vendredi 16 août 2013

Anthony Braxton Quartet @ Fundação Calouste Gulbenkian, vendredi 9 août 2013

Ce concert se présente sous l'intitulé "Falling River Music". Anthony Braxton fait par là référence à un système de composition qui mêle l'écriture conventionnelle (sur portées) et l'écriture graphique (improvisations sous contraintes). Il s'agit d'une alternative à la "Diamond Curtain Wall Music" qui l'occupe parallèlement à l'heure actuelle - après de longues années dédiées à la "Ghost Trance Music" -  et qui a la particularité d'être centrée sur la relation entre programmation électronique et réaction dans l'instant des musiciens. Au point d'avoir abouti sur son plus récent disque (Echo Echo Mirror House, enregistré en septet à Victoriaville en 2011) à équiper chaque musicien de l'orchestre d'un iPod plein de ses anciennes compositions réinjectées en direct dans une musique qui efface alors les frontières temporelles. Derrière ces intitulés plus ou moins ésotériques, on voit poindre le théoricien de la musique, professeur émérite à la Wesleyan University. Et c'est accompagné de deux de ses anciens étudiants qu'il se présente sur la scène de Jazz em Agosto : Taylor Ho Bynum et Mary Halvorson. Le casting du quartet est complété par Ingrid Laubrock, est c'est peu de dire que la réunion des quatre à des allures de all-star pour moi (il n'y a qu'à faire un tour dans les archives récentes de ce blog pour voir tout le bien que je pense de ces musiciens, pour moi au cœur des productions les plus intéressantes de la scène jazz contemporaine).

"Falling River Music" donc. C'est à dire une musique centrée sur le son des seuls instruments joués en direct. Et, si on aime les explorations serties d'électronique, le plaisir du beau son qui irrigue cette musique procure un plaisir énorme. Les sonorités sont très douces. Jamais de violence malgré les aspérités apparentes. Il faut dire qu'on se situe délibérément dans le registre de l'aigre-doux, de l'acidulé, notamment grâce aux lignes heurtées de la guitare de Mary Halvorson, qui a une influence primordiale sur le son de l'orchestre. Les trois souffleurs - Anthony Braxton aux saxophones alto, soprano et sopranino, Ingrid Laubrock aux saxophones ténor et soprano et Taylor Ho Bynum au cornet, au bugle, à la trompette et au trombone - jonglent ainsi avec leurs instruments, varient les registres grâce à la large gamme de timbres à leur disposition, et voltigent tour à tour autour des sonorités si singulières de la guitare de Mary Halvorson.

Mosteiro dos Jeronimos, à Belém

La musique se déploie de manière ininterrompue pendant une heure et semble n'avoir ni début, comme prise en cours (du précédent concert ?), ni fin, stoppée soudainement (jusqu'au prochain concert ?) par Braxton après avoir jeté un œil à sa montre. La première -  et unique jusque là - fois que je l'avais vu (La Villette 2005, déjà avec Taylor Ho Bynum que je découvrais pour l'occasion), il s'était auto-contraint à l'aide d'un sablier. Même sans l'instrument cette fois-ci, il semble que la contrainte temporelle soit toujours un souci important pour lui. Il n'y aura d'ailleurs pas de rappel, juste des saluts sous l'insistance des applaudissements.

La composition intègre des passages très "jazz", comme l'évocation fantomatique de quelques standards, notamment de la part de Braxton à l'alto, qui s’insèrent dans un ensemble plus abstrait fait de jeu sur les textures et les combinaisons rythmiques décalées. Les moments à quatre servent de lien à de très nombreux duos qui irriguent et illuminent la musique. Les associations les plus fréquentes voient Braxton dialoguer avec Mary Halvorson et Ingrid Laubrock échanger avec Taylor Ho Bynum, mais toutes les combinaisons possibles sont explorées. Les duos de chaque souffleur avec la guitariste sont d'intenses moments de beauté irisée, où les sonorités acidulées de Mary Halvorson mettent en valeur la maîtrise du beau son que chacun est capable de dévoiler sur son (ses) instrument(s). Les duos de saxophones (notamment alto / ténor) entre Braxton et Ingrid Laubrock offrent aussi des moments d'intense émotion.

Si cette musique semble assez abstraite au début, on entre progressivement dedans grâce à des repères qui font référence à toute une histoire du jazz pour instruments à vent : des spirales étourdissantes héritées du bop de Braxton jusqu'au goût du son rond et chaud du ténor d'Ingrid Laubrock, en passant par l'utilisation de la sourdine pour enfanter des atmosphères délicieusement bleutées de Taylor Ho Bynum. Cet héritage - assumé et revendiqué - permet d'apprécier d'autant mieux les développements moins référencés, notamment dans les passages à quatre (sans doute les parties les plus écrites). Cette musique, à la grande beauté formelle, remplit ainsi d'une douce joie, empreinte de sérénité, par le constant souci de la lisibilité du discours que portent les quatre protagonistes et qui les accompagne jusque dans leurs sorties les plus aventureuses. Grand concert.

A lire ailleurs : Philippe Méziat.

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