Au milieu de l'avalanche de concerts brésiliens du moment, il fait parfois du bien de revenir aux fondamentaux jazz. Et quels fondamentaux quand ils ont pour nom Charles Gayle et Marc Ribot ! Les deux artistes présentaient tour à tour leurs groupes respectifs hier soir sur la scène de l'Espace 1789 de Saint-Ouen.
Le premier à jouer fut donc le saxophoniste Charles Gayle, accompagné pour l'occasion d'un trio "français" : Jean-Luc Cappozzo aux trompettes, Ramon Lopez à la batterie et Bernard Santacruz à la contrebasse. Charles Gayle est un musicien étonnant. Pendant longtemps il a joué seul dans les rues de New York, sans public si ce n'est celui des passants. Puis, en 1988, il a été "découvert" par un producteur qui l'a amené à côtoyer tout ce qui se fait de mieux en matière de free jazz dans la Grosse Pomme aujourd'hui : William Parker, John Tchicai, Sunny Murray, Rashied Ali... Le style de Charles Gayle au sax (alto) s'apparente à une sorte de rencontre d'Ornette Coleman (pour son amour des formes inattendues) et d'Albert Ayler (pour le côté émotif de son jeu). Charles Gayle puise également son inspiration de la musique d'église. Son jeu prend d'ailleurs parfois des allures de prière, de psaume, voire de preaching. Hier, Charles Gayle est également intervenu au piano, talent que je ne lui connaissais pas. Mais, là aussi, son style est remarquable, quelque part entre le déferlement free, les styles afro-américains fondamentaux (blues, musique d'église encore une fois) et les accords monkiens légèrement déviants. L'autre bonne surprise du concert fut la parfaite communion d'esprit avec les musiciens qui l'accompagnaient. Ramon Lopez, notamment, a été phénoménal dans ses solos de batterie. Et, si le contrebassiste était un peu en retrait par rapport aux autres, Jean-Luc Cappozzo a fait honneur à sa réputation. J'avais déjà pu le voir à la Cité de la Musique en 2003 accompagner Sophia Domancich, et il a confirmé hier tout le bien que j'avais déjà pu penser de lui, dans un style différent (plus free) qui plus est. La première partie fut donc véritablement remarquable. Le style de concert qui explique que je place mon amour du free jazz au-dessus de tous les autres styles.
La seconde partie ne fut pas mal non plus, et même tout aussi bien. Marc Ribot présentait son groupe Spiritual Unity dédié à la musique d'Albert Ayler. On restait donc dans les références free incontournables pour un superbe hommage. Il peut paraître assez vain de vouloir rendre hommage à un musicien free qui, par définition, vit dans l'instant. Il y a un risque évident à figer sa musique, qui perdrait ainsi tout son charme. Marc Ribot, aylerien de longue date, ne tombe heureusement pas dans ce travers, bien au contraire. Elément exemplaire de cette démarche, l'absence de saxophone dans ce groupe dédié à la mémoire du grand saxophoniste. Ribot a préféré s’entourer d'un trompettiste (Roy Campbell), d'un batteur (Chad Taylor) et d'un contrebassiste "historique" (Henry Grimes). Ce dernier a lui-même joué avec Ayler dans les années 60 (et avec quelques autres grandes figures du jazz moderne : Monk, Rollins, Don Cherry...) avant de disparaître de la circulation en 1968... et de réapparaître tout récemment, au début du XXIe siècle. Visiblement il n'a rien perdu de sa superbe. Ses solos dévastateurs, à l'archet comme en pizzicato, ont fait merveille hier. Mais celui qui était le plus mis en avant était Roy Campbell, magique à la trompette, au cornet ou au bugle. J'avais déjà pu l'apprécier l'année dernière dans le cadre de Sons d'hiver avec notamment Matthew Shipp et William Parker, et c'était encore mieux hier. Marc Ribot, quant à lui, a été tout compte fait assez discret, préférant laisser les trois autres s'exprimer pleinement, ponctuant de-ci de-là leurs interventions, mais ne prenant que peu de solos. Outre les musiciens, la grande vedette de la soirée fut la musique d'Albert Ayler elle-même. On retrouvait en effet tout le charme de ses mélodies parfois très simples mais chargées d'émotion et surtout propices à de très belles improvisations. Alliage du plus contemporain et du plus traditionnel (comme un retour aux marching bands néo-orléanais), le style d'Ayler était vraiment mis en valeur par le groupe.
Du free jazz qui rend heureux. Que demander de plus ?
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