui laisse délibérément une place au chaos (sur la partition, un gribouillis interrompt les quelques notes qui déroulent une mélodie minimale) : à chaque fois, en concert, c'est une découverte renouvelée par la magie mêlée de gestes qui semblent très contrôlés (Zorn dirige à la seconde près qui doit intervenir et sous quelle forme) et du son qui semble absolument spontané.
Dans l'Alfama |
Ce concert lisboète confirme par ailleurs l'impression installée par celui de The Dreamers l'avant-veille : l'insistance de Zorn à mettre Jamie Saft en avant, ici au rhodes et à l'orgue hammond. Celui-ci ne s'en laisse pas prier et propose des solos absolument jouissifs qui mêlent groove puissants, nappes chaotiques et mélodies naïvement exposées. Zorn s'autorise également de nombreux jeux avec les possibilités offertes par la présence de deux batteries (Kenny Wollesen et Joey Baron), jouant autant de l'intensité rythmique qu'il ne souffle dans son sax finalement. Cet ajout d'une deuxième batterie - qui n'était pas prévu à l'origine du projet, à Vienne en 2003 le groupe n'était encore qu'un sextet sans Joey Baron ni Ikue Mori par exemple - est sans doute l'une des meilleures idées qu'a eu Zorn quand il a fixé le cadre au sein duquel il allait pouvoir s'amuser à chahuter ses propres compositions. L'identité sonore de l'Electric Masada repose avant tout sur cette jungle rythmique permanente, enrichie des interventions digitales d'Ikue Mori et de l'exotisme ludique de Cyro Baptista.
Encore une fois, Marc Ribot apparaît par conséquent en retrait, prenant moins de solos dévastateurs que d'habitude. Il semble donc qu'il y ait une réelle volonté de Zorn de rééquilibrer les forces en présence au sein de son orchestre aux deux visages (Dreamers / Electric Masada) pour en tirer des couleurs plus riches et multiples encore qu'à l’accoutumée. S'il a droit à peu de passages de guitar hero, Ribot reste quand même un élément essentiel du son d'ensemble avec ses zébrures constantes qui irriguent l'orchestre. Il faut voir le public hocher la tête comme à un concert de métal sur le rythme extrêmement lourd de la version d'Idalah-Abal pour comprendre l'apport toujours aussi primordial du guitariste à ce groupe.
Par leur réussite (plaisir mêlé des retrouvailles et du renouvellement), ces trois soirées dans le cadre de Jazz em Agosto nous font saliver d'avance à l'idée de retrouver dans moins d'un mois désormais Zorn et sa troupe - et même encore plus - à la Villette pour un marathon qui aura l'avantage de proposer une vue différente, et complémentaire, de l'univers du pape de la Downtown Scene. Mais avant cela, il me reste quelques autres très beaux concerts lisboètes à vous relater !
John Zorn - Essential Cinema @ Fundação Calouste Gulbenkian, samedi 3 août 2013
On connaît l'importance du cinéma dans l’œuvre de John Zorn. Comme source d'inspiration (The Big Gundown, Naked City ou Xu Feng pour ne citer que quelques exemples) ou comme prétexte à la composition de nombreuses bandes-son (25 volumes de Filmworks publiés chez Tzadik). Il est donc tout à fait logique qu'une des trois soirées consacrées au saxophoniste new-yorkais par Jazz em Agosto soit dédiée au septième art. Contrairement à ce qu'on pourrait toutefois penser, Zorn n'y interprète pas des extraits des BO qu'il a écrites, mais propose un accompagnement musical en direct de films expérimentaux projetés sur une grande toile tendue en arrière de la scène. Pour l'occasion les musiciens - les mêmes que la veille - sont projetés dans l'obscurité pour que les spectateurs puissent se concentrer sur les images. Lors du Domaine Privé que la Cité de la Musique lui avait consacré en 2008, Zorn avait déjà proposé une soirée Essential Cinema. S'il y a des points communs (deux films sur les quatre proposés), ce n'est heureusement pas une copie conforme et le plaisir de l'inédit est bien là.
Le premier film projeté est l’œuvre de Joseph Cornell, s'intitule Rose Hobart, et date de 1936. Il s'agit d'un collage d'extraits d'autres films - en noir et blanc - dans lesquels l'actrice Rose Hobart jouait. On parcourt un univers daté, qui sent bon l'exotisme factice avec ses faux maharadjas, ses animaux de la jungle, ses "sauvages" qui s'en prennent aux bons blancs, et un volcan en éruption qui permet à Marc Ribot de laisser exploser sa classe, entre exotica et riffs rock, pour coller avec bonheur aux images. Si je notais que Ribot semblait un peu bridé la veille lors du concert de The Dreamers, ce premier morceau de la soirée lui est clairement entièrement consacré, tout étant organisé autour de sa guitare. Les autres ne sont quasiment là qu'en support : deux basses (contrebasse pour Trevor Dunn et électrique pour Jamie Saft) et trois instruments percussifs (vibraphone de Kenny Wollesen, batterie de Joey Baron et multiples percussions exotiques de Cyro Baptista) dressent ainsi un tapis soyeux sur lequel le guitariste prend son envol.
Le deuxième film date de 1967 et est l’œuvre d'Harry Smith. Intitulé Oz: The Tin Woodman's Dream, il se compose de deux parties distinctes : tout d'abord un film d'animation autour du personnage issu du magicien d'Oz, puis un montage d'images kaléidoscopiques. La première partie est pleine d'humour et de poésie, alors que la seconde lasse vite. Pour l'illustration sonore, les musiciens quittent tous la scène et laissent la place à la seule Ikue Mori au laptop. Celle-ci produit un discours continu de percussions digitales qui colle bien avec les images, jusque dans leur caractère lassant et répétitif de la deuxième moitié du film.
Ces deux premiers films avaient déjà été projetés lors du concert de Paris en 2008 que j'évoquais plus haut. A la Cité de la Musique, le troisième film était Aleph de Wallace Berman, son seul film, sous forme de collages de rush de divers films peints à la main (entre expressionnisme abstrait et alphabet hébraïque). La musique qui accompagnait alors le film était survitaminée et centrée sur le jeu rageur de Zorn au sax. Cette fois-ci, à Lisbonne, Zorn nous présente l'envers du décor du film de Berman : tout d'abord deux films d'archive qui montrent Berman lui-même (sur une moto puis lors d'une expo), puis le footage (matériau brut avant montage) qui a servi à Aleph. Du coup, la durée du film est beaucoup plus longue qu'à Paris (30 à 40 minutes je dirais) et la musique qui l'accompagne profondément transformée. Cela commence par un trio très jazz - au sens strict et historique du terme - avec Zorn à l'alto, Trevor Dunn à la contrebasse et Kenny Wollesen à la batterie. Zorn retrouve des échos des News for Lulu, son interprétation pleine de respect du répertoire hard bop gravée avec Bill Frisell et George Lewis dans les 80s. Ça swingue sévère et le plaisir d'entendre Zorn sur ce genre de répertoire est fort - belle sonorité d'alto qui évoque un peu Jackie McLean. Après ce passage en trio, Jamie Saft les rejoint au rhodes pour un solo très soulful, toujours dans une esthétique proche du son Blue Note des 60s. Les autres musiciens - Cyro Baptista aux percussions, Marc Ribot à la guitare, Ikue Mori au laptop - entrent tour à tour dans la musique, toujours autour du trio central Zorn-Dunn-Wollesen, mais celle-ci se densifie, devient plus électrique, plus accidentée aussi et finit par exploser en une séquence de collage / zapping / montage à la Naked City dans des sonorités qui évoquent également l'Electric Masada. C'est le morceau de bravoure de la soirée, un fiévreux tourbillon de citations stylistiques diverses mais toujours identifiables sur un chaos rythmique intense, plein de tensions et de jeu sur les vitesses - accélérations / décélérations comme dans un grand 8.
L'accueil du public est particulièrement enthousiaste, Zorn propose donc un rappel sur un autre film de Joseph Cornell, Cottillion and the Midnight Party (1938). C'est l'occasion d'avoir tous les musiciens en même temps (Ikue Mori était absente sur le premier morceau et Joey Baron sur le troisième) : Wollesen repasse au vibraphone, Saft aux claviers et les autres à leur instrument habituel. Le film propose des images de cirque avec des magiciens, des acrobates, des lanceurs de couteaux, des otaries jongleuses, entrecoupées de séquence avec de jeunes enfants et des bébés en train de rire ou de jouer. C'est joyeux, et la musique qui va avec également, dans une veine proche de l'univers des Dreamers la veille. Mais on reste surtout sous le choc - esthétique - de ce qui avait précédé.
Le premier film projeté est l’œuvre de Joseph Cornell, s'intitule Rose Hobart, et date de 1936. Il s'agit d'un collage d'extraits d'autres films - en noir et blanc - dans lesquels l'actrice Rose Hobart jouait. On parcourt un univers daté, qui sent bon l'exotisme factice avec ses faux maharadjas, ses animaux de la jungle, ses "sauvages" qui s'en prennent aux bons blancs, et un volcan en éruption qui permet à Marc Ribot de laisser exploser sa classe, entre exotica et riffs rock, pour coller avec bonheur aux images. Si je notais que Ribot semblait un peu bridé la veille lors du concert de The Dreamers, ce premier morceau de la soirée lui est clairement entièrement consacré, tout étant organisé autour de sa guitare. Les autres ne sont quasiment là qu'en support : deux basses (contrebasse pour Trevor Dunn et électrique pour Jamie Saft) et trois instruments percussifs (vibraphone de Kenny Wollesen, batterie de Joey Baron et multiples percussions exotiques de Cyro Baptista) dressent ainsi un tapis soyeux sur lequel le guitariste prend son envol.
Le deuxième film date de 1967 et est l’œuvre d'Harry Smith. Intitulé Oz: The Tin Woodman's Dream, il se compose de deux parties distinctes : tout d'abord un film d'animation autour du personnage issu du magicien d'Oz, puis un montage d'images kaléidoscopiques. La première partie est pleine d'humour et de poésie, alors que la seconde lasse vite. Pour l'illustration sonore, les musiciens quittent tous la scène et laissent la place à la seule Ikue Mori au laptop. Celle-ci produit un discours continu de percussions digitales qui colle bien avec les images, jusque dans leur caractère lassant et répétitif de la deuxième moitié du film.
Dans le Bairro Alto |
Ces deux premiers films avaient déjà été projetés lors du concert de Paris en 2008 que j'évoquais plus haut. A la Cité de la Musique, le troisième film était Aleph de Wallace Berman, son seul film, sous forme de collages de rush de divers films peints à la main (entre expressionnisme abstrait et alphabet hébraïque). La musique qui accompagnait alors le film était survitaminée et centrée sur le jeu rageur de Zorn au sax. Cette fois-ci, à Lisbonne, Zorn nous présente l'envers du décor du film de Berman : tout d'abord deux films d'archive qui montrent Berman lui-même (sur une moto puis lors d'une expo), puis le footage (matériau brut avant montage) qui a servi à Aleph. Du coup, la durée du film est beaucoup plus longue qu'à Paris (30 à 40 minutes je dirais) et la musique qui l'accompagne profondément transformée. Cela commence par un trio très jazz - au sens strict et historique du terme - avec Zorn à l'alto, Trevor Dunn à la contrebasse et Kenny Wollesen à la batterie. Zorn retrouve des échos des News for Lulu, son interprétation pleine de respect du répertoire hard bop gravée avec Bill Frisell et George Lewis dans les 80s. Ça swingue sévère et le plaisir d'entendre Zorn sur ce genre de répertoire est fort - belle sonorité d'alto qui évoque un peu Jackie McLean. Après ce passage en trio, Jamie Saft les rejoint au rhodes pour un solo très soulful, toujours dans une esthétique proche du son Blue Note des 60s. Les autres musiciens - Cyro Baptista aux percussions, Marc Ribot à la guitare, Ikue Mori au laptop - entrent tour à tour dans la musique, toujours autour du trio central Zorn-Dunn-Wollesen, mais celle-ci se densifie, devient plus électrique, plus accidentée aussi et finit par exploser en une séquence de collage / zapping / montage à la Naked City dans des sonorités qui évoquent également l'Electric Masada. C'est le morceau de bravoure de la soirée, un fiévreux tourbillon de citations stylistiques diverses mais toujours identifiables sur un chaos rythmique intense, plein de tensions et de jeu sur les vitesses - accélérations / décélérations comme dans un grand 8.
L'accueil du public est particulièrement enthousiaste, Zorn propose donc un rappel sur un autre film de Joseph Cornell, Cottillion and the Midnight Party (1938). C'est l'occasion d'avoir tous les musiciens en même temps (Ikue Mori était absente sur le premier morceau et Joey Baron sur le troisième) : Wollesen repasse au vibraphone, Saft aux claviers et les autres à leur instrument habituel. Le film propose des images de cirque avec des magiciens, des acrobates, des lanceurs de couteaux, des otaries jongleuses, entrecoupées de séquence avec de jeunes enfants et des bébés en train de rire ou de jouer. C'est joyeux, et la musique qui va avec également, dans une veine proche de l'univers des Dreamers la veille. Mais on reste surtout sous le choc - esthétique - de ce qui avait précédé.
mardi 13 août 2013
John Zorn - The Dreamers @ Fundação Calouste Gulbenkian, vendredi 2 août 2013
Pour sa 30e édition, le festival lisboète Jazz em Agosto abrité par la fondation Gulbenkian a réuni une programmation de haut vol : Anthony Braxton, Rob Mazurek, Mary Halvorson, Peter Evans, Mats Gustafsson pour ne citer que les têtes d'affiche des cinq dernières soirées. Et pour commencer, trois soirées menées par John Zorn. De quoi changer quelque peu ses habitudes, et prendre la direction du Sud plutôt que de l'Est du continent pour cet été.
Calouste Gulbenkian, né à Istanbul en 1869, fut un des fondateurs de Shell Petroleum ce qui lui permit d'amasser une belle fortune et de se constituer une riche collection d’œuvres d'art. S'il passa l'essentiel de sa vie entre Londres et Paris, il tomba sous le charme de Lisbonne au point de décider d'y passer ses dernières années et d'y créer une fondation. Celle-ci abrite aujourd'hui l'un des plus beaux musées de la capitale portugaise, où est exposée la collection de son fondateur. On remarque particulièrement une très belle collection d'art islamique (de Turquie et d'Iran principalement), un goût prononcé pour le XVIIIe siècle français (mobilier, tableaux, sculptures, tapisseries) et deux Rembrandt qui valent le déplacement à eux seuls. Pour le reste, la collection s'étend de l’Égypte antique à l'Impressionnisme et est d'une richesse stupéfiante. Pour la petite histoire, Gulbenkian racheta en fait une partie des collections de l'Ermitage quand la jeune URSS décida de vendre certaines œuvres du musée pétersbourgeois pour renflouer les caisses de l’État.
La fondation ne se contente cependant pas d'exposer les richesses accumulées par son fondateur et accueille également un centre d'art contemporain et propose une programmation culturelle toute l'année qui en fait l'une des principales institutions du Portugal en la matière. Et depuis trente ans, donc, propose tous les étés un festival de jazz qui fait la part belle aux franges les plus aventureuses de celui-ci. Si d'habitude les concerts ont lieu dans l'auditorium de la fondation, cette année - pour cause de travaux de rénovation - les concerts migrent à l'extérieur dans le cadre des beaux jardins qui entourent les musées. Seul inconvénient, l'aéroport de Lisbonne n'est qu'à 5 kilomètres et la fondation est dans l'axe de la piste d'atterrissage. A intervalle régulier, les avions survolent donc l’amphithéâtre moderne et, quand la musique ne rugit pas à plein volume, prennent facilement le dessus.
Le festival s'ouvre donc avec trois soirées dédiées à John Zorn. En cette année qui marque ses soixante ans, le saxophoniste new-yorkais propose un peu partout des "marathons" où se succèdent différentes formations au service de sa musique. Il est ainsi déjà passé par Moers (Allemagne), Victoriaville (Québec), Londres, Rotterdam, Gand, Varsovie et San Sebastian (Espagne), et passera à la rentrée à Paris dans le cadre de Jazz à la Villette. Le format proposé à Lisbonne est différent. Pas de grand zapping à travers l’œuvre zornienne, mais trois soirées avec les mêmes musiciens pour explorer autant la plasticité de l'orchestre que celle du compositeur. Trois "vrais" concerts donc, et non une succession de miniatures, ce qui permet d'installer la musique dans la durée pour en explorer les coins et recoins.
La première soirée est consacrée à The Dreamers, soit Marc Ribot à la guitare, Jamie Saft au piano et claviers électriques, Kenny Wollesen au vibraphone, Trevor Dunn à la basse électrique, Joey Baron à la batterie et Cyro Baptista aux percussions. John Zorn n'intervient que comme chef d'orchestre malgré l'insistance d'une spectatrice à ce qu'il s'empare de son saxophone (il faudra attendre les deux autres soirées). J'avais vu le groupe en concert en 2008 lors du Domaine Privé que la Cité de la Musique avait consacré à Zorn. Ce répertoire était alors tout récent. Cinq ans et quelques disques plus tard, on est en territoire connu. Le caractère easy listening du répertoire n'est plus une nouveauté tant Zorn en a fait l'un de ses principaux axes de travail récents. Du coup, sur ces mélodies faciles à suivre, à la lisibilité évidente, on remarque d'autant plus les arêtes saillantes, inhabituelles, que Zorn met en avant dans l'instant, dans un processus perpétuel de construction / déconstruction de son propre répertoire. Ce qui frappe - autant visuellement que sonorement - c'est en effet la façon dont Zorn "joue" autant que les autres musiciens bien qu'il n'utilise pas d'instrument. Si ces conduites d'orchestre semblent parfois un peu superflues avec certains groupe (on pense au Masada String Trio par exemple), elles prennent tout leur sens avec The Dreamers.
Ce soir, John Zorn a donc décidé d'appuyer sur les angles, de rendre le son plus aiguisé, volontiers tranchant, en renforçant les brisures rythmiques au sein de mélodies qui perdent leur caractère "aimable" d'origine. Au-delà des références exotica / surf / western habituelles, on entend surtout un son lourd, très rock, avec des échos de funk et de blues électrique très marqués. Certains morceaux sont du coup très ramassés, comme si le temps se contractait, et la densité qui résulte de cette compression fait penser au travail de César. Zorn cherche-t-il à envoyer un message d'alerte aux avions qui tentent de rivaliser en terme de décibels ?
Ces morceaux en fusion alternent avec d'autres, où plus de temps est laissé aux solistes pour s'exprimer. A ce petit jeu, il m'a semblé que Jamie Saft était particulièrement mis en avant par Zorn. Que ce soit dans d'intenses dérives funk aux claviers électriques, marquées par un son volontiers sale, comme empreint de la chaleur tropicale du delta du Mississippi, ou dans de délicats passages masadiens au piano (sur deux morceaux). Zorn prend aussi un malin plaisir à laisser beaucoup de place à la rythmique infernale du trio Wollesen - Baron - Baptista, et à jouer au chat et à la souris avec eux dans son exercice favori de l'improvisation stop-and-go. Du coup, Marc Ribot semble un peu en retrait par rapport à son rôle habituel de soliste privilégié, même si on note quelques belles envolées au son très 60s. Il est intéressant de remarquer que Zorn dirige tout le monde sauf Trevor Dunn. Le bassiste est là pour assurer l'ancrage rythmique autour duquel tout s'organise - et se désorganise - en cellules autonomes assemblées au gré des envies de Zorn.
Un des nombreux plaisirs offerts par ce concert est le jeu de Zorn autour des codas des morceaux. A plusieurs reprises il propose en effet des fins inattendues - éloignées de celle gravées sur disques en tout cas - loin de la logique vers laquelle les mélodies semblaient devoir aboutir : explosion soudaine, maintien d'un niveau sonore égal, decrescendo très lent, différentes options sont possibles et utilisées, toujours avec un fort parfum de surprise.
Dernier des plaisirs - et non des moindres - offerts, un hallucinant exercice de dynamitage en règle de l'orchestre sur le deuxième morceau du rappel. La mélodie disparaît et tout l'orchestre réagit au doigt et à l’œil aux indications soudaines de Zorn, dans un exercice qui tire l'ensemble vers les collages abruptes de Naked City. Les blocs orchestraux semblent se briser les uns contre les autres sous la direction chirurgicale de Zorn, provocant une impression de "chaos organisé" particulièrement jouissive. Tout autant que l'est le retour comme par magie de la mélodie sous les décombres encore chaud de l'orchestre, dans une soudaineté aussi inattendue que les brisures rythmiques précédentes. Ce soir, Zorn ne joue pas de saxophone, il joue de l'orchestre !
Calouste Gulbenkian, né à Istanbul en 1869, fut un des fondateurs de Shell Petroleum ce qui lui permit d'amasser une belle fortune et de se constituer une riche collection d’œuvres d'art. S'il passa l'essentiel de sa vie entre Londres et Paris, il tomba sous le charme de Lisbonne au point de décider d'y passer ses dernières années et d'y créer une fondation. Celle-ci abrite aujourd'hui l'un des plus beaux musées de la capitale portugaise, où est exposée la collection de son fondateur. On remarque particulièrement une très belle collection d'art islamique (de Turquie et d'Iran principalement), un goût prononcé pour le XVIIIe siècle français (mobilier, tableaux, sculptures, tapisseries) et deux Rembrandt qui valent le déplacement à eux seuls. Pour le reste, la collection s'étend de l’Égypte antique à l'Impressionnisme et est d'une richesse stupéfiante. Pour la petite histoire, Gulbenkian racheta en fait une partie des collections de l'Ermitage quand la jeune URSS décida de vendre certaines œuvres du musée pétersbourgeois pour renflouer les caisses de l’État.
La fondation ne se contente cependant pas d'exposer les richesses accumulées par son fondateur et accueille également un centre d'art contemporain et propose une programmation culturelle toute l'année qui en fait l'une des principales institutions du Portugal en la matière. Et depuis trente ans, donc, propose tous les étés un festival de jazz qui fait la part belle aux franges les plus aventureuses de celui-ci. Si d'habitude les concerts ont lieu dans l'auditorium de la fondation, cette année - pour cause de travaux de rénovation - les concerts migrent à l'extérieur dans le cadre des beaux jardins qui entourent les musées. Seul inconvénient, l'aéroport de Lisbonne n'est qu'à 5 kilomètres et la fondation est dans l'axe de la piste d'atterrissage. A intervalle régulier, les avions survolent donc l’amphithéâtre moderne et, quand la musique ne rugit pas à plein volume, prennent facilement le dessus.
Le festival s'ouvre donc avec trois soirées dédiées à John Zorn. En cette année qui marque ses soixante ans, le saxophoniste new-yorkais propose un peu partout des "marathons" où se succèdent différentes formations au service de sa musique. Il est ainsi déjà passé par Moers (Allemagne), Victoriaville (Québec), Londres, Rotterdam, Gand, Varsovie et San Sebastian (Espagne), et passera à la rentrée à Paris dans le cadre de Jazz à la Villette. Le format proposé à Lisbonne est différent. Pas de grand zapping à travers l’œuvre zornienne, mais trois soirées avec les mêmes musiciens pour explorer autant la plasticité de l'orchestre que celle du compositeur. Trois "vrais" concerts donc, et non une succession de miniatures, ce qui permet d'installer la musique dans la durée pour en explorer les coins et recoins.
Mosteiro de São Vicente de Fora, colline de l'Alfama |
La première soirée est consacrée à The Dreamers, soit Marc Ribot à la guitare, Jamie Saft au piano et claviers électriques, Kenny Wollesen au vibraphone, Trevor Dunn à la basse électrique, Joey Baron à la batterie et Cyro Baptista aux percussions. John Zorn n'intervient que comme chef d'orchestre malgré l'insistance d'une spectatrice à ce qu'il s'empare de son saxophone (il faudra attendre les deux autres soirées). J'avais vu le groupe en concert en 2008 lors du Domaine Privé que la Cité de la Musique avait consacré à Zorn. Ce répertoire était alors tout récent. Cinq ans et quelques disques plus tard, on est en territoire connu. Le caractère easy listening du répertoire n'est plus une nouveauté tant Zorn en a fait l'un de ses principaux axes de travail récents. Du coup, sur ces mélodies faciles à suivre, à la lisibilité évidente, on remarque d'autant plus les arêtes saillantes, inhabituelles, que Zorn met en avant dans l'instant, dans un processus perpétuel de construction / déconstruction de son propre répertoire. Ce qui frappe - autant visuellement que sonorement - c'est en effet la façon dont Zorn "joue" autant que les autres musiciens bien qu'il n'utilise pas d'instrument. Si ces conduites d'orchestre semblent parfois un peu superflues avec certains groupe (on pense au Masada String Trio par exemple), elles prennent tout leur sens avec The Dreamers.
Ce soir, John Zorn a donc décidé d'appuyer sur les angles, de rendre le son plus aiguisé, volontiers tranchant, en renforçant les brisures rythmiques au sein de mélodies qui perdent leur caractère "aimable" d'origine. Au-delà des références exotica / surf / western habituelles, on entend surtout un son lourd, très rock, avec des échos de funk et de blues électrique très marqués. Certains morceaux sont du coup très ramassés, comme si le temps se contractait, et la densité qui résulte de cette compression fait penser au travail de César. Zorn cherche-t-il à envoyer un message d'alerte aux avions qui tentent de rivaliser en terme de décibels ?
Ces morceaux en fusion alternent avec d'autres, où plus de temps est laissé aux solistes pour s'exprimer. A ce petit jeu, il m'a semblé que Jamie Saft était particulièrement mis en avant par Zorn. Que ce soit dans d'intenses dérives funk aux claviers électriques, marquées par un son volontiers sale, comme empreint de la chaleur tropicale du delta du Mississippi, ou dans de délicats passages masadiens au piano (sur deux morceaux). Zorn prend aussi un malin plaisir à laisser beaucoup de place à la rythmique infernale du trio Wollesen - Baron - Baptista, et à jouer au chat et à la souris avec eux dans son exercice favori de l'improvisation stop-and-go. Du coup, Marc Ribot semble un peu en retrait par rapport à son rôle habituel de soliste privilégié, même si on note quelques belles envolées au son très 60s. Il est intéressant de remarquer que Zorn dirige tout le monde sauf Trevor Dunn. Le bassiste est là pour assurer l'ancrage rythmique autour duquel tout s'organise - et se désorganise - en cellules autonomes assemblées au gré des envies de Zorn.
Un des nombreux plaisirs offerts par ce concert est le jeu de Zorn autour des codas des morceaux. A plusieurs reprises il propose en effet des fins inattendues - éloignées de celle gravées sur disques en tout cas - loin de la logique vers laquelle les mélodies semblaient devoir aboutir : explosion soudaine, maintien d'un niveau sonore égal, decrescendo très lent, différentes options sont possibles et utilisées, toujours avec un fort parfum de surprise.
Dernier des plaisirs - et non des moindres - offerts, un hallucinant exercice de dynamitage en règle de l'orchestre sur le deuxième morceau du rappel. La mélodie disparaît et tout l'orchestre réagit au doigt et à l’œil aux indications soudaines de Zorn, dans un exercice qui tire l'ensemble vers les collages abruptes de Naked City. Les blocs orchestraux semblent se briser les uns contre les autres sous la direction chirurgicale de Zorn, provocant une impression de "chaos organisé" particulièrement jouissive. Tout autant que l'est le retour comme par magie de la mélodie sous les décombres encore chaud de l'orchestre, dans une soudaineté aussi inattendue que les brisures rythmiques précédentes. Ce soir, Zorn ne joue pas de saxophone, il joue de l'orchestre !
jeudi 25 juillet 2013
Dave Douglas Quintet @ Sunside, mercredi 24 juillet 2013
Très grand concert du nouveau quintet de Dave Douglas au Sunside hier soir ! Je n'avais sans doute pas pris autant de plaisir depuis le concert de Wayne Shorter à Pleyel en novembre dernier. Et il est d'ailleurs révélateur que les ressorts de cette joie soient relativement similaires : une musique qui emporte avec elle, à la sonorité ample, chaleureuse, dense, et qui s'autorise une liberté formelle extraordinaire.
Avec un line-up renouvelé (Jon Irabagon au sax ténor, Matt Michell au piano, Linda Oh à la contrebasse et Rudy Royston à la batterie), le trompettiste situe plus que jamais son quintet dans la descendance du second quintet de Miles - celui avec Shorter, nécessairement - non pas dans la recherche d'un son d'époque (ce n'est clairement pas le propos), mais dans une manière partagée d'insuffler une forte dose de liberté dans l'interplay tout en conservant pour autant un vrai amour des belles formes. La musique s'autorise ainsi de folles poursuites free bop au caractère particulièrement urbain, mais aussi de majestueuses marches et de belles mélodies folk qui sentent bon la ruralité, ainsi que de grandes bouffées d'air frais qui évoquent la nature américaine dans tout ce qu'elle a de plus spectaculaire. Pas étonnant d'apprendre qu'en cette année où il célèbre son cinquantième anniversaire, Dave Douglas ait décidé de donner au moins un concert dans chaque État américain, et si possible en plein air, au contact d'une nature qui "s'entend" de plus en plus dans ses compositions. Si au début de sa carrière les références européennes (classiques, folklores de l'Est...) se taillaient la part du lion, on découvre disque après disque, en retraçant une chronologie longue d'une vingtaine d'années, une américanisation réelle de l'écriture qui débouche aujourd'hui sur une musique imagée qui entre en résonance forte avec son environnement immédiat.
Au-delà des qualités d'écriture du trompettiste, cette musique vit aussi, et surtout, par l'investissement sans faille de ses interprètes. Assis au premier rang, à un mètre du batteur, je n'ai pas manqué une goutte de leur potion magique. Même si, de par mon positionnement, le piano de Matt Mitchell était parfois un peu couvert par les souffleurs et la paire rythmique dans les passages a tutti, il y avait assez de combinaisons sonores différentes au cours des morceaux pour pouvoir profiter de tout le monde. La fougue espiègle de Jon Irabagon, nourrie de son expérience tradiconoclaste au sein de Mostly Other People Do The Killing. L'inventivité harmonique de Matt Mitchell, développée au contact des labyrinthes soniques timberniens. Le sens de la narration imagée des solos de Linda Oh. Mais surtout - et c'était la découverte de la soirée pour moi - le très large champ des possibles de la batterie de Rudy Royston, changeant de registre d'un morceau à l'autre, mais toujours d'une élégance rare dans la manière d'apporter du support aux autres membres du quintet. Et puis, bien sûr, il y a la sonorité claire, précise, toujours extrêmement musicale de la trompette de Dave Douglas, resplendissante dans les douces mélopées folk comme dans les attaques franches d'un post-bop new yorkais échevelé.
En étant assis aussi près des musiciens, j'avais en outre le privilège de pouvoir entendre tout ça sans le filtre de l'amplification, au plus près de la matière de chaque instrument. Bref, des conditions quasi idéales pour avoir la sensation d'être conduit au cœur de la musique, emporté par une vague de bonheur immense qui n'est pas retombée un seul moment durant les deux généreux sets (2h30 de concert) offerts par le quintet. Oui, un très grand concert.
Avec un line-up renouvelé (Jon Irabagon au sax ténor, Matt Michell au piano, Linda Oh à la contrebasse et Rudy Royston à la batterie), le trompettiste situe plus que jamais son quintet dans la descendance du second quintet de Miles - celui avec Shorter, nécessairement - non pas dans la recherche d'un son d'époque (ce n'est clairement pas le propos), mais dans une manière partagée d'insuffler une forte dose de liberté dans l'interplay tout en conservant pour autant un vrai amour des belles formes. La musique s'autorise ainsi de folles poursuites free bop au caractère particulièrement urbain, mais aussi de majestueuses marches et de belles mélodies folk qui sentent bon la ruralité, ainsi que de grandes bouffées d'air frais qui évoquent la nature américaine dans tout ce qu'elle a de plus spectaculaire. Pas étonnant d'apprendre qu'en cette année où il célèbre son cinquantième anniversaire, Dave Douglas ait décidé de donner au moins un concert dans chaque État américain, et si possible en plein air, au contact d'une nature qui "s'entend" de plus en plus dans ses compositions. Si au début de sa carrière les références européennes (classiques, folklores de l'Est...) se taillaient la part du lion, on découvre disque après disque, en retraçant une chronologie longue d'une vingtaine d'années, une américanisation réelle de l'écriture qui débouche aujourd'hui sur une musique imagée qui entre en résonance forte avec son environnement immédiat.
Au-delà des qualités d'écriture du trompettiste, cette musique vit aussi, et surtout, par l'investissement sans faille de ses interprètes. Assis au premier rang, à un mètre du batteur, je n'ai pas manqué une goutte de leur potion magique. Même si, de par mon positionnement, le piano de Matt Mitchell était parfois un peu couvert par les souffleurs et la paire rythmique dans les passages a tutti, il y avait assez de combinaisons sonores différentes au cours des morceaux pour pouvoir profiter de tout le monde. La fougue espiègle de Jon Irabagon, nourrie de son expérience tradiconoclaste au sein de Mostly Other People Do The Killing. L'inventivité harmonique de Matt Mitchell, développée au contact des labyrinthes soniques timberniens. Le sens de la narration imagée des solos de Linda Oh. Mais surtout - et c'était la découverte de la soirée pour moi - le très large champ des possibles de la batterie de Rudy Royston, changeant de registre d'un morceau à l'autre, mais toujours d'une élégance rare dans la manière d'apporter du support aux autres membres du quintet. Et puis, bien sûr, il y a la sonorité claire, précise, toujours extrêmement musicale de la trompette de Dave Douglas, resplendissante dans les douces mélopées folk comme dans les attaques franches d'un post-bop new yorkais échevelé.
En étant assis aussi près des musiciens, j'avais en outre le privilège de pouvoir entendre tout ça sans le filtre de l'amplification, au plus près de la matière de chaque instrument. Bref, des conditions quasi idéales pour avoir la sensation d'être conduit au cœur de la musique, emporté par une vague de bonheur immense qui n'est pas retombée un seul moment durant les deux généreux sets (2h30 de concert) offerts par le quintet. Oui, un très grand concert.
dimanche 21 juillet 2013
Steve Swallow Quintet @ New Morning, jeudi 18 juillet 2013
Étonnamment, cela faisait quasiment deux ans (octobre 2011) que je n'avais pas mis les pieds au New Morning, une salle qui fit pourtant beaucoup pour ma découverte du jazz live. La présence du quintet de Steve Swallow (elb) avec Carla Bley (org), Chris Cheek (ts), Steve Cardenas (g) et Jorge Rossy (dms) ce jeudi me donnait une belle occasion de renouer avec de saines habitudes. La précédente fois que j'avais vu Carla Bley et Steve Swallow sur la scène du New Morning (juillet 2006, en big band), cela avait d'ailleurs débouché sur un disque (Appearing Nighlty, Watt/ECM, 2008).
Cette fois-ci les rôles traditionnels sont inversés puisque c'est le bassiste et non la pianiste - exclusivement à l'orgue ce soir - qui se présente en leader, et compositeur. Les morceaux portent d'ailleurs tous la marque d'une élégance propre à cet esthète de la basse électrique : une attitude cool, aux mélodies soyeuses, portées par un groove discret mais irrésistible. Ce groupe s'éloigne de toute esbroufe. La retenue est ici érigée au rang de référence absolue du bon goût. Est-ce à dire que le manque de substance n'est parfois pas loin ? Le petit miracle de l'ensemble est justement de réussir à maintenir, en toutes circonstances, des tourneries rythmiques obsédantes qui ne remettent pas en cause le partie pris esthétique de base, tout en fournissant une matière solide qui permet d'éviter à l'attention de retomber.
Chris Cheek, souvent entendu sur disque mais que, je pense, je voyais pour la première fois sur scène*, me fait une particulièrement bonne impression, par cette manière qu'il a de produire un son de ténor puissant et chaleureux tout en se tenant à distance des envolées paroxystiques du sax hero. Jorge Rossy apporte, lui, une touche d'espièglerie à l'ensemble, notamment quand il utilise une peluche pour frapper ses peaux ou qu'il déclenche brutalement un coup sec sur sa caisse claire au cours d'un morceau inspiré à Steve Swallow par sa lecture frénétique de romans policiers. Ces qualités de maîtrise et d'humour se retrouvent dans le jeu du leader, comme dans ses interventions au micro entre les morceaux. Steve Swallow semble ainsi avoir mis sur pied un groupe à son image, prolongement idéal de son élégance décontractée qui pourrait aisément le faire passer pour Britannique.
Par sa fraîcheur, cette musique produit un effet particulièrement adapté à un soir d'été, alors que la chaleur à du mal à retomber dans les rues de la capitale.
A lire ailleurs : Ludovic Florin.
---
* En fait, non, je l'ai vu il y a dix ans au sein de l'Electric Be Bop Band de Paul Motian (Jazz à la Villette 2003). Steve Cardenas était lui aussi de la partie d'ailleurs. Mais le seul souvenir que je garde de ce concert est celui d'une grande déception... d'où peut-être mon sentiment de (re)découverte aujourd'hui.
Cette fois-ci les rôles traditionnels sont inversés puisque c'est le bassiste et non la pianiste - exclusivement à l'orgue ce soir - qui se présente en leader, et compositeur. Les morceaux portent d'ailleurs tous la marque d'une élégance propre à cet esthète de la basse électrique : une attitude cool, aux mélodies soyeuses, portées par un groove discret mais irrésistible. Ce groupe s'éloigne de toute esbroufe. La retenue est ici érigée au rang de référence absolue du bon goût. Est-ce à dire que le manque de substance n'est parfois pas loin ? Le petit miracle de l'ensemble est justement de réussir à maintenir, en toutes circonstances, des tourneries rythmiques obsédantes qui ne remettent pas en cause le partie pris esthétique de base, tout en fournissant une matière solide qui permet d'éviter à l'attention de retomber.
Chris Cheek, souvent entendu sur disque mais que, je pense, je voyais pour la première fois sur scène*, me fait une particulièrement bonne impression, par cette manière qu'il a de produire un son de ténor puissant et chaleureux tout en se tenant à distance des envolées paroxystiques du sax hero. Jorge Rossy apporte, lui, une touche d'espièglerie à l'ensemble, notamment quand il utilise une peluche pour frapper ses peaux ou qu'il déclenche brutalement un coup sec sur sa caisse claire au cours d'un morceau inspiré à Steve Swallow par sa lecture frénétique de romans policiers. Ces qualités de maîtrise et d'humour se retrouvent dans le jeu du leader, comme dans ses interventions au micro entre les morceaux. Steve Swallow semble ainsi avoir mis sur pied un groupe à son image, prolongement idéal de son élégance décontractée qui pourrait aisément le faire passer pour Britannique.
Par sa fraîcheur, cette musique produit un effet particulièrement adapté à un soir d'été, alors que la chaleur à du mal à retomber dans les rues de la capitale.
A lire ailleurs : Ludovic Florin.
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* En fait, non, je l'ai vu il y a dix ans au sein de l'Electric Be Bop Band de Paul Motian (Jazz à la Villette 2003). Steve Cardenas était lui aussi de la partie d'ailleurs. Mais le seul souvenir que je garde de ce concert est celui d'une grande déception... d'où peut-être mon sentiment de (re)découverte aujourd'hui.
lundi 20 mai 2013
Anne Teresa De Keersmaeker - Elena's Aria @ Théâtre de la Ville, vendredi 17 mai 2013
Je n'avais pas chroniqué de spectacle de danse depuis près de trois ans. Le dernier à avoir eu les honneurs de ce blog était déjà, sans surprise, signé ATDK. Clin d’œil supplémentaire, dans la carrière de la chorégraphe flamande, Rosas danst Rosas (1983) précède Elena's Aria (1984).
Alors que seul l'avant de la scène apparaît devant un grand rideau métallique, Fumiyo Ikeda, qui était déjà de la création il y a trente ans, la parcourt de gauche à droite, allume une lampe, sort un livre d'un tiroir, s'assoit sur une chaise et se met à lire, en français, une lettre de Tolstoï. Celle-ci évoque la douleur liée à l'absence de l'être cher. Mais les mots de l'écrivain russe, qui seront répétés à la fin, entrent aussi en résonance avec l'absence de musique qui marque l'essentiel de la pièce. Comme si la narratrice était la danse elle-même, regrettant de n'être que la moitié d'elle-même sans le soutien de la musique.
Le silence enrobait déjà le premier mouvement de Rosas danst Rosas. Dans un mouvement de radicalisation - ressurgi dans certaines pièces récentes d'ATDK - il semble avoir pris possession de l’œuvre toute entière dans Elena's Aria. Des airs d'opéra émergent pourtant parfois du silence tout au long de la pièce, mais joués à un niveau sonore très faible, proche du murmure. Le volume sonore n'ira crescendo qu'à la fin du spectacle, pour faire entendre une sonate de Mozart, loin de la musique minimaliste qui marquait les premières créations de la flamande.
Elena's Aria est apparue comme une pièce de rupture dans le parcours d'ATDK. Avec trente ans de recul, on trouve pourtant une grande logique dans l'enchaînement avec ses travaux précédents. On retrouve, en nombre, les chaises de Rosas danst Rosas, les accessoires (talons, robes) et les gestes de féminité répétés de manière mécanique. Le travail de phasage / déphasage hérité de sa confrontation avec la musique de Steve Reich permet lui de créer un rythme interne à la danse, sans soutien explicite de la musique. Toutefois, on sort ici de la logique du cycle pour entrer dans celle de la désynchronisation. On voit ainsi souvent une danseuse seule sur le cercle de craie tracé au centre de la scène pendant que trois autres glissent d'une chaise à l'autre au fond, et que la cinquième attend son tour assise sur le côté. Il ne semble ainsi pas y avoir, pendant les deux premiers tiers de la pièce, de logique d'ensemble, comme si chacune des cinq danseuses était laissée libre - ou désemparée - face à elle-même.
La répétition des mêmes figures et des mêmes gestes par toutes les danseuses tour à tour laisse néanmoins entrevoir un langage commun qui permet de déboucher sur des mouvements collectifs alors que la musique a, enfin, raison du silence sur la fin du spectacle. Le collage de textes (outre Tolstoï, Dostoïevski et Brecht), d'images (film d'immeubles s'écroulant), et de sons (airs d'opéra, discours de Che Guevara) qui compose la pièce ne permettait pas aux danseuses de trouver une direction. Celle-ci ne leur est dévoilée qu'à la fin, à l'aide de la sonate de Mozart. Triomphe de l'harmonie classique sur une réalité contemporaine fragmentée.
Alors que seul l'avant de la scène apparaît devant un grand rideau métallique, Fumiyo Ikeda, qui était déjà de la création il y a trente ans, la parcourt de gauche à droite, allume une lampe, sort un livre d'un tiroir, s'assoit sur une chaise et se met à lire, en français, une lettre de Tolstoï. Celle-ci évoque la douleur liée à l'absence de l'être cher. Mais les mots de l'écrivain russe, qui seront répétés à la fin, entrent aussi en résonance avec l'absence de musique qui marque l'essentiel de la pièce. Comme si la narratrice était la danse elle-même, regrettant de n'être que la moitié d'elle-même sans le soutien de la musique.
Le silence enrobait déjà le premier mouvement de Rosas danst Rosas. Dans un mouvement de radicalisation - ressurgi dans certaines pièces récentes d'ATDK - il semble avoir pris possession de l’œuvre toute entière dans Elena's Aria. Des airs d'opéra émergent pourtant parfois du silence tout au long de la pièce, mais joués à un niveau sonore très faible, proche du murmure. Le volume sonore n'ira crescendo qu'à la fin du spectacle, pour faire entendre une sonate de Mozart, loin de la musique minimaliste qui marquait les premières créations de la flamande.
Elena's Aria est apparue comme une pièce de rupture dans le parcours d'ATDK. Avec trente ans de recul, on trouve pourtant une grande logique dans l'enchaînement avec ses travaux précédents. On retrouve, en nombre, les chaises de Rosas danst Rosas, les accessoires (talons, robes) et les gestes de féminité répétés de manière mécanique. Le travail de phasage / déphasage hérité de sa confrontation avec la musique de Steve Reich permet lui de créer un rythme interne à la danse, sans soutien explicite de la musique. Toutefois, on sort ici de la logique du cycle pour entrer dans celle de la désynchronisation. On voit ainsi souvent une danseuse seule sur le cercle de craie tracé au centre de la scène pendant que trois autres glissent d'une chaise à l'autre au fond, et que la cinquième attend son tour assise sur le côté. Il ne semble ainsi pas y avoir, pendant les deux premiers tiers de la pièce, de logique d'ensemble, comme si chacune des cinq danseuses était laissée libre - ou désemparée - face à elle-même.
La répétition des mêmes figures et des mêmes gestes par toutes les danseuses tour à tour laisse néanmoins entrevoir un langage commun qui permet de déboucher sur des mouvements collectifs alors que la musique a, enfin, raison du silence sur la fin du spectacle. Le collage de textes (outre Tolstoï, Dostoïevski et Brecht), d'images (film d'immeubles s'écroulant), et de sons (airs d'opéra, discours de Che Guevara) qui compose la pièce ne permettait pas aux danseuses de trouver une direction. Celle-ci ne leur est dévoilée qu'à la fin, à l'aide de la sonate de Mozart. Triomphe de l'harmonie classique sur une réalité contemporaine fragmentée.
dimanche 21 avril 2013
Take Five Europe / The Rich Taylors @ La Dynamo, jeudi 18 avril 2013
Le festival Banlieues Bleues accueillait jeudi dernier le premier concert de la cuvée 2013 du programme Take Five Europe. Extension continentale d'un dispositif d'origine britannique, Take Five Europe regroupe dix jeunes musiciens issus de cinq pays européens (Norvège, Pologne, Pays-Bas, France et Royaume-Uni) et leur propose notamment résidence de création, ateliers sur les "à-côté" de la vie d'un musicien professionnel (communication, financement, édition...) et concerts communs dans quelques festivals des cinq pays concernés. Parmi les noms sélectionnés pour cette deuxième édition, outre les deux Français (Airelle Besson, tp, et Guillaume Perret, sax), seul le contrebassiste norvégien Per Zanussi m'était connu auparavant, pour sa participation au Trespass Trio aux côtés de Martin Küchen et Raymond Strid.
Après une semaine passée ensemble dans une ferme du Kent, la troupe rassemblée pour l'occasion livrait donc pour la première fois sur la scène d'un des festivals partenaires le fruit de leurs travaux. Le principe du concert est simple : l'orchestre joue tour à tour une composition de chacun de ses membres. On pourrait s'attendre à un patchwork très dépareillé, pourtant, si les différences stylistiques existent bien, l'ensemble dégage une belle unité, servi par une joie de jouer communicative. Chacun semble vouloir se mettre tour à tour au service de la musique de ses camarades, sans chercher à tirer la couverture à lui. Si certains sont plus expressifs que d'autres - le Britannique Arun Ghosh au corps très impliqué dans les tournoiements de sa clarinette ou le batteur néerlandais Marcos Baggiani au large sourire gourmand - ils ne captent néanmoins pas toute la lumière, et la musique parcourt les pupitres avec fluidité. Parmi les moments forts on retiendra notamment les compositions de Chris Sharkey, guitare britannique électrisante, marquée par une esthétique free rock qui mêle avec bonheur improvisation et répétition, et d'Airelle Besson, lent mais imparable crescendo soutenu par les vents à l'unisson qui unie lisibilité mélodique de la pop et effets de boucle (en fait, une composition déjà au répertoire de Rockingchair, Estudio, Trabajo y Fusil). On parcourt également avec appétit les univers de fanfare joyeuse du pianiste polonais Marcin Masecki ou les climats plus apaisés, ponctués de multiples accidents percussifs, du contrebassiste Per Zanussi, avant que le concert ne s'achève sur un hymne funk signé Guillaume Perret qui permet d'apprécier la plasticité de cet orchestre certes éphémère, mais bel et bien cohérent.
On restait dans les échanges inter-européens avec la deuxième partie de la soirée. Le quintet The Rich Taylors réunit en effet deux trios qui se partagent le saxophoniste Robin Fincker : l'ensemble franco-britannique Blink avec la pianiste Alcyona Mick et le batteur Paul Clarvis, et le groupe franco-allemand The Mediums avec Vincent Courtois au violoncelle et Daniel Erdmann au saxophone ténor. Plutôt que de jouer les compositions déjà au répertoire de ces deux trios, Robin Fincker explique qu'ils ont choisi d'écrire spécialement des nouveaux morceaux pour ce groupe. Et ça fonctionne plutôt très bien. L'esthétique du groupe, même si moins électrique, trouve des échos avec celle de la première partie. Il en partage l'approche décloisonnée, issue du jazz, mais nourrie de rock, de folklores d'ici et d'ailleurs, et de préoccupations formelles issues de la musique contemporaine. La soirée permet alors d'esquisser le portrait d'une génération de musiciens européens - Vincent Courtois en parrain - aux préoccupations communes, faites de combinaisons sonores trans-genres qui permettent de conserver de leurs racines jazz le goût de la surprise mais en y ajoutant un terreau mélodique plus à distance de la tradition afro-américaine. Belles découvertes.
Après une semaine passée ensemble dans une ferme du Kent, la troupe rassemblée pour l'occasion livrait donc pour la première fois sur la scène d'un des festivals partenaires le fruit de leurs travaux. Le principe du concert est simple : l'orchestre joue tour à tour une composition de chacun de ses membres. On pourrait s'attendre à un patchwork très dépareillé, pourtant, si les différences stylistiques existent bien, l'ensemble dégage une belle unité, servi par une joie de jouer communicative. Chacun semble vouloir se mettre tour à tour au service de la musique de ses camarades, sans chercher à tirer la couverture à lui. Si certains sont plus expressifs que d'autres - le Britannique Arun Ghosh au corps très impliqué dans les tournoiements de sa clarinette ou le batteur néerlandais Marcos Baggiani au large sourire gourmand - ils ne captent néanmoins pas toute la lumière, et la musique parcourt les pupitres avec fluidité. Parmi les moments forts on retiendra notamment les compositions de Chris Sharkey, guitare britannique électrisante, marquée par une esthétique free rock qui mêle avec bonheur improvisation et répétition, et d'Airelle Besson, lent mais imparable crescendo soutenu par les vents à l'unisson qui unie lisibilité mélodique de la pop et effets de boucle (en fait, une composition déjà au répertoire de Rockingchair, Estudio, Trabajo y Fusil). On parcourt également avec appétit les univers de fanfare joyeuse du pianiste polonais Marcin Masecki ou les climats plus apaisés, ponctués de multiples accidents percussifs, du contrebassiste Per Zanussi, avant que le concert ne s'achève sur un hymne funk signé Guillaume Perret qui permet d'apprécier la plasticité de cet orchestre certes éphémère, mais bel et bien cohérent.
On restait dans les échanges inter-européens avec la deuxième partie de la soirée. Le quintet The Rich Taylors réunit en effet deux trios qui se partagent le saxophoniste Robin Fincker : l'ensemble franco-britannique Blink avec la pianiste Alcyona Mick et le batteur Paul Clarvis, et le groupe franco-allemand The Mediums avec Vincent Courtois au violoncelle et Daniel Erdmann au saxophone ténor. Plutôt que de jouer les compositions déjà au répertoire de ces deux trios, Robin Fincker explique qu'ils ont choisi d'écrire spécialement des nouveaux morceaux pour ce groupe. Et ça fonctionne plutôt très bien. L'esthétique du groupe, même si moins électrique, trouve des échos avec celle de la première partie. Il en partage l'approche décloisonnée, issue du jazz, mais nourrie de rock, de folklores d'ici et d'ailleurs, et de préoccupations formelles issues de la musique contemporaine. La soirée permet alors d'esquisser le portrait d'une génération de musiciens européens - Vincent Courtois en parrain - aux préoccupations communes, faites de combinaisons sonores trans-genres qui permettent de conserver de leurs racines jazz le goût de la surprise mais en y ajoutant un terreau mélodique plus à distance de la tradition afro-américaine. Belles découvertes.
dimanche 24 mars 2013
Robin Verheyen New York Quartet / Ingrid Laubrock's Anti-House @ La Dynamo, mardi 19 mars 2013
Mardi dernier La Dynamo nous offrait la possibilité d'entendre deux saxophonistes européens, le Belge Robin Verheyen et l'Allemande Ingrid Laubrock, à la tête de groupes aux couleurs résolument new-yorkaises. Mais, au-delà de ce point commun de départ, la musique des deux soufflants n'a pas grand chose à voir.
Je découvrais pour l'occasion Robin Verheyen (soprano et ténor). D'allure sage, presque studieuse, il propose un discours appliqué, toujours très lisible. Accompagné par Russ Johnson à la trompette, Drew Gress à la contrebasse et Jeff Davis à la batterie, il élabore une musique qui sonne en effet très new-yorkaise, sans doute abreuvée par la fréquentation assidue des clubs de la grosse pomme. On se situe en plein dans cette esthétique réformiste, post-bop, qui continue d'être le cœur du jazz new-yorkais d'aujourd'hui - même si on peut lui préférer ses marges. Cette musique, trop athlétique à mon goût, repose en fait essentiellement sur la personnalité de ses solistes. Et, s'il en maîtrise parfaitement tous les codes, on cherche un peu en vain dans la musique de Robin Verheyen une épaisseur, une singularité dans le discours, qui ferait apparaître son originalité. Lui et Russ Johnson enchaînent les solos, vifs, démonstratifs, maîtrisés de bout en bout, sans que l'émotion - souvent procurée par le décalage - ne se fasse jour. Cette musique bien exécutée nous laisse finalement de marbre, extérieur à elle le plus souvent.
Rien de tel avec le groupe d'Ingrid Laubrock que j'avais déjà eu l'occasion de voir au festival de Saalfelden en 2010. Ici pas de solo démonstratif. Pour tout dire, cette musique semble même s'interdire les solos et lui préférer les combinaisons perpétuellement recomposées, de duos en trios, de quartets en quintet. Multipliant les angles d'attaque, elle est constamment changeante, jouant sur la science des décalages de Kris Davis (piano claudiquant dans la lignée d'Andrew Hill, pas si éloigné des paysages lunaires de Benoît Delbecq) et de Mary Halvorson (guitare acidulée aux effets électrisants toujours contenus). Les trois filles mènent un discours particulièrement riche, aux voix entremêlées, jouant au chat et à la souris au cours de compositions labyrinthiques qui finissent toujours par retomber, comme par magie, sur leurs pieds. A Saalfelden, l'utilisation du glockenspiel par Tom Rainey donnait une couleur singulière - fantomatique et enfantine - à de nombreuses compositions. Cette fois-ci, Rainey se contentait de la batterie, même si avec lui le terme "contenter" ne fait pas vraiment sens. Du coup, l'approche était assez différente de mon souvenir, jouant beaucoup plus sur la superposition des discours, et de ce point de vue, la maîtrise polyrythmique de Tom Rainey fait des merveilles. La densité de ses interventions ne se fait jamais encombrante, mais juste ce qu'il faut enveloppante pour faire décoller l'ensemble. Le quintet était complété par Sean Conly à la contrebasse, peut-être un peu plus en retrait que ses acolytes, mais auteur de quelques belles passes d'arme avec Rainey néanmoins (il faut dire qu'il n'est pas le bassiste habituel du groupe, le rôle étant normalement tenu par John Hébert). Contrairement à la première partie, la musique développée par Ingrid Laubrock avec ce groupe fait clairement apparaître une singularité, qui sait se nourrir des caractéristiques propres des personnalités qui l'entourent (Kris Davis, Mary Halvorson, Tom Rainey, dont on connaît et apprécie l'originalité dans de nombreux contextes), sans pour autant s'y résumer. Si elle ne se met pas particulièrement en avant - pas d'intervention flamboyante de sax hero - Ingrid Laubrock brille par sa science de la composition et sa façon d'agencer l'écrit et l'improvisé. Et c'est vraiment prenant : impossible de rester extérieur, on est absorbé et fasciné par la musique.
A lire ailleurs : Franck Bergerot.
Je découvrais pour l'occasion Robin Verheyen (soprano et ténor). D'allure sage, presque studieuse, il propose un discours appliqué, toujours très lisible. Accompagné par Russ Johnson à la trompette, Drew Gress à la contrebasse et Jeff Davis à la batterie, il élabore une musique qui sonne en effet très new-yorkaise, sans doute abreuvée par la fréquentation assidue des clubs de la grosse pomme. On se situe en plein dans cette esthétique réformiste, post-bop, qui continue d'être le cœur du jazz new-yorkais d'aujourd'hui - même si on peut lui préférer ses marges. Cette musique, trop athlétique à mon goût, repose en fait essentiellement sur la personnalité de ses solistes. Et, s'il en maîtrise parfaitement tous les codes, on cherche un peu en vain dans la musique de Robin Verheyen une épaisseur, une singularité dans le discours, qui ferait apparaître son originalité. Lui et Russ Johnson enchaînent les solos, vifs, démonstratifs, maîtrisés de bout en bout, sans que l'émotion - souvent procurée par le décalage - ne se fasse jour. Cette musique bien exécutée nous laisse finalement de marbre, extérieur à elle le plus souvent.
Rien de tel avec le groupe d'Ingrid Laubrock que j'avais déjà eu l'occasion de voir au festival de Saalfelden en 2010. Ici pas de solo démonstratif. Pour tout dire, cette musique semble même s'interdire les solos et lui préférer les combinaisons perpétuellement recomposées, de duos en trios, de quartets en quintet. Multipliant les angles d'attaque, elle est constamment changeante, jouant sur la science des décalages de Kris Davis (piano claudiquant dans la lignée d'Andrew Hill, pas si éloigné des paysages lunaires de Benoît Delbecq) et de Mary Halvorson (guitare acidulée aux effets électrisants toujours contenus). Les trois filles mènent un discours particulièrement riche, aux voix entremêlées, jouant au chat et à la souris au cours de compositions labyrinthiques qui finissent toujours par retomber, comme par magie, sur leurs pieds. A Saalfelden, l'utilisation du glockenspiel par Tom Rainey donnait une couleur singulière - fantomatique et enfantine - à de nombreuses compositions. Cette fois-ci, Rainey se contentait de la batterie, même si avec lui le terme "contenter" ne fait pas vraiment sens. Du coup, l'approche était assez différente de mon souvenir, jouant beaucoup plus sur la superposition des discours, et de ce point de vue, la maîtrise polyrythmique de Tom Rainey fait des merveilles. La densité de ses interventions ne se fait jamais encombrante, mais juste ce qu'il faut enveloppante pour faire décoller l'ensemble. Le quintet était complété par Sean Conly à la contrebasse, peut-être un peu plus en retrait que ses acolytes, mais auteur de quelques belles passes d'arme avec Rainey néanmoins (il faut dire qu'il n'est pas le bassiste habituel du groupe, le rôle étant normalement tenu par John Hébert). Contrairement à la première partie, la musique développée par Ingrid Laubrock avec ce groupe fait clairement apparaître une singularité, qui sait se nourrir des caractéristiques propres des personnalités qui l'entourent (Kris Davis, Mary Halvorson, Tom Rainey, dont on connaît et apprécie l'originalité dans de nombreux contextes), sans pour autant s'y résumer. Si elle ne se met pas particulièrement en avant - pas d'intervention flamboyante de sax hero - Ingrid Laubrock brille par sa science de la composition et sa façon d'agencer l'écrit et l'improvisé. Et c'est vraiment prenant : impossible de rester extérieur, on est absorbé et fasciné par la musique.
A lire ailleurs : Franck Bergerot.
dimanche 24 février 2013
Saul Williams & Mike Ladd / Tortoise & Guests @ Maison des Arts de Créteil, samedi 23 février 2013
Dernier des trois concerts du festival Sons d'hiver pour lesquels j'ai pris des places cette année. La soirée commençait par la rencontre de deux slameurs américains, résidents parisiens. Juste accompagnés de leurs laptops, Saul Williams et Mike Ladd mettent le verbe en avant. Incandescent chez Saul Williams, plus ludique chez Mike Ladd. Leur rapport aux mots est suffisamment différent pour insuffler du rythme à la soirée, bien au-delà des beats électroniques minimalistes qui leur servent de support. Saul Williams semble habité quand il déclame ses vers, héritier mystique d'une tradition de preachers. On retrouve ainsi avec plaisir sur scène, dans un contexte musical plus dépouillé, le flow halluciné qui avait fait de son premier album, l'indispensable Amethyst Rockstar (Columbia, 2001), un des disques les plus originaux, et les plus convaincants, de l'histoire du hip hop. Mike Ladd, quant à lui, est à la fois plus proche de l'orthodoxie rap dans son flow et toujours avide de sons inusuels dans un contexte hip hop. On se souvient ainsi avec bonheur de ses disques aux côtés de Vijay Iyer, mêlant urgence du verbe et jazz urbain sous haute tension. Hier soir, l'approche était plus électro, sur fond de rythmes martiaux entêtants et de percussions digitales hypnotiques. Mais, comme toujours, très éloignée des formules toutes faites qui collent à l'esthétique hip hop. S'autorisant au passage une relecture du Requiem pour un con, de Gainsbourg, pour montrer leur attachement à leur patrie d'adoption, les deux slameurs ont finalement réussi à sortir la salle du confort douillet dans lequel les beaux fauteuils rouges la conduisaient quasi naturellement.
Il y a cinq ans, lors d'un précédent concert de Tortoise, j'expliquais pourquoi, décidément, je n'arrivais pas à entrer dans la musique des chicagoans. Pourquoi dès lors y retourner ? Pour deux raisons majeures. Tout d'abord, si l'évolution de mes choix esthétiques évoquée dans mon précédent billet m'éloigne un peu plus chaque jour du jazz hexagonal, elle me conduit parallèlement de plus en plus régulièrement vers les productions de la Windy City. L'autre raison en était le renfort de six jazzmen, promesse d'une ouverture de la musique de Tortoise vers des chemins moins balisés (ou en tout cas moins ouvertement rock).
Les onze musiciens réunis pour l'occasion forment un arc de cercle sur la scène de la MAC. Sur l'aile droite, les cinq de Tortoise : John Herndon à la batterie, Doug McCombs à la basse, Jeff Parker à la guitare et John McEntire et Dan Bitney aux machines et claviers. Sur l'aile gauche, les six invités. Trois renforts du Midwest : J.T. Bates à la batterie (Minneapolis), Jim Baker au piano et Nicole Mitchell à la flûte (Chicago). Et trois jeunes musiciens français : Julien Desprez à la guitare, Antonin-Tri Hoang au sax alto et à la clarinette basse, et Aymeric Avice à la trompette. La musique proposée conserve certaines caractéristiques propres à Tortoise, comme ces lignes de basse obsédantes, tirant vers le minimalisme répétitif, ou le phrasé très liquide de Jeff Parker à la guitare. La confrontation de deux batteries est aussi constitutive de l'identité des chicagoans, mais en confiant l'une des deux à un élément extérieur cette fois, ils évitent les rythmes trop carrés qui m'avaient déplu en 2008. Au contraire, cela permet de déployer un riche tapis rythmique, soyeux et délicat, sur lequel le petit groupe formé par les trois soufflants et Julien Desprez, rassemblé à l’extrémité gauche de l'arc de cercle, prend son envol vers de tendres territoires oniriques, évocateurs de vastes espaces majestueux. La présence des trois vents donne ainsi une belle ampleur à la musique de Tortoise, la conduisant hors des sentiers battus. Nicole Mitchell notamment, habituée de cette esthétique chicagoane décloisonnée, fait des merveilles, virevoltant avec légèreté au-dessus de la jungle rythmique déployée sous ses larges ailes. Aymeric Avice n'est pas en reste, néanmoins, prenant quelques beaux et puissants solos, dont un au début de la première suite à l'éclat particulièrement brillant. Mais c'est surtout la cohésion de ce groupe de quatre au sein de l'ensemble plus large qui marque les esprits. Un passage magnifique, alors que tous les autres se sont tus, illumine particulièrement le concert. Respiration des airs du grand large. Musique du cosmos et des rêves. Léger et profond, sur les chemins d'une musique de chambre sans mur ni plafond. Quand Tortoise nous propose cela, finalement, je n'ai aucun mal à adhérer pleinement à leur musique.
A voir ailleurs : les deux concerts, ainsi que ceux de la veille, sur Arte Live Web.
Il y a cinq ans, lors d'un précédent concert de Tortoise, j'expliquais pourquoi, décidément, je n'arrivais pas à entrer dans la musique des chicagoans. Pourquoi dès lors y retourner ? Pour deux raisons majeures. Tout d'abord, si l'évolution de mes choix esthétiques évoquée dans mon précédent billet m'éloigne un peu plus chaque jour du jazz hexagonal, elle me conduit parallèlement de plus en plus régulièrement vers les productions de la Windy City. L'autre raison en était le renfort de six jazzmen, promesse d'une ouverture de la musique de Tortoise vers des chemins moins balisés (ou en tout cas moins ouvertement rock).
Les onze musiciens réunis pour l'occasion forment un arc de cercle sur la scène de la MAC. Sur l'aile droite, les cinq de Tortoise : John Herndon à la batterie, Doug McCombs à la basse, Jeff Parker à la guitare et John McEntire et Dan Bitney aux machines et claviers. Sur l'aile gauche, les six invités. Trois renforts du Midwest : J.T. Bates à la batterie (Minneapolis), Jim Baker au piano et Nicole Mitchell à la flûte (Chicago). Et trois jeunes musiciens français : Julien Desprez à la guitare, Antonin-Tri Hoang au sax alto et à la clarinette basse, et Aymeric Avice à la trompette. La musique proposée conserve certaines caractéristiques propres à Tortoise, comme ces lignes de basse obsédantes, tirant vers le minimalisme répétitif, ou le phrasé très liquide de Jeff Parker à la guitare. La confrontation de deux batteries est aussi constitutive de l'identité des chicagoans, mais en confiant l'une des deux à un élément extérieur cette fois, ils évitent les rythmes trop carrés qui m'avaient déplu en 2008. Au contraire, cela permet de déployer un riche tapis rythmique, soyeux et délicat, sur lequel le petit groupe formé par les trois soufflants et Julien Desprez, rassemblé à l’extrémité gauche de l'arc de cercle, prend son envol vers de tendres territoires oniriques, évocateurs de vastes espaces majestueux. La présence des trois vents donne ainsi une belle ampleur à la musique de Tortoise, la conduisant hors des sentiers battus. Nicole Mitchell notamment, habituée de cette esthétique chicagoane décloisonnée, fait des merveilles, virevoltant avec légèreté au-dessus de la jungle rythmique déployée sous ses larges ailes. Aymeric Avice n'est pas en reste, néanmoins, prenant quelques beaux et puissants solos, dont un au début de la première suite à l'éclat particulièrement brillant. Mais c'est surtout la cohésion de ce groupe de quatre au sein de l'ensemble plus large qui marque les esprits. Un passage magnifique, alors que tous les autres se sont tus, illumine particulièrement le concert. Respiration des airs du grand large. Musique du cosmos et des rêves. Léger et profond, sur les chemins d'une musique de chambre sans mur ni plafond. Quand Tortoise nous propose cela, finalement, je n'ai aucun mal à adhérer pleinement à leur musique.
A voir ailleurs : les deux concerts, ainsi que ceux de la veille, sur Arte Live Web.
Hélène Labarrière Quartet / Kidd Jordan Quintet @ Hôtel de Ville de Saint-Mandé, mardi 19 février 2013
Je ne m'habituerai jamais à cette salle. Chaque année, le festival Sons d'hiver s'entête à programmer des affiches alléchantes dans la salle des fêtes de la mairie de Saint-Mandé. Dilemme renouvelé tous les ans : que privilégier ? l'envie de voir des musiciens rares sur les scènes d'Île-de-France ou la peur d'être une nouvelle fois trahi par l'acoustique peu propice de la salle ? Cette année j'ai cédé à la tentation pour aller écouter des musiciens auxquels le festival sait, avec bonheur, rester fidèle au fil des années. J'avais ainsi déjà pu voir le quartet d'Hélène Labarrière dans le cadre de Sons d'hiver en 2008, et Kidd Jordan en trio avec William Parker et Andrew Cyrille en 2004, puis en quartet avec Fred Anderson, William Parker et Hamid Drake en 2006.
Sont-ce les ors, colonnes corinthiennes et fresques néo-classiques de la mairie qui ont influé sur moi ? En tout cas, je suis resté de marbre durant la prestation d'Hélène Labarrière (cb) et de ses acolytes (Hasse Poulsen, guitare, François Corneloup, sax baryton, et Christophe Marguet, batterie). Comme si un mur de verre se dressait entre moi et la scène, m'empêchant d'accéder aux plaisirs de l'écoute. Sentiment particulièrement étrange quand on se souvient du plaisir pris cinq ans auparavant et de l'estime que l'on porte à ces musiciens. Mais, rien n'y fait, j'ai l'impression d'observer de jolis papillons pris au piège sur leur épingle, figés en plein vol, définitivement inanimés derrière leur vitre. J'en viens même à n'y entendre que des "formules" chères à un certain jazz français des années 90, ce qui accroît mon agacement : rythmes africanistes à la Texier, lyrisme inspiré des chants de lutte, ouverture vers les folklores d'ici (Bretagne) et d'ailleurs (Mali). Le sentiment d'avoir baigné trop longtemps dans cet univers m'assaille alors. Au-delà de la salle, serait-ce révélateur d'une évolution plus profonde de mes goûts ? Je notais dans mon bilan 2012 la faible place laissée au jazz européen, et encore plus français, dans ma sélection en comparaison de certains de mes camarades ou par rapport à mes choix passés. Ce concert semble me confirmer une bifurcation personnelle, qu'il faudra tenter de confirmer - ou d'infirmer - en d'autres lieux. Car il y aussi parfois tout simplement des soirs sans, même pour les spectateurs.
A l'entracte, j'appréhende du coup un peu la suite. L'alternative n'est pas réjouissante : soit la déception se poursuit et je repartirai avec le sentiment de m'être laissé avoir par la salle, soit la musique des vétérans du free US m'emporte et cela confirmera mon éloignement de l'esthétique développée par la scène française.
Le début n'est pas rassurant. Chacun semble jouer dans son coin, sans faire attention aux autres : Charles Gayle martèle son piano sans une once d'attachement à la moindre mélodie, J.D. Parran passe des flûtes au saxophone basse, puis à la clarinette basse, sans prendre le temps d'installer un discours continu, William Parker fait vrombir sa contrebasse sans installer de rythme et Hamid Drake dresse un tapis percussif sans assises régulières. Au centre, Kidd Jordan au ténor intervient peu, jetant nonchalamment quelques notes parcimonieuses dans la mêlée. Ça part dans tous les sens, et ça ne fait pas sens. Heureusement, progressivement, Kidd Jordan prend le discours à son compte, impose sa volonté à l'ensemble, et entame un crescendo spirituel avec son sax qui unifie la musique et lui donne une direction. Le dernier tiers de cette première suite prend alors des accents coltraniens et lance enfin le concert. La deuxième suite est lancée par un beau solo d'Hamid Drake, ce qui lui confère d'entrée de jeu une assise rythmique bien établie, à partir de laquelle les soufflants vont pouvoir développer un discours riche du souvenir des marching bands et du carnaval néo-orléanais (Jordan étant originaire de la Crescent City), dans une esthétique aylérienne, si ce n'est à la lettre, au moins par l'esprit. Pour cette seconde suite, Charles Gayle troque bien vite son piano pour son sax ténor, instrument sur lequel il est bien plus convaincant, ce qui donne la possibilité de belles joutes avec le leader. Après ces deux longues suites, c'est déjà l'heure des saluts, mais sur l'insistance du public Kidd Jordan, un peu étonné de l'accueil enthousiaste qui lui est réservé, revient et entame un hymne funky, issu tout droit du folklore louisianais autour de Mardi-Gras. Simplicité et intensité mêlées finissent d'emporter mon adhésion. La soirée ne sera donc pas un échec, mais je repars avec des questions plein la tête sur l'évolution de mes choix esthétiques.
A lire ailleurs : Robert Latxague.
Sont-ce les ors, colonnes corinthiennes et fresques néo-classiques de la mairie qui ont influé sur moi ? En tout cas, je suis resté de marbre durant la prestation d'Hélène Labarrière (cb) et de ses acolytes (Hasse Poulsen, guitare, François Corneloup, sax baryton, et Christophe Marguet, batterie). Comme si un mur de verre se dressait entre moi et la scène, m'empêchant d'accéder aux plaisirs de l'écoute. Sentiment particulièrement étrange quand on se souvient du plaisir pris cinq ans auparavant et de l'estime que l'on porte à ces musiciens. Mais, rien n'y fait, j'ai l'impression d'observer de jolis papillons pris au piège sur leur épingle, figés en plein vol, définitivement inanimés derrière leur vitre. J'en viens même à n'y entendre que des "formules" chères à un certain jazz français des années 90, ce qui accroît mon agacement : rythmes africanistes à la Texier, lyrisme inspiré des chants de lutte, ouverture vers les folklores d'ici (Bretagne) et d'ailleurs (Mali). Le sentiment d'avoir baigné trop longtemps dans cet univers m'assaille alors. Au-delà de la salle, serait-ce révélateur d'une évolution plus profonde de mes goûts ? Je notais dans mon bilan 2012 la faible place laissée au jazz européen, et encore plus français, dans ma sélection en comparaison de certains de mes camarades ou par rapport à mes choix passés. Ce concert semble me confirmer une bifurcation personnelle, qu'il faudra tenter de confirmer - ou d'infirmer - en d'autres lieux. Car il y aussi parfois tout simplement des soirs sans, même pour les spectateurs.
A l'entracte, j'appréhende du coup un peu la suite. L'alternative n'est pas réjouissante : soit la déception se poursuit et je repartirai avec le sentiment de m'être laissé avoir par la salle, soit la musique des vétérans du free US m'emporte et cela confirmera mon éloignement de l'esthétique développée par la scène française.
Le début n'est pas rassurant. Chacun semble jouer dans son coin, sans faire attention aux autres : Charles Gayle martèle son piano sans une once d'attachement à la moindre mélodie, J.D. Parran passe des flûtes au saxophone basse, puis à la clarinette basse, sans prendre le temps d'installer un discours continu, William Parker fait vrombir sa contrebasse sans installer de rythme et Hamid Drake dresse un tapis percussif sans assises régulières. Au centre, Kidd Jordan au ténor intervient peu, jetant nonchalamment quelques notes parcimonieuses dans la mêlée. Ça part dans tous les sens, et ça ne fait pas sens. Heureusement, progressivement, Kidd Jordan prend le discours à son compte, impose sa volonté à l'ensemble, et entame un crescendo spirituel avec son sax qui unifie la musique et lui donne une direction. Le dernier tiers de cette première suite prend alors des accents coltraniens et lance enfin le concert. La deuxième suite est lancée par un beau solo d'Hamid Drake, ce qui lui confère d'entrée de jeu une assise rythmique bien établie, à partir de laquelle les soufflants vont pouvoir développer un discours riche du souvenir des marching bands et du carnaval néo-orléanais (Jordan étant originaire de la Crescent City), dans une esthétique aylérienne, si ce n'est à la lettre, au moins par l'esprit. Pour cette seconde suite, Charles Gayle troque bien vite son piano pour son sax ténor, instrument sur lequel il est bien plus convaincant, ce qui donne la possibilité de belles joutes avec le leader. Après ces deux longues suites, c'est déjà l'heure des saluts, mais sur l'insistance du public Kidd Jordan, un peu étonné de l'accueil enthousiaste qui lui est réservé, revient et entame un hymne funky, issu tout droit du folklore louisianais autour de Mardi-Gras. Simplicité et intensité mêlées finissent d'emporter mon adhésion. La soirée ne sera donc pas un échec, mais je repars avec des questions plein la tête sur l'évolution de mes choix esthétiques.
A lire ailleurs : Robert Latxague.
mardi 19 février 2013
Living by Lanterns @ Musée du Quai Branly, samedi 16 février 2013
Le festival Sons d'hiver développe depuis un certain nombre d'années désormais une relation profonde et régulière avec la scène jazz de Chicago. D'abord sous la forme d'un lien affirmé avec les héritiers de l'AACM, puis de plus en plus au fil des éditions avec les représentants d'une scène rajeunie, marquée par le décloisonnement des genres, ou plutôt leur dépassement (post-free, post-rock, les étiquettes ne font heureusement plus sens).
De son côté, le Musée du Quai Branly déploie depuis trois saisons une série de concerts sous le vocable "Bleu indigo" qui a le bon goût de proposer une exploration particulièrement pertinente des ramifications contemporaines du jazz américain. On se souvient par exemple y avoir vu dans des projets rarement programmés ailleurs dans la région Tyshawn Sorey, John Hébert, Steve Lehman ou encore Rob Mazurek. De quoi satisfaire notre appétit toujours renouvelé de surprenantes découvertes soniques.
Alors quand Sons d'hiver et Bleu indigo s'associent pour présenter un concert, on y court. D'autant plus quand sont présentes au générique quelques unes des figures chicagoanes et new-yorkaises qu'on aime le plus à suivre à travers le dédale de leurs productions discographiques entremêlées, comme en témoigne le billet sur mes disques favoris de l'année écoulée.
Living by Lanterns pourraient n'être qu'un n-ième hommage à une glorieuse figure du passé, comme on en voit bien (trop) souvent à l'affiche des festivals de jazz un peu partout sur la planète. Le projet est en effet né d'une commande faite au batteur Mike Reed par l'Experimental Sound Studio de Chicago d'élaborer quelque chose à partir des 700 heures d'archives de Sun Ra qui reposaient en son sein. Après un premier refus, Mike Reed a eu l'idée de ne sélectionner au final qu'une seule heure, une session de travail de 1961 tout sauf aboutie entre Sun Ra (piano), John Gilmore (sax ténor) et Ronnie Boykins (contrebasse). A partir de ces bribes - quelques mesures de-ci de-là, un simple accord jeté au hasard - il a composé une suite en six mouvements avec l'aide du vibraphoniste Jason Adasiewicz. Et pour l'interpréter, bien loin du format orchestral réduit de la bande originale, il a fait appel à un ensemble de neuf musiciens croisant avec bonheur son propre quintet chicagoan, Loose Assembly, avec les représentants d'une génération new-yorkaise grandie aux côtés d'Anthony Braxton.
On retrouve ainsi sur la scène du Musée du Quai Branly, la contrebasse puissante de Joshua Abrams entourée par les deux batteries de Mike Reed et Tomas Fujiwara. A eux trois ils forment une rythmique extrêmement présente tout au long du concert, qui est essentielle à l'identité du groupe. Par la polyrythmie qu'elle permet autant que par la mise en avant constante du son rond et boisé de la contrebasse dans l'équilibre des forces en présence. Sur la droite de la scène Jason Adasiewicz fait sonner son vibraphone avec véhémence, oscillant entre sonorités oniriques - clin d’œil à l'outer space cher à Sun Ra - et chevauchées percussives devant autant au minimalisme reichien qu'à une certaine esthétique typiquement chicagoane qu'on peut retrouver chez Tortoise ou dans l'Exploding Star Orchestra de Rob Mazurek.
Sur le devant, trois soufflants jouent de tous les registres. Taylor Ho Bynum, au cornet, avance parfois derrière le son étouffé d'une sourdine, glissant quelques notes veloutées au sein de l'orage rythmique quasi permanent que nous serre la rythmique. A d'autres moments, il se fait beaucoup plus rutilant, décochant des flèches aiguës, rivalisant de vivacité avec les deux saxophones qui prennent place à ses côtés, Greg Ward à l'alto et Matt Bauder au ténor. Bop, swing, free, tout le langage du jazz est revisité dans d'intenses solos qui donnent une couleur rétro-futuriste à l'ensemble. Les frontières temporelles se brouillent, et on ne sait parfois plus trop si la musique jouée est celle de 1960, de 2010 ou de 2060.
Entre batteries et cuivres, au centre du dispositif, il y a les cordes, frottées, pincées, caressées par les deux filles de l'orchestre, Tomeka Reid au violoncelle et Mary Halvorson à la guitare. Est-ce volontaire ? dû à leur positionnement central ? en tout cas on a parfois du mal à distinguer leur voix singulière dans les passages a tutti. Entre l'avalanche percussive des batteries et du vibraphone et la vigueur des soufflants, leur apport semble complètement fondu dans la masse. Heureusement elles ont droit à quelques solos qui, pour le coup, illuminent complètement les morceaux concernés. Mary Halvorson prend ainsi le premier solo du concert, guitare saturée et claudiquante, qui place d'entrée de jeu très hauts les débats. Un peu plus tard, c'est Tomeka Reid qui fait preuve d'un tendre lyrisme, d'autant plus puissant qu'il est feutré.
Au final, on reste marqué par le groove incessant qui transpire de l'orchestre. Au-delà des dissonances, distorsions et digressions dont raffolent ces musiciens, ils n'oublient jamais le sens de la forme qu'ils nous proposent - celle d'une suite parfaitement maîtrisée, qui fait sens comme un tout, au-delà des plaisirs de l'instant qu'elle offre à de multiples reprises. Et c'est bien là, beaucoup plus que dans le prétexte de l'hommage à Sun Ra, que la musique de Living by Lanterns fait sens, entrant en résonance aussi bien avec les explorations trans-genres d'un Rob Mazurek qu'avec les développements du 12+1tet d'Anthony Braxton. Musique d'hier ? Musique de demain ? Au cœur des préoccupations contemporaines.
A lire ailleurs : Ludovic Florin.
A voir ailleurs : le concert filmé par Arte Live Web.
De son côté, le Musée du Quai Branly déploie depuis trois saisons une série de concerts sous le vocable "Bleu indigo" qui a le bon goût de proposer une exploration particulièrement pertinente des ramifications contemporaines du jazz américain. On se souvient par exemple y avoir vu dans des projets rarement programmés ailleurs dans la région Tyshawn Sorey, John Hébert, Steve Lehman ou encore Rob Mazurek. De quoi satisfaire notre appétit toujours renouvelé de surprenantes découvertes soniques.
Alors quand Sons d'hiver et Bleu indigo s'associent pour présenter un concert, on y court. D'autant plus quand sont présentes au générique quelques unes des figures chicagoanes et new-yorkaises qu'on aime le plus à suivre à travers le dédale de leurs productions discographiques entremêlées, comme en témoigne le billet sur mes disques favoris de l'année écoulée.
Living by Lanterns pourraient n'être qu'un n-ième hommage à une glorieuse figure du passé, comme on en voit bien (trop) souvent à l'affiche des festivals de jazz un peu partout sur la planète. Le projet est en effet né d'une commande faite au batteur Mike Reed par l'Experimental Sound Studio de Chicago d'élaborer quelque chose à partir des 700 heures d'archives de Sun Ra qui reposaient en son sein. Après un premier refus, Mike Reed a eu l'idée de ne sélectionner au final qu'une seule heure, une session de travail de 1961 tout sauf aboutie entre Sun Ra (piano), John Gilmore (sax ténor) et Ronnie Boykins (contrebasse). A partir de ces bribes - quelques mesures de-ci de-là, un simple accord jeté au hasard - il a composé une suite en six mouvements avec l'aide du vibraphoniste Jason Adasiewicz. Et pour l'interpréter, bien loin du format orchestral réduit de la bande originale, il a fait appel à un ensemble de neuf musiciens croisant avec bonheur son propre quintet chicagoan, Loose Assembly, avec les représentants d'une génération new-yorkaise grandie aux côtés d'Anthony Braxton.
On retrouve ainsi sur la scène du Musée du Quai Branly, la contrebasse puissante de Joshua Abrams entourée par les deux batteries de Mike Reed et Tomas Fujiwara. A eux trois ils forment une rythmique extrêmement présente tout au long du concert, qui est essentielle à l'identité du groupe. Par la polyrythmie qu'elle permet autant que par la mise en avant constante du son rond et boisé de la contrebasse dans l'équilibre des forces en présence. Sur la droite de la scène Jason Adasiewicz fait sonner son vibraphone avec véhémence, oscillant entre sonorités oniriques - clin d’œil à l'outer space cher à Sun Ra - et chevauchées percussives devant autant au minimalisme reichien qu'à une certaine esthétique typiquement chicagoane qu'on peut retrouver chez Tortoise ou dans l'Exploding Star Orchestra de Rob Mazurek.
Sur le devant, trois soufflants jouent de tous les registres. Taylor Ho Bynum, au cornet, avance parfois derrière le son étouffé d'une sourdine, glissant quelques notes veloutées au sein de l'orage rythmique quasi permanent que nous serre la rythmique. A d'autres moments, il se fait beaucoup plus rutilant, décochant des flèches aiguës, rivalisant de vivacité avec les deux saxophones qui prennent place à ses côtés, Greg Ward à l'alto et Matt Bauder au ténor. Bop, swing, free, tout le langage du jazz est revisité dans d'intenses solos qui donnent une couleur rétro-futuriste à l'ensemble. Les frontières temporelles se brouillent, et on ne sait parfois plus trop si la musique jouée est celle de 1960, de 2010 ou de 2060.
Entre batteries et cuivres, au centre du dispositif, il y a les cordes, frottées, pincées, caressées par les deux filles de l'orchestre, Tomeka Reid au violoncelle et Mary Halvorson à la guitare. Est-ce volontaire ? dû à leur positionnement central ? en tout cas on a parfois du mal à distinguer leur voix singulière dans les passages a tutti. Entre l'avalanche percussive des batteries et du vibraphone et la vigueur des soufflants, leur apport semble complètement fondu dans la masse. Heureusement elles ont droit à quelques solos qui, pour le coup, illuminent complètement les morceaux concernés. Mary Halvorson prend ainsi le premier solo du concert, guitare saturée et claudiquante, qui place d'entrée de jeu très hauts les débats. Un peu plus tard, c'est Tomeka Reid qui fait preuve d'un tendre lyrisme, d'autant plus puissant qu'il est feutré.
Au final, on reste marqué par le groove incessant qui transpire de l'orchestre. Au-delà des dissonances, distorsions et digressions dont raffolent ces musiciens, ils n'oublient jamais le sens de la forme qu'ils nous proposent - celle d'une suite parfaitement maîtrisée, qui fait sens comme un tout, au-delà des plaisirs de l'instant qu'elle offre à de multiples reprises. Et c'est bien là, beaucoup plus que dans le prétexte de l'hommage à Sun Ra, que la musique de Living by Lanterns fait sens, entrant en résonance aussi bien avec les explorations trans-genres d'un Rob Mazurek qu'avec les développements du 12+1tet d'Anthony Braxton. Musique d'hier ? Musique de demain ? Au cœur des préoccupations contemporaines.
A lire ailleurs : Ludovic Florin.
A voir ailleurs : le concert filmé par Arte Live Web.
mardi 1 janvier 2013
Bilan 2012, les disques
La sélection de quinze disques que je retiens de cette année 2012 a un fort parfum d'outre-atlantique. Normal vu que le jazz en est toujours le centre, mais la tendance me semble encore plus forte que les années précédentes et bien plus prononcée chez moi que certains de mes petits camarades (les élus CJ, Sun Ship, Maître Chronique, Free Jazz...). Trois européens seulement parmi les quinze signataires de mon best of 2012, mais pas n'importe lesquels : le retour de Bojan Zulfikarpasic au solo plus de dix ans après son premier témoignage, la confirmation de la vitalité de la scène hongroise - malgré Orbán - avec le quartet de Kristóf Bacsó, et le quartet... américain d'Alexandra Grimal qui tutoie les étoiles.
Si on considère le nombre d'apparitions dans cette sélection comme un juste critère de la centralité de certaines figures sur la scène jazz d'aujourd'hui, alors deux musiciens se détachent : Mary Halvorson et Ches Smith, qui interviennent chacun sur trois disques de ma playlist, et notamment ensemble sur le grand Bending Bridges de la guitariste.
Je ne résiste cependant pas au plaisir du name dropping de ceux qui apparaissent deux fois ; ils permettent de dresser les contours d'une esthétique commune qui serpente entre les trois pôles progressistes de la culture américaine, San Francisco, Chicago et New York : Carla Kihlstedt, Ben Goldberg, Fred Lonberg-Holm, Tomas Fujiwara, Taylor Ho Bynum, John Hébert, Matt Mitchell, Tim Berne, Jonathan Finlayson et Trevor Dunn. Des noms forts de belles promesses sonores.
Rapide tour d'horizon. L'ordre n'est qu'alphabétique.
Kristóf Bacsó Quartet - Nocturne (BMC Records)
Enregistré à l'occasion d'un concert à Budapest, ce disque séduit par la puissance mélodique que Kristóf Bacsó et ses compagnons insufflent à un format orchestral qui ne cesse d'évoquer Ornette (as, tp, cb, dms). Et le désir s'accroît quand l'effet se prolonge avec le pianiste Kálmán Oláh sur trois titres.
Ballister - Mechanisms (Clean Feed)
Enregistré lors d'un concert à Chicago, ce trio composé du saxophoniste Dave Rempis, du violoncelliste Fred Lonberg-Holm et du batteur Paal Nilssen-Love impose son énergie rugueuse à coup de grandes coulées de lave sonores, tout aussi mélodiques que véhémentes.
Tim Berne - Snakeoil (ECM)
Nouveau groupe et premier disque en leader chez ECM pour le saxophoniste new-yorkais. Avec Oscar Noriega (cl), Matt Mitchell (p) et Ches Smith (dms), Tim Berne continue de nous séduire à l'aide de compositions labyrinthiques, pleines de souterrains soniques inattendus.
Michael Formanek - Small Places (ECM)
On retrouve Tim Berne sur ce second disque du quartet qu'il forme avec Craig Taborn (p) et Gerald Cleaver (dms) sous la direction du bassiste Michael Formanek. Musique voisine de celle de Snakeoil, avec peut-être un attachement plus fort au groove - en héritage de Hemphill.
Tomas Fujiwara & The Hook Up - The Air is Different (482 Music)
Quintet bien charpenté, avec Mary Halvorson (g), Brian Settles (ts), Jonathan Finlayson (tp) et Trevor Dunn (cb), réuni par un des plus séduisants batteurs de la scène actuelle. Des compositions inexorables, juste chahutées ce qu'il faut par la guitare acidulée de Mary Halvorson.
Alexandra Grimal - Andromeda (Ayler Records)
Trois partenaires américains pour ce nouvel enregistrement de la jeune saxophoniste. En Todd Neufeld (g), Thomas Morgan (cb) et Tyshawn Sorrey (dms), Alexandra Grimal a trouvé les compagnons de jeu idéal pour ses explorations sensibles des sons qui entourent le silence. Inspirée par la voûte céleste, cette musique onirique - parcourue de vives stridences comme de sourdes vibrations - nous emmène vers des paysages sonores peu visités jusqu'ici.
Mary Halvorson Quintet - Bending Bridges (Firehouse 12)
Entendue sur de nombreux (très) bons disques ces dernières années - dont deux autres de cette sélection - c'est sans doute à la tête de son propre quintet que la musique si particulière de Mary Halvorson prend toute sa saveur. Ses compositions ont l'efficacité mélodique du rock et le sens de la surprise - déséquilibres, décalages, contre-champs - propre au jazz. Avec Jonathan Finlayson (tp), Jon Irabagon (as), John Hébert (cb) et Ches Smith (dms), elle grave un second opus dans la parfaite continuité de son premier - qui faisait déjà partie de ma sélection 2010.
Fred Hersch Trio - Alive at the Vanguard (Palmetto)
Double CD enregistré en concert au Village Vanguard en début d'année, quelques semaines après leur passage par Paris. Nouvelles compositions, standards et répertoire des grands du jazz moderne alternent, servis par une joie de jouer toujours aussi contagieuse.
François Houle 5+1 - Genera (Songlines)
Le clarinettiste canadien confronte un quintet transatlantique plein de souffle - avec notamment Taylor Ho Bynum (cornet) et Samuel Blaser (tb) - au jeu tout en nuances de son habituel complice pianistique, Benoît Delbecq. Ambiance délicate mais néanmoins aventureuse.
Darius Jones Quartet - Book of Mae'bul (AUM Fidelity)
Matt Mitchell au piano et Ches Smith à la batterie, comme chez Tim Berne. Si on y ajoute Trevor Dunn à la basse, on voit que le jeune sax alto new-yorkais sait s'entourer. Musique nerveuse, urbaine, à la fois fidèle à une certaine tradition du free jazz et ouverte à des développements trans-genres plus actuels.
Living by Lanterns - New Myth / Old Science (Cuneiform Records)
Rencontre au sommet entre représentants émérites de la Windy City et de la Big Apple. Côté Chicago, Mike Reed (dms), Jason Adasiewicz (vib), Greg Ward (as), Tomeka Reid (vcl) et Josh Abrams (cb), soit le quintet Loose Assembly du batteur. Côté New York, Taylor Ho Bynum (cornet), Ingrid Laubrock (ts), Mary Halvorson (g) et Tomas Fujiwara (dms). A eux neuf, ils explorent des partitions inédites de Sun Ra. Galactique !
Fred Lonberg-Holm's Fast Citizens - Gather (Delmark)
Troisième opus de ce sextet chicagoan au leadership tournant. Après les saxophonistes Keefe Jackson et Aram Shelton, c'est au tour du violoncelliste Fred Lonberg-Holm de signer l'essentiel des compositions. Energie rock et esprit jazz typique de la scène chicagoane (nourri de blues, de swing et de free) constituent l'épine dorsale des sept solides thèmes que nous offre le groupe.
Aaron Novik - Secrets of Secrets (Tzadik)
A la tête d'un incroyable all-star de la Bay Area (Ben Goldberg, William Winant, Carla Kihlstedt, Fred Frith, Matthias Bossi, Lisa Mezzacappa...), ce clarinettiste relativement méconnu propose cinq ambitieuses suites où se mêlent klezmer, rock progressif, musique contemporaine, jazz et électro. Les mélodies basées sur des traditionnels yiddish se faufilent un chemin à travers des climats inquiétants, un brin oppressants. Une étonnante découverte.
Tin Hat - The Rain is a Handsome Animal (New Amsterdam Records)
Une fois n'est pas coutume, la voix - celle de Carla Kihlstedt - est au centre de ce nouveau disque de Tin Hat. Le groupe au jazz chambriste ouvert sur les musiques du monde (tendance tzigane, klezmer, americana et bien d'autres) met pour l'occasion en musique des poèmes d'e.e. cummings. Résultat délicat, délicieusement voyageur, avec une pointe d'espièglerie portée par la voix mutine de la violoniste.
Bojan Z - Soul Shelter (Anteprima Productions)
Dix compositions - certaines incorporant des mélodies issues des folklores balkaniques - et une reprise de Duke Ellington sont le terrain de jeu de Bojan Zulfikarpasic pour ce deuxième disque en solo de sa carrière. On y retrouve la joie virevoltante qui irrigue le jeu du pianiste, mais aussi l'évocation nostalgique de territoires laissés du côté de l'enfance - avant la guerre.
Si on considère le nombre d'apparitions dans cette sélection comme un juste critère de la centralité de certaines figures sur la scène jazz d'aujourd'hui, alors deux musiciens se détachent : Mary Halvorson et Ches Smith, qui interviennent chacun sur trois disques de ma playlist, et notamment ensemble sur le grand Bending Bridges de la guitariste.
Je ne résiste cependant pas au plaisir du name dropping de ceux qui apparaissent deux fois ; ils permettent de dresser les contours d'une esthétique commune qui serpente entre les trois pôles progressistes de la culture américaine, San Francisco, Chicago et New York : Carla Kihlstedt, Ben Goldberg, Fred Lonberg-Holm, Tomas Fujiwara, Taylor Ho Bynum, John Hébert, Matt Mitchell, Tim Berne, Jonathan Finlayson et Trevor Dunn. Des noms forts de belles promesses sonores.
Rapide tour d'horizon. L'ordre n'est qu'alphabétique.
Dave Rempis @ Elastic, Chicago, 2009
Enregistré à l'occasion d'un concert à Budapest, ce disque séduit par la puissance mélodique que Kristóf Bacsó et ses compagnons insufflent à un format orchestral qui ne cesse d'évoquer Ornette (as, tp, cb, dms). Et le désir s'accroît quand l'effet se prolonge avec le pianiste Kálmán Oláh sur trois titres.
Ballister - Mechanisms (Clean Feed)
Enregistré lors d'un concert à Chicago, ce trio composé du saxophoniste Dave Rempis, du violoncelliste Fred Lonberg-Holm et du batteur Paal Nilssen-Love impose son énergie rugueuse à coup de grandes coulées de lave sonores, tout aussi mélodiques que véhémentes.
Tim Berne - Snakeoil (ECM)
Nouveau groupe et premier disque en leader chez ECM pour le saxophoniste new-yorkais. Avec Oscar Noriega (cl), Matt Mitchell (p) et Ches Smith (dms), Tim Berne continue de nous séduire à l'aide de compositions labyrinthiques, pleines de souterrains soniques inattendus.
Michael Formanek - Small Places (ECM)
On retrouve Tim Berne sur ce second disque du quartet qu'il forme avec Craig Taborn (p) et Gerald Cleaver (dms) sous la direction du bassiste Michael Formanek. Musique voisine de celle de Snakeoil, avec peut-être un attachement plus fort au groove - en héritage de Hemphill.
Tomas Fujiwara & The Hook Up - The Air is Different (482 Music)
Quintet bien charpenté, avec Mary Halvorson (g), Brian Settles (ts), Jonathan Finlayson (tp) et Trevor Dunn (cb), réuni par un des plus séduisants batteurs de la scène actuelle. Des compositions inexorables, juste chahutées ce qu'il faut par la guitare acidulée de Mary Halvorson.
Alexandra Grimal - Andromeda (Ayler Records)
Trois partenaires américains pour ce nouvel enregistrement de la jeune saxophoniste. En Todd Neufeld (g), Thomas Morgan (cb) et Tyshawn Sorrey (dms), Alexandra Grimal a trouvé les compagnons de jeu idéal pour ses explorations sensibles des sons qui entourent le silence. Inspirée par la voûte céleste, cette musique onirique - parcourue de vives stridences comme de sourdes vibrations - nous emmène vers des paysages sonores peu visités jusqu'ici.
Mary Halvorson @ Jazzfestival Saalfelden, 2010
Mary Halvorson Quintet - Bending Bridges (Firehouse 12)
Entendue sur de nombreux (très) bons disques ces dernières années - dont deux autres de cette sélection - c'est sans doute à la tête de son propre quintet que la musique si particulière de Mary Halvorson prend toute sa saveur. Ses compositions ont l'efficacité mélodique du rock et le sens de la surprise - déséquilibres, décalages, contre-champs - propre au jazz. Avec Jonathan Finlayson (tp), Jon Irabagon (as), John Hébert (cb) et Ches Smith (dms), elle grave un second opus dans la parfaite continuité de son premier - qui faisait déjà partie de ma sélection 2010.
Fred Hersch Trio - Alive at the Vanguard (Palmetto)
Double CD enregistré en concert au Village Vanguard en début d'année, quelques semaines après leur passage par Paris. Nouvelles compositions, standards et répertoire des grands du jazz moderne alternent, servis par une joie de jouer toujours aussi contagieuse.
François Houle 5+1 - Genera (Songlines)
Le clarinettiste canadien confronte un quintet transatlantique plein de souffle - avec notamment Taylor Ho Bynum (cornet) et Samuel Blaser (tb) - au jeu tout en nuances de son habituel complice pianistique, Benoît Delbecq. Ambiance délicate mais néanmoins aventureuse.
Darius Jones Quartet - Book of Mae'bul (AUM Fidelity)
Matt Mitchell au piano et Ches Smith à la batterie, comme chez Tim Berne. Si on y ajoute Trevor Dunn à la basse, on voit que le jeune sax alto new-yorkais sait s'entourer. Musique nerveuse, urbaine, à la fois fidèle à une certaine tradition du free jazz et ouverte à des développements trans-genres plus actuels.
Living by Lanterns - New Myth / Old Science (Cuneiform Records)
Rencontre au sommet entre représentants émérites de la Windy City et de la Big Apple. Côté Chicago, Mike Reed (dms), Jason Adasiewicz (vib), Greg Ward (as), Tomeka Reid (vcl) et Josh Abrams (cb), soit le quintet Loose Assembly du batteur. Côté New York, Taylor Ho Bynum (cornet), Ingrid Laubrock (ts), Mary Halvorson (g) et Tomas Fujiwara (dms). A eux neuf, ils explorent des partitions inédites de Sun Ra. Galactique !
Fred Lonberg-Holm's Fast Citizens - Gather (Delmark)
Troisième opus de ce sextet chicagoan au leadership tournant. Après les saxophonistes Keefe Jackson et Aram Shelton, c'est au tour du violoncelliste Fred Lonberg-Holm de signer l'essentiel des compositions. Energie rock et esprit jazz typique de la scène chicagoane (nourri de blues, de swing et de free) constituent l'épine dorsale des sept solides thèmes que nous offre le groupe.
Aaron Novik - Secrets of Secrets (Tzadik)
A la tête d'un incroyable all-star de la Bay Area (Ben Goldberg, William Winant, Carla Kihlstedt, Fred Frith, Matthias Bossi, Lisa Mezzacappa...), ce clarinettiste relativement méconnu propose cinq ambitieuses suites où se mêlent klezmer, rock progressif, musique contemporaine, jazz et électro. Les mélodies basées sur des traditionnels yiddish se faufilent un chemin à travers des climats inquiétants, un brin oppressants. Une étonnante découverte.
Tin Hat - The Rain is a Handsome Animal (New Amsterdam Records)
Une fois n'est pas coutume, la voix - celle de Carla Kihlstedt - est au centre de ce nouveau disque de Tin Hat. Le groupe au jazz chambriste ouvert sur les musiques du monde (tendance tzigane, klezmer, americana et bien d'autres) met pour l'occasion en musique des poèmes d'e.e. cummings. Résultat délicat, délicieusement voyageur, avec une pointe d'espièglerie portée par la voix mutine de la violoniste.
Bojan Z - Soul Shelter (Anteprima Productions)
Dix compositions - certaines incorporant des mélodies issues des folklores balkaniques - et une reprise de Duke Ellington sont le terrain de jeu de Bojan Zulfikarpasic pour ce deuxième disque en solo de sa carrière. On y retrouve la joie virevoltante qui irrigue le jeu du pianiste, mais aussi l'évocation nostalgique de territoires laissés du côté de l'enfance - avant la guerre.