Après une première série de concerts fin octobre, parmi lesquels celui de Wayne Shorter à Pleyel, la Cité de la Musique propose ces jours-ci une deuxième série pour accompagner l'exposition We Want Miles. Parmi tous les concerts proposés, je remarque que les deux pour lesquels j'ai pris des places sont les deux seuls à ne pas compter de trompettiste parmi leur distribution. Comme si l'absence de trompette était le gage d'un hommage moins direct, s'autorisant des chemins de traverse, plus à même de faire ressortir l'originalité de la musique du mage noir, au-delà de toute tentation imitative.
Avant d'assister au concert, je profite de la fin d'après-midi pour visiter l'exposition. Certes, je n'y apprends pas grand chose, mais l'élégante scénographie et la présence de documents aux supports variés permettent de passer un très agréable moment. Des tableaux de Basquiat en hommage à Bird côtoient ainsi un saxophone ayant appartenu à Coltrane (se retrouver devant provoque une petite émotion). De magnifiques photos incarnent la - nécessairement - superbe bande son, parfois projetée dans des mini-salles dédiées à un album ou une période, parfois en écoute sur des bornes via un casque remis à l'entrée, parfois accompagnant la projection sur grand écran de films de concert (ingénieuse multiplicité d'approche). Le second quintette filmé en Allemagne en 1967 et le concert de l'Île de Wight en 1970 retiennent tout particulièrement mon attention. On révise sans en avoir réellement besoin, les semaines sans Miles sur ma platine étant rares. On déambule en s'attardant sur les documents sonores qui ne proviennent par d'un support discographique commercialisé. On est ému par le "tunnel" sombre qui figure le silence de la seconde moitié des années 70 et où résonne He loved him madly, requiem pre-ambient dédié à Ellington, avant de déboucher sur une salle au jaune clinquant qui évoque la renaissance pop et choc de la décennie suivante. En deux heures, on a traversé quarante-cinq années qui ont marqué, et changé à plusieurs reprises, l'histoire du jazz. Et c'est peut-être dans le manque de contextualisation par rapport aux autres incarnations contemporaines de cette musique que l'exposition trouve ses limites. Sans perdre de vue la centralité de Miles, il aurait pu être intéressant de voir évoluer en parallèle les autres formes de jazz, et le positionnement relatif de l'oeuvre davisienne dans un univers tout aussi changeant que lui.
Pour évoquer son passage chez Miles (1972-74), Dave Liebman a assemblé un groupe au line-up alléchant. Badal Roy aux tablas, autre échappé des longues dérives funk de ces années-là aux côtés du trompettiste. John Abercrombie à la guitare qui, s'il ne faisait pas partie des groupes de Miles, a partagé la scène et le studio avec Liebman à la même époque. Et trois musiciens français connus pour leur approche gourmande et généreuse de la musique sous toutes ses formes : Andy Emler aux claviers, Linley Marthe à la basse et Eric Echampard à la batterie. Si le concert est présenté comme un hommage à On The Corner, le matériau utilisé ne provient pas seulement des séances de juin 1972 qui se retrouvèrent sur le disque, mais plus largement de la musique organique qui alimentait les concerts d'avant la descente aux enfers de la fin des années 70.
Liebman mène la troupe, indique de quelques gestes de la main les orientations à suivre, les solos à prendre, et intervient lui-même avec puissance et rage, le plus souvent au soprano. Pour l'occasion, il a remis le bandana des années hippies. On le sent pleinement investi dans une musique qu'il, dira-t-il à la fin, n'avait plus jouée depuis qu'il avait quitté Miles. Au petit jeu des solos et de l'impact individuel de chacun sur le groupe, Eric Echampard se distingue tout particulièrement. Il dévore avec un appétit non feint la profusion rythmique qui marquait la musique du trompettiste à cette époque. On retrouve avec bonheur les inflexions particulières qui donnaient à On The Corner vingt ans d'avance sur l'explosion des musiques électroniques. La démarche d'ensemble n'est cependant pas mimétique, et les développements proposés fonctionnent heureusement plus à l'écho qu'à la transcription.
A la fin du concert, Claude Carrière vient remettre les insignes d'officier dans l'ordre des Arts et des Lettres à Dave Liebman. Le temps de quelques remerciements, et les musiciens retournent sur scène pour conclure la soirée avec une ouverture vers la renaissance des années 80 en reprenant le thème de Jean-Pierre : dodo, l'enfant do... Miles, musique de la douceur nocturne même au coeur de la furie électrique.
Le concert sera bientôt disponible en vidéo sur Arte Live Web.
dimanche 20 décembre 2009
dimanche 1 novembre 2009
Wayne Shorter Quartet @ Salle Pleyel, jeudi 29 octobre 2009
Il y avait une forte concurrence jeudi soir pour les amateurs de bonne musique à Paris : la première étape du cycle Mahler de l'ONF au Châtelet ; les retrouvailles de Stéphan Oliva, Claude Tchamitchian et Jean-Pierre Jullian au Sunside dix-huit ans après le merveilleux Novembre ; ou encore Sonny Rollins à l'Olympia. Il fallait faire un choix, forcément difficile, et le mien s'est orienté vers le quartet de Wayne Shorter, un groupe que je considère comme l'un des plus incontournables du jazz actuel. Il est vrai qu'avec un blog qui tire son nom d'un disque de Shorter, j'avais comme une obligation morale à me rendre Salle Pleyel. Je ne sais pas ce que donnèrent les autres concerts, mais je ne fus pas déçu de mon choix, bien au contraire. S'il ne faut pas abuser des superlatifs, je peux quand même affirmer qu'il s'agissait du meilleur concert auquel j'ai assisté cette année.
Le concert de jeudi s'inscrivait dans le cadre d'un cycle autour de l'exposition sur Miles Davis inaugurée quelques jours auparavant à la Cité de la Musique. La plupart des manifestations de ce cycle consistent en des relectures d'albums cultes du sorcier noir : Birth of the Cool, Kind of Blue, Bitches Brew, Jack Johnson, On The Corner... Un exercice toujours un peu casse-gueule, bien souvent décevant. Je n'ai par conséquent pris une place que pour On The Corner, en décembre, en raison d'un line-up excitant (Liebman, Abercrombie, Emler, Echampard...). Sous-titré "Tribute to Miles Davis" sur le programme de Pleyel, le concert de jeudi était avant tout un concert du Wayne Shorter Quartet. L'occasion de revoir ce fabuleux groupe six ans après son passage au Parc Floral et trois ans après celui au Châtelet (un bon rythme). S'il y a un hommage à Miles avec le groupe de Shorter ce n'est pas tant par la relecture de thèmes associés au Second Great Quintet des 60s que par la liberté dans la forme - et non la liberté sans la forme - qui structure pareillement le jeu de ces deux ensembles.
L'heure et demie passée sur scène par Shorter (ts, ss), Danilo Perez (p), John Patitucci (cb) et Brian Blade (dms) s'est organisée en deux longues suites ininterrompues où les thèmes s'enchaînent et l'improvisation se glisse partout. Pas de solo démonstratif ni de mise en avant alternée des membres du groupe, on est loin des codes du concert de gala dont pourrait se contenter Shorter du haut de ses soixante-seize ans et de son statut de légende vivante. A la place, une fluidité dans l'interplay et un sens de l'architecture d'ensemble que l'on rencontre plus souvent dans les orchestres de chambre, avec ce goût de la surprise et de l'inouï propre aux grands improvisateurs. Ce qui frappe dans cette musique, c'est l'évidence du jeu, la nécessité de ne pas se mettre en avant mais de jouer comme un ensemble cohérent. Chacun entre et sort en fonction des besoins intrinsèques de la musique et non pour attirer la lumière à lui ou pour laisser la place à l'autre. C'est une sensation que très peu de groupes sont capables de procurer. On se laisse alors progressivement emporter, incapable de résister à un tel choc esthétique. La seconde suite est, dans cette optique, un sommet de ce qu'il est possible de produire à partir de thèmes revisités et d'explorations renouvelées par la magie de l'improvisation. On reconnaît des bribes de thèmes connus, des années 60 (période Blue Note et Miles Davis Quintet) ou plus récents, sans qu'il soit toujours aisé de leur coller un nom dessus. Shorter joue plutôt avec sa mémoire, avec la notre, avec des émotions édifiées par des strates d'écoutes successives de sa riche discographie. Sans redite, mais comme des portes d'entrée vers son aventure actuelle. Sans chercher le "Tribute to", mais comme un prolongement magnifique des enseignements du Miles de la fin des 60s.
S'il fallait nuancer un tant soit peu le propos, on soulignerait le déséquilibre sonore du groupe en début de concert avec la mise en avant trop appuyée du piano dans l'amplification. Mais, le temps de quelques réglages, et tout cela semblait déjà très loin. Comme si rien ne pouvait entamer la détermination musicale d'un groupe qui ne sait décidément faire qu'un. On pourrait également souligner les qualités des individualités rassemblées, les échos impressionnistes de Danilo Perez ou l'élasticité du drumming de Brian Blade, mais ce serait passer à côté du sens profond de l'esthétique retenue. On retiendra quand même la profondeur du chant de Shorter au soprano sur le rappel, une version déchirante de Sanctuary qui clôturait en son temps Bitches Brew. De quoi quitter la salle de la magie plein les oreilles. Plein de souvenirs qui resteront longtemps incrustés dans nos mémoires.
A lire ailleurs : Franck Bergerot, Robert Latxague.
Par ailleurs, le concert était filmé et devrait être disponible prochainement sur le site de la Cité de la Musique.
Le concert de jeudi s'inscrivait dans le cadre d'un cycle autour de l'exposition sur Miles Davis inaugurée quelques jours auparavant à la Cité de la Musique. La plupart des manifestations de ce cycle consistent en des relectures d'albums cultes du sorcier noir : Birth of the Cool, Kind of Blue, Bitches Brew, Jack Johnson, On The Corner... Un exercice toujours un peu casse-gueule, bien souvent décevant. Je n'ai par conséquent pris une place que pour On The Corner, en décembre, en raison d'un line-up excitant (Liebman, Abercrombie, Emler, Echampard...). Sous-titré "Tribute to Miles Davis" sur le programme de Pleyel, le concert de jeudi était avant tout un concert du Wayne Shorter Quartet. L'occasion de revoir ce fabuleux groupe six ans après son passage au Parc Floral et trois ans après celui au Châtelet (un bon rythme). S'il y a un hommage à Miles avec le groupe de Shorter ce n'est pas tant par la relecture de thèmes associés au Second Great Quintet des 60s que par la liberté dans la forme - et non la liberté sans la forme - qui structure pareillement le jeu de ces deux ensembles.
L'heure et demie passée sur scène par Shorter (ts, ss), Danilo Perez (p), John Patitucci (cb) et Brian Blade (dms) s'est organisée en deux longues suites ininterrompues où les thèmes s'enchaînent et l'improvisation se glisse partout. Pas de solo démonstratif ni de mise en avant alternée des membres du groupe, on est loin des codes du concert de gala dont pourrait se contenter Shorter du haut de ses soixante-seize ans et de son statut de légende vivante. A la place, une fluidité dans l'interplay et un sens de l'architecture d'ensemble que l'on rencontre plus souvent dans les orchestres de chambre, avec ce goût de la surprise et de l'inouï propre aux grands improvisateurs. Ce qui frappe dans cette musique, c'est l'évidence du jeu, la nécessité de ne pas se mettre en avant mais de jouer comme un ensemble cohérent. Chacun entre et sort en fonction des besoins intrinsèques de la musique et non pour attirer la lumière à lui ou pour laisser la place à l'autre. C'est une sensation que très peu de groupes sont capables de procurer. On se laisse alors progressivement emporter, incapable de résister à un tel choc esthétique. La seconde suite est, dans cette optique, un sommet de ce qu'il est possible de produire à partir de thèmes revisités et d'explorations renouvelées par la magie de l'improvisation. On reconnaît des bribes de thèmes connus, des années 60 (période Blue Note et Miles Davis Quintet) ou plus récents, sans qu'il soit toujours aisé de leur coller un nom dessus. Shorter joue plutôt avec sa mémoire, avec la notre, avec des émotions édifiées par des strates d'écoutes successives de sa riche discographie. Sans redite, mais comme des portes d'entrée vers son aventure actuelle. Sans chercher le "Tribute to", mais comme un prolongement magnifique des enseignements du Miles de la fin des 60s.
S'il fallait nuancer un tant soit peu le propos, on soulignerait le déséquilibre sonore du groupe en début de concert avec la mise en avant trop appuyée du piano dans l'amplification. Mais, le temps de quelques réglages, et tout cela semblait déjà très loin. Comme si rien ne pouvait entamer la détermination musicale d'un groupe qui ne sait décidément faire qu'un. On pourrait également souligner les qualités des individualités rassemblées, les échos impressionnistes de Danilo Perez ou l'élasticité du drumming de Brian Blade, mais ce serait passer à côté du sens profond de l'esthétique retenue. On retiendra quand même la profondeur du chant de Shorter au soprano sur le rappel, une version déchirante de Sanctuary qui clôturait en son temps Bitches Brew. De quoi quitter la salle de la magie plein les oreilles. Plein de souvenirs qui resteront longtemps incrustés dans nos mémoires.
A lire ailleurs : Franck Bergerot, Robert Latxague.
Par ailleurs, le concert était filmé et devrait être disponible prochainement sur le site de la Cité de la Musique.
dimanche 25 octobre 2009
Anne Teresa De Keersmaeker - Rosas danst Rosas @ Théâtre de la Ville, samedi 24 octobre 2009
Retour aux origines de la compagnie Rosas d'Anne Teresa De Keersmaeker ce samedi soir avec une pièce fondatrice, créée en 1983. La chorégraphe flamande avait commencé à faire parler d'elle un an auparavant avec Fase, sur une musique de Steve Reich. C'est également une approche minimaliste qui caractérise la musique de Thierry De Mey et Peter Vermeersch qui sert Rosas danst Rosas et qui rythme les quatre parties de la chorégraphie : silence, percussions, ensemble. A ces trois ambiances correspondent trois positions des quatre danseuses : allongées, assises, debout. Pour cette représentation, ATDK est sur scène accompagnée par Sarah Ludi, Samantha Van Wissen et la merveilleuse Cynthia Loemij.
La pièce commence dans l'obscurité. On aperçoit des silhouettes qui viennent se positionner une à une au fond de la scène. Un léger éclairage est actionné, et quatre corps allongés, parallèles, sont secoués de gestes répétitifs synchronisés. Petit à petit, les rythmes de chacune se désolidarisent. On joue sur toutes les combinaisons possibles à quatre : une contre trois, deux par deux, ensemble ou chacune dans son coin. Cette première partie est marquée par le silence, juste entrecoupé par le souffle des danseuses. L'habit uniforme, collants noirs, jupe grise, chemisette bleu-gris, évoque l'atmosphère du pensionnat. On imagine une nuit agitée, entre jeu dans le dos des surveillants et secousses somnambuliques inquiétantes. Même si ATDK ne recherche pas la narration - c'est une constante déjà présente à ses débuts - cette première partie semble vouloir exorciser des peurs enfantines encore bien présentes.
La seconde partie est rythmée par le rythme lourd, industriel, des percussions métalliques de Thierry De Mey et Peter Vermeersch. On est quelque part entre la musique contemporaine et le rock industriel. Dans une atmosphère qui évoque cette Europe en cours de désindustrialisation du début des années 80 qui voit apparaître l'imaginaire des friches. Bien avant que ces anciennes usines ne redeviennent à la mode par la joie du recyclage culturel. Les danseuses sont désormais assises sur des chaises (trois par danseuses, sauf ATDK qui n'a droit qu'à deux). Elles tournent la tête violemment, croisent et décroisent les jambes, se rabattent les cheveux en arrière avec toujours un jeu sur la synchronisation et les décalages rythmiques devenu depuis une marque de fabrique Rosas. C'est éprouvant, mais assez génial dans la manière de tirer de sonorités aussi agressives des résonances avec des gestes si féminins : on se découvre une épaule, puis on la cache, dans un jeu sur la pudeur qui semble faire le lien avec l'atmosphère de la première partie.
Les percussions sont rejointes par des instruments à vent pour les troisième et quatrième parties. L'influence est clairement du côté du minimalisme américain, on jurerait par moment entendre un extrait de Eight Lines de Steve Reich (1983 là aussi, et qui inspira une chorégraphie récente à ATDK). Trois danseuses sont debout au fond de la scène, à l'emplacement où elles étaient allongées au début. La quatrième les regarde, assise. Leurs gestes parallèles font penser aux mouvements de Fase. Tour à tour, elles viennent chacune sur le devant de la scène, dans un espace délimité par un trait ou un carré de lumière, reprenant des gestes de la deuxième partie (recoiffage, dévoilement d'une épaule). Si les mouvements d'ensemble restent encore marqués par une esthétique moderniste faite de lignes et d'angles droits, on perçoit déjà en germe dans la quatrième partie le goût des courbures de la chorégraphe, pour le moment cantonné à l'expression individuelle.
A la fin de la quatrième partie, qui s'acheve dans l'obscurité, une partie du public entame les applaudissements de rigueur. Le programme indiquait pourtant le présence d'un court épilogue. Une trentaine de secondes après ce faux départ, les bravos descendent cette fois-ci des gradins pour acclamer l'oeuvre dans son intégralité. De près (assis au deuxième rang, plein centre !), les danseuses sont en sueur mais visiblement heureuses de l'accueil. Une spectatrice assise devant moi fait remarquer à sa voisine qu'il y a vingt ans la même chorégraphie était huée. Quelle drôle d'idée !
D'autres spectacles d'Anne Teresa De Keersmaeker chroniqués : Zeitung, Steve Reich Evening, A Love Supreme, The Song.
La pièce commence dans l'obscurité. On aperçoit des silhouettes qui viennent se positionner une à une au fond de la scène. Un léger éclairage est actionné, et quatre corps allongés, parallèles, sont secoués de gestes répétitifs synchronisés. Petit à petit, les rythmes de chacune se désolidarisent. On joue sur toutes les combinaisons possibles à quatre : une contre trois, deux par deux, ensemble ou chacune dans son coin. Cette première partie est marquée par le silence, juste entrecoupé par le souffle des danseuses. L'habit uniforme, collants noirs, jupe grise, chemisette bleu-gris, évoque l'atmosphère du pensionnat. On imagine une nuit agitée, entre jeu dans le dos des surveillants et secousses somnambuliques inquiétantes. Même si ATDK ne recherche pas la narration - c'est une constante déjà présente à ses débuts - cette première partie semble vouloir exorciser des peurs enfantines encore bien présentes.
La seconde partie est rythmée par le rythme lourd, industriel, des percussions métalliques de Thierry De Mey et Peter Vermeersch. On est quelque part entre la musique contemporaine et le rock industriel. Dans une atmosphère qui évoque cette Europe en cours de désindustrialisation du début des années 80 qui voit apparaître l'imaginaire des friches. Bien avant que ces anciennes usines ne redeviennent à la mode par la joie du recyclage culturel. Les danseuses sont désormais assises sur des chaises (trois par danseuses, sauf ATDK qui n'a droit qu'à deux). Elles tournent la tête violemment, croisent et décroisent les jambes, se rabattent les cheveux en arrière avec toujours un jeu sur la synchronisation et les décalages rythmiques devenu depuis une marque de fabrique Rosas. C'est éprouvant, mais assez génial dans la manière de tirer de sonorités aussi agressives des résonances avec des gestes si féminins : on se découvre une épaule, puis on la cache, dans un jeu sur la pudeur qui semble faire le lien avec l'atmosphère de la première partie.
Les percussions sont rejointes par des instruments à vent pour les troisième et quatrième parties. L'influence est clairement du côté du minimalisme américain, on jurerait par moment entendre un extrait de Eight Lines de Steve Reich (1983 là aussi, et qui inspira une chorégraphie récente à ATDK). Trois danseuses sont debout au fond de la scène, à l'emplacement où elles étaient allongées au début. La quatrième les regarde, assise. Leurs gestes parallèles font penser aux mouvements de Fase. Tour à tour, elles viennent chacune sur le devant de la scène, dans un espace délimité par un trait ou un carré de lumière, reprenant des gestes de la deuxième partie (recoiffage, dévoilement d'une épaule). Si les mouvements d'ensemble restent encore marqués par une esthétique moderniste faite de lignes et d'angles droits, on perçoit déjà en germe dans la quatrième partie le goût des courbures de la chorégraphe, pour le moment cantonné à l'expression individuelle.
A la fin de la quatrième partie, qui s'acheve dans l'obscurité, une partie du public entame les applaudissements de rigueur. Le programme indiquait pourtant le présence d'un court épilogue. Une trentaine de secondes après ce faux départ, les bravos descendent cette fois-ci des gradins pour acclamer l'oeuvre dans son intégralité. De près (assis au deuxième rang, plein centre !), les danseuses sont en sueur mais visiblement heureuses de l'accueil. Une spectatrice assise devant moi fait remarquer à sa voisine qu'il y a vingt ans la même chorégraphie était huée. Quelle drôle d'idée !
D'autres spectacles d'Anne Teresa De Keersmaeker chroniqués : Zeitung, Steve Reich Evening, A Love Supreme, The Song.
dimanche 20 septembre 2009
Bertolt Brecht / Kurt Weill - L'Opéra de quat'sous @ Théâtre de la Ville, vendredi 18 septembre 2009
En fan revendiqué de la culture weimarienne, je connais quasiment par cœur toutes les chansons de Kurt Weill écrites pour L'Opéra de quat'sous. Cela fait plusieurs années que je guette une représentation parisienne capable de rencontrer mes fortes attentes : une version allemande, qui sache maintenir l'entre-deux (opéra et songs, théâtre et comédie musicale) caractéristique de l'œuvre. L'annonce, dans le programme du TdV reçu en juin, de la venue du Berliner Ensemble - la troupe fondée par Brecht - à Paris était l'occasion tant attendue. Et comme pour ajouter à l'excitation, la mise en scène a été confiée à Robert Wilson. Je ne fus pas déçu. Cette version du Dreigroschenoper est une merveille. Près de trois heures de pure magie.
Le jeu des acteurs, tout d'abord, est époustouflant. Il faudrait quasiment tous les citer, mais on retiendra notamment le couple Peachum (Veit Schubert et Traute Hoess) qui fonctionne comme Auguste (elle) et clown blanc (lui), Tiger Brown (Axel Werner), chef de la police à l'allure nosferatienne et pourtant bien peu téméraire, Polly Peachum (Christina Dreschler) en poupée innocente digne de Broadway et bien sûr Macheath (Stefan Kurt) dont l'élégance androgyne rappelle autant Marlene Dietrich qu'il évoque la figure de Mephisto. Les choix de mise en scène - hommage appuyé à l'expressionnisme allemand et à l'esthétique du cabaret et des films muets des années vingt - sont ainsi servis avec une précision diabolique. Comme toujours chez Bob Wilson, le décor s'apparente à une œuvre picturale en tant que tel, minimaliste et géométrique. Les jeux d'éclairage mettent en avant l'expression des personnages, entre jeu d'acteur (geste précis, mimiques de mimes) et maquillage inquiétant (teint blafard, visage bleu, traits surlignés). L'ensemble fonctionne à merveille avec la distanciation propre à Brecht. Le livret de l'opéra insiste de lui-même sur le caractère théâtrale du spectacle, jusque dans sa résolution heureuse, ce qui colle parfaitement à l'esthétique de Bob Wilson.
La musique a l'avantage de ne pas être "classicisée". Elle est interprétée par un petit ensemble de huit musiciens où résonnent notamment clarinette, saxophone, bandonéon, harmonium et piano. On reste proche de l'univers des cabarets propre à la musique de Kurt Weill. La joie d'entendre sur scène des chansons devenues autant de tubes - et de standards de jazz - est immense : die Moritat von Mackie Messer, der Anstatt-dass-Song, der Kanonensong, die Seeräuber-Jenny, die Zuhälterballade, der Salomon-Song, usw. Les surtitres édulcorent parfois un peu le propos mordant de Brecht mais ils ont l'avantage de permettre d'identifier la source de la ballade dans laquelle Macheath demande le pardon : "Frères humains qui après nous vivez, n'ayez les coeurs contre nous endurcis, car si pitié de nous pauvres avez, Dieu en aura plutôt de vous merci". Une traduction littérale de la Ballade des pendus, enchaînée avec la Ballade de merci, de Villon.
La morale de l'histoire est, elle, typique d'une époque révolue - d'avant les catastrophes totalitaires : Donnez-nous à bouffer avant de nous faire la morale (Erst kommt das Fressen, dann kommt die Moral...), ne punissez pas trop le crime, il s'éteindra de lui même pour peu que vous prêtiez attention aux opprimés. Un temps où la révolte humaniste semblait pouvoir s'affranchir de la question des moyens. Il y a ainsi parfois un côté un peu glaçant à entendre les réactions enthousiastes d'une partie du public à ces slogans moralisateurs sous prétexte qu'ils rencontreraient un certain écho avec notre période de crise économique. Comme si, tout à coup, la distanciation brechtienne - traitée avec force effet comique dans cette œuvre du début de sa carrière - s'effaçait face à la nostalgie d'une époque idéologique plus facile, car plus schématique et stable. Mais, au-delà des questions soulevées par la réception du message de la pièce aujourd'hui, il reste un plaisir immense à la sortie. Et le sentiment d'avoir assisté au meilleur de ce que peu donner le théâtre. Des airs et des images plein la tête.
A lire ailleurs : Les Trois Coups, Bladsurb, Akynou.
Le jeu des acteurs, tout d'abord, est époustouflant. Il faudrait quasiment tous les citer, mais on retiendra notamment le couple Peachum (Veit Schubert et Traute Hoess) qui fonctionne comme Auguste (elle) et clown blanc (lui), Tiger Brown (Axel Werner), chef de la police à l'allure nosferatienne et pourtant bien peu téméraire, Polly Peachum (Christina Dreschler) en poupée innocente digne de Broadway et bien sûr Macheath (Stefan Kurt) dont l'élégance androgyne rappelle autant Marlene Dietrich qu'il évoque la figure de Mephisto. Les choix de mise en scène - hommage appuyé à l'expressionnisme allemand et à l'esthétique du cabaret et des films muets des années vingt - sont ainsi servis avec une précision diabolique. Comme toujours chez Bob Wilson, le décor s'apparente à une œuvre picturale en tant que tel, minimaliste et géométrique. Les jeux d'éclairage mettent en avant l'expression des personnages, entre jeu d'acteur (geste précis, mimiques de mimes) et maquillage inquiétant (teint blafard, visage bleu, traits surlignés). L'ensemble fonctionne à merveille avec la distanciation propre à Brecht. Le livret de l'opéra insiste de lui-même sur le caractère théâtrale du spectacle, jusque dans sa résolution heureuse, ce qui colle parfaitement à l'esthétique de Bob Wilson.
La musique a l'avantage de ne pas être "classicisée". Elle est interprétée par un petit ensemble de huit musiciens où résonnent notamment clarinette, saxophone, bandonéon, harmonium et piano. On reste proche de l'univers des cabarets propre à la musique de Kurt Weill. La joie d'entendre sur scène des chansons devenues autant de tubes - et de standards de jazz - est immense : die Moritat von Mackie Messer, der Anstatt-dass-Song, der Kanonensong, die Seeräuber-Jenny, die Zuhälterballade, der Salomon-Song, usw. Les surtitres édulcorent parfois un peu le propos mordant de Brecht mais ils ont l'avantage de permettre d'identifier la source de la ballade dans laquelle Macheath demande le pardon : "Frères humains qui après nous vivez, n'ayez les coeurs contre nous endurcis, car si pitié de nous pauvres avez, Dieu en aura plutôt de vous merci". Une traduction littérale de la Ballade des pendus, enchaînée avec la Ballade de merci, de Villon.
La morale de l'histoire est, elle, typique d'une époque révolue - d'avant les catastrophes totalitaires : Donnez-nous à bouffer avant de nous faire la morale (Erst kommt das Fressen, dann kommt die Moral...), ne punissez pas trop le crime, il s'éteindra de lui même pour peu que vous prêtiez attention aux opprimés. Un temps où la révolte humaniste semblait pouvoir s'affranchir de la question des moyens. Il y a ainsi parfois un côté un peu glaçant à entendre les réactions enthousiastes d'une partie du public à ces slogans moralisateurs sous prétexte qu'ils rencontreraient un certain écho avec notre période de crise économique. Comme si, tout à coup, la distanciation brechtienne - traitée avec force effet comique dans cette œuvre du début de sa carrière - s'effaçait face à la nostalgie d'une époque idéologique plus facile, car plus schématique et stable. Mais, au-delà des questions soulevées par la réception du message de la pièce aujourd'hui, il reste un plaisir immense à la sortie. Et le sentiment d'avoir assisté au meilleur de ce que peu donner le théâtre. Des airs et des images plein la tête.
A lire ailleurs : Les Trois Coups, Bladsurb, Akynou.
dimanche 13 septembre 2009
Jacky Terrasson / Hank Jones @ Cité de la Musique, vendredi 11 septembre 2009
Hank Jones était à l'affiche deux soirs de suite du festival Jazz à la Villette. Vendredi, à la Cité de la Musique, en solo. Samedi, accompagné par les musiciens maliens de Cheick Tidiane Seck, dans la Grande Halle.
Vendredi, la première partie est assurée par Jacky Terrasson, lui aussi seul face au piano. Je ne connais en fait que d'assez loin ce pianiste franco-américain pourtant bien établi. Je ne l'avais jamais vu sur scène auparavant, et ne possède que quelques disques sur lesquels il intervient en sideman (le beau Fascinoma de Jon Hassel par exemple). Le répertoire mêle standards et compositions. Le style est imprégné de bop (Bud Powell en ligne de mire) et des styles-racines du piano jazz (stride, ragtime) passés au prisme moderniste, un peu à la manière jarrettienne. Les phrases de Terrasson sont très ornementées, la tentation du lyrisme n'est jamais loin, sans pour autant tomber dans un romantisme outragé. La visite de thèmes archiconnus (Caravan) permet d'apprécier le sens de l'espace développé par des harmonies empruntant à la musique française du début du XXe siècle. Le tout s'intègre parfaitement et crée un univers très maîtrisé, où le pianiste peut s'adonner avec plaisir au jeu de la déconstruction-reconstruction des mélodies pour en faire briller les coins les moins visités.
Hank Jones joue lui aussi avec le répertoire. Ses quelques compositions voisinent avec celles de son frère Thad et des thèmes de Monk, Ellington, Rodgers & Hart, Body & Soul, Stella by Starlight... Be-bop et musiques racines (blues, gospel, stride) au programme également. Mais sans ornementation. Là où Terrasson joue avec son héritage transatlantique, Hank Jones donne à entendre un art brut, comme une plongée dans l'histoire de l'Amérique noire. Quand Terrasson étire les morceaux pour développer ses improvisations sur la longueur, Hank Jones joue l'économie. Il expose le thème, en extrait la sève bleutée, s'amuse à la triturée rythmiquement, et enchaîne sur une réexposition conclusive. A 91 ans, il garde un caractère facétieux dont il amuse le public entre les morceaux ou au cours des innombrables rappels. S'il a besoin d'un peu d'aide pour monter les marches qui l'amènent sur scène, il semble faire preuve d'une jeunesse éternelle dans son amour du jeu, dans tous les sens du terme. Ainsi, la musique jaillit, spontanée, dans une fraîcheur maintenue intacte. Du grand art.
Vendredi, la première partie est assurée par Jacky Terrasson, lui aussi seul face au piano. Je ne connais en fait que d'assez loin ce pianiste franco-américain pourtant bien établi. Je ne l'avais jamais vu sur scène auparavant, et ne possède que quelques disques sur lesquels il intervient en sideman (le beau Fascinoma de Jon Hassel par exemple). Le répertoire mêle standards et compositions. Le style est imprégné de bop (Bud Powell en ligne de mire) et des styles-racines du piano jazz (stride, ragtime) passés au prisme moderniste, un peu à la manière jarrettienne. Les phrases de Terrasson sont très ornementées, la tentation du lyrisme n'est jamais loin, sans pour autant tomber dans un romantisme outragé. La visite de thèmes archiconnus (Caravan) permet d'apprécier le sens de l'espace développé par des harmonies empruntant à la musique française du début du XXe siècle. Le tout s'intègre parfaitement et crée un univers très maîtrisé, où le pianiste peut s'adonner avec plaisir au jeu de la déconstruction-reconstruction des mélodies pour en faire briller les coins les moins visités.
Hank Jones joue lui aussi avec le répertoire. Ses quelques compositions voisinent avec celles de son frère Thad et des thèmes de Monk, Ellington, Rodgers & Hart, Body & Soul, Stella by Starlight... Be-bop et musiques racines (blues, gospel, stride) au programme également. Mais sans ornementation. Là où Terrasson joue avec son héritage transatlantique, Hank Jones donne à entendre un art brut, comme une plongée dans l'histoire de l'Amérique noire. Quand Terrasson étire les morceaux pour développer ses improvisations sur la longueur, Hank Jones joue l'économie. Il expose le thème, en extrait la sève bleutée, s'amuse à la triturée rythmiquement, et enchaîne sur une réexposition conclusive. A 91 ans, il garde un caractère facétieux dont il amuse le public entre les morceaux ou au cours des innombrables rappels. S'il a besoin d'un peu d'aide pour monter les marches qui l'amènent sur scène, il semble faire preuve d'une jeunesse éternelle dans son amour du jeu, dans tous les sens du terme. Ainsi, la musique jaillit, spontanée, dans une fraîcheur maintenue intacte. Du grand art.
dimanche 6 septembre 2009
John Zorn - Shir Hashirim @ Grande Halle de la Villette, samedi 5 septembre 2009
Poursuivant sa démarche d'exploration de l'identité juive entamée en 1992 avec Kristallnacht, et prolongée avec les diverses déclinaisons de Masada, John Zorn a composé une pièce autour du Cantique des Cantiques (Shir Hashirim en hébreux). La première a eu lieu à New York début 2008. L'oeuvre avait alors été confiée à un chœur de cinq femmes, avec lequel il avait déjà enregistré sa pièce Frammenti del Sappho (sur le disque Mysterium), et à deux récitants emblématiques de la Big Apple, Lou Reed et Laurie Anderson. Par un hasard du calendrier, le couple new-yorkais était la veille à Pleyel - où Zorn fit d'ailleurs une apparition d'après ce qu'en dit Franck Bergerot. Il n'y eut néanmoins pas d'échange de bons procédés samedi, où le texte était confié à deux récitants français, les acteurs Clotilde Hesme et Mathieu Amalric.
La soirée a commencé par une sorte de prologue instrumental d'une trentaine de minutes. Le temps pour un quintet formé de Marc Ribot (g), Kenny Wollesen (vib), Carol Emanuel (harpe), Greg Cohen (cb) et Cyro Baptista (perc) de déployer tout en douceur de soyeuses mélodies aux teintes hispanisantes. La musique évoque fortement celle présente sur le quatorzième volume des Filmworks. L'instrumentation est la même, à la harpe près. Le parti pris tout acoustique - avec Ribot à la guitare classique - et les influences à chercher du côté de l'exotica et des musiques traditionnelles du pourtour méditerranéen évoquent tour à tour l'Alhambra de Grenade, les jardins de Babylone, ou une vision mythique de la Jérusalem antique. Une introduction qui semble destiner à nous rendre réceptif au message de l'amour divin qui va suivre. Kenny Wollesen et Carol Emanuel se distinguent particulièrement. La harpe est souvent mise en avant, comme si Zorn était heureux de retrouver une de ses complices des 80s (elle joue sur quelques uns des plus indispensables témoignages discographiques du saxophoniste de cette décénie : The Big Gundown, Cobra, Godard, Spillane). Quant à Wollesen, il est léger et virevoltant comme rarement.
Le Cantique des Cantiques, par son caractère ouvertement sensuel, a toujours eu une place un peu à part dans la Bible, hébraïque comme chrétienne. Poème d'amour entre un homme et une femme, certains y voient une allégorie de l'amour que Yahvé porte à Israël quand d'autres préfèreraient le passer sous silence en raison de son texte trop explicite. Au-delà des interprétations religieuses, il a cependant toujours fasciné les artistes. Je me souviens ainsi d'une belle exposition sur son illustration par Frantisek Kupka au Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme il y a quelques années. Le poème a inspiré à John Zorn une œuvre ambitieuse pour un chœur de cinq femmes (Lisa Bielawa, Martha Cluver, Abby Fischer, Kathryn Mulvihill et Kirsten Sollek). La forme sonne comme une rencontre du madrigal Renaissance et du minimalisme américain, proche de certaines pièces de Steve Reich. On reconnait également des éléments issus des techniques polyphoniques d'Afrique centrale, quand chaque chanteuse se voit par exemple confier une seule note répétée selon des agencements rythmiques et harmoniques différents, qui donnent alors à la musique toute sa force expressive. Le résultat est vraiment fascinant, souvent prenant, créant comme un halo surnaturel autour du texte biblique. Après des débuts un peu hésitant, Clotilde Hesme trouve sa place et semble prendre toute la mesure des mots qu'elle prononce. Mathieu Amalric est moins audible, moins clair dans sa diction (surtout du fonds de la salle), même si à quelques moments l'accord entre paroles et musique semble lui aussi l'emporter. On imagine que les répétitions furent assez minimes, et que le résultat aurait pu être encore meilleur avec un peu plus de travail commun et avec des comédiens plus habitués au théâtre qu'au cinéma, mais la seule partie du chœur suffisait à mon bonheur ce soir. Et le plaisir de pouvoir entendre une partie du travail de Zorn encore rarement présentée sur les scènes européennes.
A lire ailleurs : Bladsurb, Belette. Et un petit débat chez Jazz à Paris.
La soirée a commencé par une sorte de prologue instrumental d'une trentaine de minutes. Le temps pour un quintet formé de Marc Ribot (g), Kenny Wollesen (vib), Carol Emanuel (harpe), Greg Cohen (cb) et Cyro Baptista (perc) de déployer tout en douceur de soyeuses mélodies aux teintes hispanisantes. La musique évoque fortement celle présente sur le quatorzième volume des Filmworks. L'instrumentation est la même, à la harpe près. Le parti pris tout acoustique - avec Ribot à la guitare classique - et les influences à chercher du côté de l'exotica et des musiques traditionnelles du pourtour méditerranéen évoquent tour à tour l'Alhambra de Grenade, les jardins de Babylone, ou une vision mythique de la Jérusalem antique. Une introduction qui semble destiner à nous rendre réceptif au message de l'amour divin qui va suivre. Kenny Wollesen et Carol Emanuel se distinguent particulièrement. La harpe est souvent mise en avant, comme si Zorn était heureux de retrouver une de ses complices des 80s (elle joue sur quelques uns des plus indispensables témoignages discographiques du saxophoniste de cette décénie : The Big Gundown, Cobra, Godard, Spillane). Quant à Wollesen, il est léger et virevoltant comme rarement.
Le Cantique des Cantiques, par son caractère ouvertement sensuel, a toujours eu une place un peu à part dans la Bible, hébraïque comme chrétienne. Poème d'amour entre un homme et une femme, certains y voient une allégorie de l'amour que Yahvé porte à Israël quand d'autres préfèreraient le passer sous silence en raison de son texte trop explicite. Au-delà des interprétations religieuses, il a cependant toujours fasciné les artistes. Je me souviens ainsi d'une belle exposition sur son illustration par Frantisek Kupka au Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme il y a quelques années. Le poème a inspiré à John Zorn une œuvre ambitieuse pour un chœur de cinq femmes (Lisa Bielawa, Martha Cluver, Abby Fischer, Kathryn Mulvihill et Kirsten Sollek). La forme sonne comme une rencontre du madrigal Renaissance et du minimalisme américain, proche de certaines pièces de Steve Reich. On reconnait également des éléments issus des techniques polyphoniques d'Afrique centrale, quand chaque chanteuse se voit par exemple confier une seule note répétée selon des agencements rythmiques et harmoniques différents, qui donnent alors à la musique toute sa force expressive. Le résultat est vraiment fascinant, souvent prenant, créant comme un halo surnaturel autour du texte biblique. Après des débuts un peu hésitant, Clotilde Hesme trouve sa place et semble prendre toute la mesure des mots qu'elle prononce. Mathieu Amalric est moins audible, moins clair dans sa diction (surtout du fonds de la salle), même si à quelques moments l'accord entre paroles et musique semble lui aussi l'emporter. On imagine que les répétitions furent assez minimes, et que le résultat aurait pu être encore meilleur avec un peu plus de travail commun et avec des comédiens plus habitués au théâtre qu'au cinéma, mais la seule partie du chœur suffisait à mon bonheur ce soir. Et le plaisir de pouvoir entendre une partie du travail de Zorn encore rarement présentée sur les scènes européennes.
A lire ailleurs : Bladsurb, Belette. Et un petit débat chez Jazz à Paris.
vendredi 4 septembre 2009
Bunky Green / Ornette Coleman @ Grande Halle de la Villette, mercredi 2 septembre 2009
Le festival Jazz à la Villette donne, comme à chaque rentrée, le coup d'envoi de la nouvelle saison scénique parisienne. Et cette année, l'affiche est belle avec le retour d'Ornette Coleman et son quartet à deux basses.
En première partie, Bunky Green, jeune pousse de tout juste soixante-dix printemps, emmène un quartet européen composé d'Eric Legnini (p), Matthias Allamane (cb) et Franck Agulhon (dms). Le répertoire est celui du disque produit par Steve Coleman et paru sur Label Bleu en 2006, Another Place. Green sonne très chicagoan dans ses inflexions. Comme une sorte d'équivalent de Von Freeman à l'alto. On perçoit l'héritage parkérien, mais agrémenté de dérapages acidulés qui zèbrent un discours baigné de blues, assez typique de la Windy City. Est-ce dû à la taille de la salle ou à une attitude un peu trop respectueuse de ses accompagnateurs, je trouve malheureusement que l'ensemble à dû mal à prendre. La comparaison avec le disque sus-cité n'est pas à l'avantage du concert. Là où Jason Moran et Nasheet Waits semblaient pousser le vétéran à retrouver la fougue de ses disques des 60s, et où un discours de groupe émergeait, le trio d'Eric Legnini reste dans un registre assez convenu qui, s'il ne plombe en rien la musique de Bunky Green, se contente de lui offrir des repères bien identifiables. Pour ne rien arranger, j'ai beaucoup de mal avec la sonorisation de la salle (c'est une habitude, et chaque année j'espère que les affiches les plus attrayantes du festival seront programmées à la Cité plutôt qu'à la Grande Halle - c'est raté pour cette édition). La distance, le découplage de la vision et de l'ouïe - on regarde vers le bas alors que l'on entend la musique descendre du plafond - et la trop grande taille d'un espace destiné à une toute autre activité à l'origine n'aident pas à rentrer comme il le faudrait dans le concert. Au final, je me réjouissais de pouvoir entendre Bunky Green sur scène, mais je suis ressorti un peu déçu de la prestation du groupe.
Le concert du quartet d'Ornette Coleman démarre sur les chapeaux de roue. Un bref orage sonore, où éclairs abrupts et tonnerre chaotique s'entremêlent, met nos oreilles en appétit. La suite est toute aussi surprenante, dans le contre-pied fait à cet incipit tranchant. C'est la troisième fois que je vois Ornette et son quartet à deux basses (la première avec Greg Cohen et Tony Falanga aux contrebasses, la deuxième avec Falanga doublé par la basse électrique d'Al McDowell comme cette année). Et pourtant, il me semble que le discours est très différent. Les lignes mélodiques sont des plus lisibles, le rythme le plus souvent régulier, et la couleur d'ensemble nourrie de blues et de rhythm'n'blues. Bien sûr, il y a des passages où tout semble se dérégler (discours parallèles, rythmes décalés), mais ils s'achèvent toujours par un retour en place assez surprenant vue la composition du groupe. Denardo Coleman, à la batterie, est le plus étonnant dans ce contexte, lui que l'on a connu constamment "à côté". Il groove plus d'une fois au cours de la soirée. Avec l'appui électrique de McDowell, on retrouve des effluves de Prime Time, l'ensemble de funk harmolodique d'Ornette. Le concert ressemble en fait à un best of à travers les compositions les plus emblématiques du sax texan. Pas étonnant, donc, d'avoir le sentiment de survoler les différentes périodes ayant marqué une carrière longue de plus de cinq décennies désormais. L'angle choisi - la mise en avant du compositeur, presque du songwriter, sur les improvisateurs - accentue la fraîcheur et la tendresse quasi enfantine des mélodies. Le discours d'Ornette à l'alto reste délicieux de précision et de tranchant, comme s'il ciselait à l'infini un matériau simple pour en faire émerger la plus fine des sculptures. Par sa simplicité apparente, ses surprises jaillissantes de-ci de-là, cette musique rend tout simplement heureux. Le public nombreux (2000 personnes) le fait savoir. Après une longue ovation, Ornette, tout étonné, profite d'un bain de foule, avec force serrages de mains et signatures d'autographes, digne d'un politicien en campagne pour le poste suprême. Un spectateur à côté de moi glisse à son voisin : "C'est Madonna !".
A lire ailleurs : Bladsurb, Thierry Quénum, Philippe Carles, Un soir ou un autre.
En première partie, Bunky Green, jeune pousse de tout juste soixante-dix printemps, emmène un quartet européen composé d'Eric Legnini (p), Matthias Allamane (cb) et Franck Agulhon (dms). Le répertoire est celui du disque produit par Steve Coleman et paru sur Label Bleu en 2006, Another Place. Green sonne très chicagoan dans ses inflexions. Comme une sorte d'équivalent de Von Freeman à l'alto. On perçoit l'héritage parkérien, mais agrémenté de dérapages acidulés qui zèbrent un discours baigné de blues, assez typique de la Windy City. Est-ce dû à la taille de la salle ou à une attitude un peu trop respectueuse de ses accompagnateurs, je trouve malheureusement que l'ensemble à dû mal à prendre. La comparaison avec le disque sus-cité n'est pas à l'avantage du concert. Là où Jason Moran et Nasheet Waits semblaient pousser le vétéran à retrouver la fougue de ses disques des 60s, et où un discours de groupe émergeait, le trio d'Eric Legnini reste dans un registre assez convenu qui, s'il ne plombe en rien la musique de Bunky Green, se contente de lui offrir des repères bien identifiables. Pour ne rien arranger, j'ai beaucoup de mal avec la sonorisation de la salle (c'est une habitude, et chaque année j'espère que les affiches les plus attrayantes du festival seront programmées à la Cité plutôt qu'à la Grande Halle - c'est raté pour cette édition). La distance, le découplage de la vision et de l'ouïe - on regarde vers le bas alors que l'on entend la musique descendre du plafond - et la trop grande taille d'un espace destiné à une toute autre activité à l'origine n'aident pas à rentrer comme il le faudrait dans le concert. Au final, je me réjouissais de pouvoir entendre Bunky Green sur scène, mais je suis ressorti un peu déçu de la prestation du groupe.
Le concert du quartet d'Ornette Coleman démarre sur les chapeaux de roue. Un bref orage sonore, où éclairs abrupts et tonnerre chaotique s'entremêlent, met nos oreilles en appétit. La suite est toute aussi surprenante, dans le contre-pied fait à cet incipit tranchant. C'est la troisième fois que je vois Ornette et son quartet à deux basses (la première avec Greg Cohen et Tony Falanga aux contrebasses, la deuxième avec Falanga doublé par la basse électrique d'Al McDowell comme cette année). Et pourtant, il me semble que le discours est très différent. Les lignes mélodiques sont des plus lisibles, le rythme le plus souvent régulier, et la couleur d'ensemble nourrie de blues et de rhythm'n'blues. Bien sûr, il y a des passages où tout semble se dérégler (discours parallèles, rythmes décalés), mais ils s'achèvent toujours par un retour en place assez surprenant vue la composition du groupe. Denardo Coleman, à la batterie, est le plus étonnant dans ce contexte, lui que l'on a connu constamment "à côté". Il groove plus d'une fois au cours de la soirée. Avec l'appui électrique de McDowell, on retrouve des effluves de Prime Time, l'ensemble de funk harmolodique d'Ornette. Le concert ressemble en fait à un best of à travers les compositions les plus emblématiques du sax texan. Pas étonnant, donc, d'avoir le sentiment de survoler les différentes périodes ayant marqué une carrière longue de plus de cinq décennies désormais. L'angle choisi - la mise en avant du compositeur, presque du songwriter, sur les improvisateurs - accentue la fraîcheur et la tendresse quasi enfantine des mélodies. Le discours d'Ornette à l'alto reste délicieux de précision et de tranchant, comme s'il ciselait à l'infini un matériau simple pour en faire émerger la plus fine des sculptures. Par sa simplicité apparente, ses surprises jaillissantes de-ci de-là, cette musique rend tout simplement heureux. Le public nombreux (2000 personnes) le fait savoir. Après une longue ovation, Ornette, tout étonné, profite d'un bain de foule, avec force serrages de mains et signatures d'autographes, digne d'un politicien en campagne pour le poste suprême. Un spectateur à côté de moi glisse à son voisin : "C'est Madonna !".
A lire ailleurs : Bladsurb, Thierry Quénum, Philippe Carles, Un soir ou un autre.
jeudi 2 juillet 2009
Anne Teresa De Keersmaeker - The Song @ Théâtre de la Ville, lundi 29 juin 2009
Qu'est-ce qui peut pousser une chorégraphe si attachée à la musique à proposer une pièce quasi silencieuse ? The Song contient bien quelques chansons, murmurées par un danseur passé le temps de quelques couplets à la guitare, mais la plupart du temps c'est un assourdissant silence qui emplit l'espace du Théâtre de la Ville. L'une des principales marques de fabrique du style Rosas est l'attachement minutieux, et quasi obsessionnel, de la chorégraphie à souligner les lignes structurantes de la partition musicale. Les danseurs semblent figurer les instruments, en incarner les rythmes, chercher à rendre visibles les intentions les plus précises du compositeur. Et pourtant, cette fois-ci, rien de tel. C'est même l'inverse qui semble se produire avec la présence sur scène d'une bruiteuse qui accompagne des gestes qui paraissent définis bien en amont. Comme si l'ordre cosmique de la chorégraphe flamande se présentait à nous en négatif.
On retrouve cependant un vocabulaire gestuel qui ne trompe pas, forgé au contact des structures élaborées par les plus grands compositeurs, de la science rythmique de la tradition indienne ou encore des envolées expressives de figures phares du jazz moderne. Dans les torsions cambrées de solos si caractéristiques, comme dans les rondes et chassés-croisés de groupe, on entend parler la langue de la flamande. Même si celle-ci prend un fort accent masculin cette fois-ci, avec neuf danseurs pour une seule danseuse. La pièce est sans doute peu abordable pour qui n'a pas déjà fréquenté, ne serait-ce qu'un peu, l'univers de De Keersmaeker. Les fauteuils grincent d'ailleurs continuellement pendant deux heures. Mais elle est bien souvent passionnante pour les autres, par ce projecteur en contre-jour braqué sur son travail.
La scénographie d'Anne Veronica Janssens et Michel François colle parfaitement à la démarche de la pièce. Là aussi, c'est d'apparence minimaliste : jeu de couleurs binaire, noir/blanc, simple toile de plastique translucide suspendue au dessus des danseurs pour jouer sur le grain de la lumière, un carré blanc sur le sol délimitant l'air de jeu. Tout est affaire de combinaisons, comme en écho aux nombreux duos qui, à partir d'une figure réduite, démultiplient les possibles du langage chorégraphique. Ou comme ces gestes solitaires doublés - comme on le fait au cinéma - par les bruitages de Céline Bernard : une chaussure au pied pour évoquer les pas d'un danseur pieds-nus, des crépitements et froissements pour souligner les torsions des corps qui se frôlent. Il y a sans doute un certain avantage à se retrouver au septième rang. Les bruissements de la salle - grincements de fauteuils, moments de flottement de spectateurs dissipés, sonerie de portable intempestive - paraissent alors intégrés à la chorégraphie. Soudain un danseur court vers le coin avant-gauche de la scène comme pour rattraper les fuyards. Coïncidence ou trait d'humour spontané, la magie de cette danse retournée à ses fondamentaux laisse libre l'interprétation. Pour ces quelques secondes, comme en deux heures.
A lire ailleurs : Bien culturel, In the mood for jazz.
On retrouve cependant un vocabulaire gestuel qui ne trompe pas, forgé au contact des structures élaborées par les plus grands compositeurs, de la science rythmique de la tradition indienne ou encore des envolées expressives de figures phares du jazz moderne. Dans les torsions cambrées de solos si caractéristiques, comme dans les rondes et chassés-croisés de groupe, on entend parler la langue de la flamande. Même si celle-ci prend un fort accent masculin cette fois-ci, avec neuf danseurs pour une seule danseuse. La pièce est sans doute peu abordable pour qui n'a pas déjà fréquenté, ne serait-ce qu'un peu, l'univers de De Keersmaeker. Les fauteuils grincent d'ailleurs continuellement pendant deux heures. Mais elle est bien souvent passionnante pour les autres, par ce projecteur en contre-jour braqué sur son travail.
La scénographie d'Anne Veronica Janssens et Michel François colle parfaitement à la démarche de la pièce. Là aussi, c'est d'apparence minimaliste : jeu de couleurs binaire, noir/blanc, simple toile de plastique translucide suspendue au dessus des danseurs pour jouer sur le grain de la lumière, un carré blanc sur le sol délimitant l'air de jeu. Tout est affaire de combinaisons, comme en écho aux nombreux duos qui, à partir d'une figure réduite, démultiplient les possibles du langage chorégraphique. Ou comme ces gestes solitaires doublés - comme on le fait au cinéma - par les bruitages de Céline Bernard : une chaussure au pied pour évoquer les pas d'un danseur pieds-nus, des crépitements et froissements pour souligner les torsions des corps qui se frôlent. Il y a sans doute un certain avantage à se retrouver au septième rang. Les bruissements de la salle - grincements de fauteuils, moments de flottement de spectateurs dissipés, sonerie de portable intempestive - paraissent alors intégrés à la chorégraphie. Soudain un danseur court vers le coin avant-gauche de la scène comme pour rattraper les fuyards. Coïncidence ou trait d'humour spontané, la magie de cette danse retournée à ses fondamentaux laisse libre l'interprétation. Pour ces quelques secondes, comme en deux heures.
A lire ailleurs : Bien culturel, In the mood for jazz.
samedi 13 juin 2009
Festival Agora @ Centre Pompidou, lundi 8 et Salle Pleyel, jeudi 11 juin 2009
Le festival de l'Ircam s'ouvrait cette année, une fois n'est pas coutume, par la présence d'un trio jazz sur la scène du Centre Pompidou. Pour l'occasion, Aka Moon proposait le résultat de sa collaboration avec le logiciel OMax, mis au point par des ingénieurs de l'institut et manipulé ce soir là par Gilbert Nouno, qu'on avait déjà pu apercevoir derrière des machines aux côtés de Steve Coleman ou d'Octurn. Le logiciel analyse le jeu des musiciens (intervalle rythmique, phrases mélodiques...) pour construire un modèle à partir duquel il va proposer ses propres variations, alors réinjectées de manière aléatoire dans la musique du groupe. Des recherches en direction d'une improvisation informatique. L'action du "conducteur" d'OMax consiste à le brider plus ou moins dans son analyse de la musique (sur quelques phrases, ou tout au long de la performance) et dans sa réinterprétation (immédiate, ou faisant appel à sa "mémoire" de l'oeuvre).
Fabrizio Cassol, saxophoniste d'Aka Moon, a composé cinq environnements, basés sur des caractéristiques rythmiques et harmoniques prédéterminées, à partir desquels le trio improvise. OMax, quant à lui, s'insère dans ce dispositif après analyse du jeu du saxophoniste, pour doubler sa voix, et ajouter un élément complémentaire à intégrer par les instrumentistes dans leur improvisation. Le résultat est souvent très touffu. La musique d'Aka Moon, déjà dense par elle même, frôle l'asphyxie. Difficile de trouver son souffle pour le spectateur dans cette musique qui ne respire presque plus. Comme s'il manquait encore à la machine ce petit supplément d'âme qui lui permettrait d'imaginer le silence. Le second set du concert voit Aka Moon débarrassé de son habillage électronique. Tout est plus fluide, le groove communicatif, et le plaisir évident. La reprise de quelques morceaux phares du groupe y aide sans doute.
Quelques jours plus tard, la Salle Pleyel accueillait l'Orchestre de Paris dirigé par Jean Deroyer, chef tout juste trentenaire. Fil rouge de cette édition du festival, Luciano Berio se voyait honoré avec l'interprétation de sa Formazioni. L'orchestre, à l'effectif assez classique, est disposé de manière totalement inhabituelle, avec des bois sur le devant de la scène et des cordes dispersées aux quatre coins de l'orchestre. C'est donc la sonorité de l'ensemble, plus que la forme même de l'écriture, qui intrigue l'oreille. Avec un matériau parfois assez réduit, Berio arrive ainsi à donner une grande ampleur sonore à l'orchestre par la répartition des instruments, tout en maintenant constant le raffinement qui le caractérise. La première partie s'achève sur les brèves cinq pièces op. 10 de Webern, déjà entendues un peu plus tôt dans la saison par l'EIC. Cinq pièces en six minutes, où la mélodie parcoure l'orchestre réduit d'instrument en instrument, sans jamais se fixer plus de deux-trois notes sur l'un d'entre eux. Ludique, expressif, joyeux, c'est toujours un réel plaisir à l'écoute en concert, où l'aspect visuel sautillant renforce le propos instrumental.
Après l'entracte, le plat de résistance était la création du Livre des illusions de Bruno Mantovani. Cette pièce d'environ une demie-heure est un hommage à la cuisine du chef catalan Ferran Adria et s'inspire d'ailleurs de la carte 2007 de son célèbre restaurant El Bulli. Adria est connu pour sa "gastronomie moléculaire", autant encensée que décriée. La prestation de l'Orchestre est précédée par quelques explications du compositeur et du cuisinier, avec illustration sonore. Trois passages, correspondant aux olives sphériques, à l'éponge de sésame et au risotto de pamplemousse, permettent de comprendre la démarche de Mantovani. Les olives sphériques, sortes d'olives recomposées à partir d'huile d'olive gélifiée, commencent ainsi par une explosion percussive qui parcoure l'orchestre comme un frisson et qui libère un son huileux qui se répand progressivement dans la salle par les joies de l'informatique musicale de l'Ircam. Le risotto de pamplemousse obtenu à l'aide d'azote liquide conserve, en musique, son caractère tout à la fois granuleux et doux-amer. Après ces quelques explications, qui mettent la musique contemporaine à la portée de tous, l'Orchestre de Paris s'aventure à travers la trentaine de plats qui composent la carte d'El Bulli. On aurait pu craindre un aspect un peu catalogue, mais en fait l'oeuvre de Mantovani dégage une belle unité et ne se contente finalement pas d'un simple jeu illustratif. Les variations autour de plats voisins créent comme des échos entre les différentes parties de l'oeuvre (ou doit on dire du repas ?) et propulse la musique au-delà de ses motivations de départ. L'utilisation de l'informatique, qui projette à travers la salle les sons de tel ou tel instrument, recompose un orchestre atomisé qui n'est pas sans faire écho à la composition inaugurale de Berio. Et la structure faite d'une succession enchaînée de brèves pièces rappelle les préoccupations de Webern. Il y a pire ascendance.
A lire ailleurs : Bien Culturel, Palpatine, ConcertoNet.
Fabrizio Cassol, saxophoniste d'Aka Moon, a composé cinq environnements, basés sur des caractéristiques rythmiques et harmoniques prédéterminées, à partir desquels le trio improvise. OMax, quant à lui, s'insère dans ce dispositif après analyse du jeu du saxophoniste, pour doubler sa voix, et ajouter un élément complémentaire à intégrer par les instrumentistes dans leur improvisation. Le résultat est souvent très touffu. La musique d'Aka Moon, déjà dense par elle même, frôle l'asphyxie. Difficile de trouver son souffle pour le spectateur dans cette musique qui ne respire presque plus. Comme s'il manquait encore à la machine ce petit supplément d'âme qui lui permettrait d'imaginer le silence. Le second set du concert voit Aka Moon débarrassé de son habillage électronique. Tout est plus fluide, le groove communicatif, et le plaisir évident. La reprise de quelques morceaux phares du groupe y aide sans doute.
Quelques jours plus tard, la Salle Pleyel accueillait l'Orchestre de Paris dirigé par Jean Deroyer, chef tout juste trentenaire. Fil rouge de cette édition du festival, Luciano Berio se voyait honoré avec l'interprétation de sa Formazioni. L'orchestre, à l'effectif assez classique, est disposé de manière totalement inhabituelle, avec des bois sur le devant de la scène et des cordes dispersées aux quatre coins de l'orchestre. C'est donc la sonorité de l'ensemble, plus que la forme même de l'écriture, qui intrigue l'oreille. Avec un matériau parfois assez réduit, Berio arrive ainsi à donner une grande ampleur sonore à l'orchestre par la répartition des instruments, tout en maintenant constant le raffinement qui le caractérise. La première partie s'achève sur les brèves cinq pièces op. 10 de Webern, déjà entendues un peu plus tôt dans la saison par l'EIC. Cinq pièces en six minutes, où la mélodie parcoure l'orchestre réduit d'instrument en instrument, sans jamais se fixer plus de deux-trois notes sur l'un d'entre eux. Ludique, expressif, joyeux, c'est toujours un réel plaisir à l'écoute en concert, où l'aspect visuel sautillant renforce le propos instrumental.
Après l'entracte, le plat de résistance était la création du Livre des illusions de Bruno Mantovani. Cette pièce d'environ une demie-heure est un hommage à la cuisine du chef catalan Ferran Adria et s'inspire d'ailleurs de la carte 2007 de son célèbre restaurant El Bulli. Adria est connu pour sa "gastronomie moléculaire", autant encensée que décriée. La prestation de l'Orchestre est précédée par quelques explications du compositeur et du cuisinier, avec illustration sonore. Trois passages, correspondant aux olives sphériques, à l'éponge de sésame et au risotto de pamplemousse, permettent de comprendre la démarche de Mantovani. Les olives sphériques, sortes d'olives recomposées à partir d'huile d'olive gélifiée, commencent ainsi par une explosion percussive qui parcoure l'orchestre comme un frisson et qui libère un son huileux qui se répand progressivement dans la salle par les joies de l'informatique musicale de l'Ircam. Le risotto de pamplemousse obtenu à l'aide d'azote liquide conserve, en musique, son caractère tout à la fois granuleux et doux-amer. Après ces quelques explications, qui mettent la musique contemporaine à la portée de tous, l'Orchestre de Paris s'aventure à travers la trentaine de plats qui composent la carte d'El Bulli. On aurait pu craindre un aspect un peu catalogue, mais en fait l'oeuvre de Mantovani dégage une belle unité et ne se contente finalement pas d'un simple jeu illustratif. Les variations autour de plats voisins créent comme des échos entre les différentes parties de l'oeuvre (ou doit on dire du repas ?) et propulse la musique au-delà de ses motivations de départ. L'utilisation de l'informatique, qui projette à travers la salle les sons de tel ou tel instrument, recompose un orchestre atomisé qui n'est pas sans faire écho à la composition inaugurale de Berio. Et la structure faite d'une succession enchaînée de brèves pièces rappelle les préoccupations de Webern. Il y a pire ascendance.
A lire ailleurs : Bien Culturel, Palpatine, ConcertoNet.
lundi 13 avril 2009
Pascal Dusapin - Passion @ Cité de la Musique, samedi 11 avril 2009
Il y a quinze jours, en ouverture du "Domaine privé" consacré par la Cité de la Musique à Pascal Dusapin, l'intégrale des sept solos pour orchestre du compositeur interprétés par l'Orchestre philharmonique de Liège dirigé par Pascal Rophé avait procuré son lot d'intenses émotions. La possibilité, pour la première fois offerte, d'entendre dans leur continuité ces "sept formes" composées sur près de vingt ans en a permis une appréhension bien différente d'une écoute isolée sur support discographique. Les jeux de réponse, de prolongation ou de reflux qui en tissent la matière donnent alors à l'œuvre une dimension monumentale, qui va bien au-delà de la commande habituelle de musique contemporaine cantonnée à un format court.
Samedi soir, pour le dernier concert du "Domaine privé Pascal Dusapin", la Cité de la Musique accueillait l'un des récents opéras du compositeur : Passion, créé à Aix l'année dernière. Sur scène, ils sont deux : Elle et Lui (Lei et Lui, puisque le livret est en italien). Par moments surgissent Gli Altri, ombres blanches impersonnelles surgies des Enfers. L'oeuvre se veut une sorte d'hommage aux opéras de Monteverdi. Et, de fait, il semble y avoir de nombreuses références au mythe d'Orphée, mais comme si celui-ci était regardé au travers d'un miroir : c'est Eurydice qui semble vouloir attirer Orphée avec elle dans le royaume de l'Invisible. Celui-ci s'en défend, entre attirance pour son amour défunt et incompréhension pour le sort qui l'attend. La narration est néanmoins réduite à la portion congrue, dans un décor immaculé, juste agrémenté d'une branche d'arbre, un cours d'eau, un coquillage et un astre - solaire ou lunaire ? - pris dans un grand diapason. Le propos du livret est très répétitif, des phrases-leitmotivs traduisent l'incommunicabilité entre Elle et Lui. Valeur de symbole et d'universalisme, sans doute.
Faute de grasse matière théâtrale, on se concentre donc sur la musique. On retrouve des traits caractéristiques de l'écriture de Dusapin, comme le traitement par aplat des vagues mélodiques, ce qui maintient une forme de tension tout au long du propos. Des capteurs placés sur les chanteurs, George Nigl, Lui, et Barbara Hannigan, Elle, permettent par moment de spatialiser leur souffle. Le ténu tient une part importante dans cet opéra entre passions d'êtres au monde et attirance pour l'Invisible. La partition respire néanmoins, et évite la claustrophobie, par ses clins d'oeil baroques - toujours dans l'idée d'un hommage à Monteverdi - servis par un clavecin et une harpe situés de chaque côté de l'orchestre, l'Ensemble Modern de Francfort dirigé par Franck Ollu. Cette touche d'originalité est ce qui me plait le plus, et finit par emporter mon adhésion, au côté de la performance vocale des chanteurs.
A lire ailleurs : Bien culturel, Palpatine.
Samedi soir, pour le dernier concert du "Domaine privé Pascal Dusapin", la Cité de la Musique accueillait l'un des récents opéras du compositeur : Passion, créé à Aix l'année dernière. Sur scène, ils sont deux : Elle et Lui (Lei et Lui, puisque le livret est en italien). Par moments surgissent Gli Altri, ombres blanches impersonnelles surgies des Enfers. L'oeuvre se veut une sorte d'hommage aux opéras de Monteverdi. Et, de fait, il semble y avoir de nombreuses références au mythe d'Orphée, mais comme si celui-ci était regardé au travers d'un miroir : c'est Eurydice qui semble vouloir attirer Orphée avec elle dans le royaume de l'Invisible. Celui-ci s'en défend, entre attirance pour son amour défunt et incompréhension pour le sort qui l'attend. La narration est néanmoins réduite à la portion congrue, dans un décor immaculé, juste agrémenté d'une branche d'arbre, un cours d'eau, un coquillage et un astre - solaire ou lunaire ? - pris dans un grand diapason. Le propos du livret est très répétitif, des phrases-leitmotivs traduisent l'incommunicabilité entre Elle et Lui. Valeur de symbole et d'universalisme, sans doute.
Faute de grasse matière théâtrale, on se concentre donc sur la musique. On retrouve des traits caractéristiques de l'écriture de Dusapin, comme le traitement par aplat des vagues mélodiques, ce qui maintient une forme de tension tout au long du propos. Des capteurs placés sur les chanteurs, George Nigl, Lui, et Barbara Hannigan, Elle, permettent par moment de spatialiser leur souffle. Le ténu tient une part importante dans cet opéra entre passions d'êtres au monde et attirance pour l'Invisible. La partition respire néanmoins, et évite la claustrophobie, par ses clins d'oeil baroques - toujours dans l'idée d'un hommage à Monteverdi - servis par un clavecin et une harpe situés de chaque côté de l'orchestre, l'Ensemble Modern de Francfort dirigé par Franck Ollu. Cette touche d'originalité est ce qui me plait le plus, et finit par emporter mon adhésion, au côté de la performance vocale des chanteurs.
A lire ailleurs : Bien culturel, Palpatine.
lundi 9 mars 2009
Festival Banlieues Bleues @ Espace 1789, Saint-Ouen, vendredi 6 et La Dynamo, Pantin, dimanche 8 mars 2009
Vendredi, à Saint-Ouen, Noël Akchoté ouvrait en solo l'édition 2009 du festival Banlieues Bleues. Armé d'une unique guitare électrique, il joue des tubes pop d'une manière assez straight. Il reste proche de la mélodie, sans effet déstructurant ni passage bruitiste. Je ne reconnais pas grand chose. Toxic de Britney et So Lucky de Kylie. Quelque chose qui pourrait être Banana Split de Lio. Pour le reste, je suis en terrain bien trop étranger. Je ne rentre pas dans le concert. Peut-être la fatigue traditionnelle du vendredi soir. La musique me semble trop monochrome. Là où son disque So Lucky, exclusivement consacré à des chansons de Kylie Minogue, emportait l'adhésion par la variété des sonorités de guitares utilisées - et par l'extrême qualité de la prise de son - ce concert n'ajoute pas grande chose de plus à la démarche. C'est même plutôt le contraire. Des versions plus dépouillées, à la guitare sèche, proches du blues désossé qui irrigue le disque, m'auraient vraisemblablement plus plu.
La deuxième partie du concert est l'occasion de retrouver sur scène le pianiste Jason Moran, vu il y a quelques six ans au New Morning avec son trio composé de Tarus Mateen à la basse et Nasheet Waits à la batterie. Les trois mêmes sont là, entourés d'une section de cuivres (sax alto, ténor, tuba, trombone et trompette), pour un projet autour du concert au Town Hall de Thelonious Monk en 1959. Il s'agit au départ d'une commande d'un festival américain pour les cinquante ans du concert, et du disque qui en a été tiré. Riche année, si l'on songe qu'elle fut aussi celle de - entre autres - Kind of Blue, Mingus Ah Um, Giant Steps, Change of the Century ou The Shape of Jazz to Come. Le projet inclut une dimension multimédia avec la projection de vidéos et de photos en arrière scène. Celles-ci représentent pêle-mêle le concert de 1959, l'appartement de Jason Moran à New York ou encore les champs de coton où furent esclaves les grands-parents de Monk. Le traitement musical de l'hommage est très réussi. Les thèmes de Monk issus du concert reviennent comme des leitmotivs, épicés de solos particulièrement fougueux de la part du pianiste et du batteur, et entrecoupés de propres compositions de Moran. Les cuivres ajoutent des contrepoints intéressants aux solistes et sont habilement plus souvent traités comme un ensemble que comme une juxtaposition d'individus. D'un exercice de commande, Jason Moran a tiré un projet musical qui tient la route sur la durée du concert. En épilogue, les cuivres et les trois autres passés aux percussions se retrouvent dans le hall d'entrée de l'Espace 1789 pour achever façon marching band endiablé la prestation.
Dimanche après-midi, le concert présenté à La Dynamo s'organise autour de thèmes similaires : guitare et mémoire. La première partie met aux prises, dans un dialogue inédit, les guitares de Marc Ducret et de Hasse Poulsen. Le Français exilé à Copenhague et le Danois résidant à Paris ont des univers a priori assez distincts et pourtant leur mariage fonctionne à merveille. C'est même une très belle surprise. Autour d'inflexions blues, folk ou de jazz traditionnel, leur discours commun s'articule d'abord au cours d'une longue improvisation aux phrases se répondant les unes aux autres. Chacun alimente la discussion avec ses propres idiomes, mais tout en laissant le champ libre à l'autre. Ainsi, Hasse Poulsen réduit la part des frottements et ustensiles annexes qui alimentent habituellement son jeu, et Marc Ducret joue à l'économie, loin des savantes constructions qui irriguent bien souvent ses compositions. On sent que la rencontre a été préparée, pensée en amont, et qu'il ne s'agit pas juste là de venir improviser sur le vif. Du coup, le discours est bien plus riche et musical que ce qu'il laissait penser sur le papier. Chacun joue de deux guitares, ce qui enrichit le spectre sonore et propose des combinaisons diverses et inédites. Je me fais alors la réflexion que c'est sans doute le premier duo de guitaristes auquel j'assiste. La seconde partie du concert est l'occasion pour les deux musiciens de reprendre d'anciennes compositions respectives, dans des versions très dépouillées, comme des berceuses folk, pour celles du Danois, et qui transpirent le rhythm'n'blues pour celles du Français. Grand moment.
Du côté de la mémoire, c'est vers Eric Dolphy que le quintet rassemblé par le trompettiste Russ Johnson se tourne. J'ai découvert ce dernier sur le disque du quartet de Michael Bates paru l'an dernier chez Greenleaf. Une sonorité dans la continuité de Dave Douglas. Pour l'occasion, il a réuni une sorte de all-star qui n'est d'ailleurs pas sans accointance avec son glorieux aîné : Brad Jones à la contrebasse, George Schuller à la batterie, Roy Nathanson au sax alto (ex-Lounge Lizards entre multiples états de fait) et la formidable Myra Melford au piano - l'une de mes musiciennes favorites. Comme pour Moran, il s'agit ici d'une commande d'un festival américain. En l'occurrence recréer Out to Lunch, culte et ultime album de Dolphy, paru en 1964 chez Blue Note. Le quintet s'exécute brillamment, exposant les thèmes avant de s'autoriser des développements personnels au cours de longs solos. Myra Melford emporte évidemment mon adhésion, par sa subtile alliance de blues et de free - elle ne vient pas de Chicago pour rien - mais tous démontrent leurs talents. Ce sont effectivement d'excellents musiciens. On a quand même un peu le sentiment qu'ils s'exécutent parce qu'on leur a demandé de jouer cela, sans que ce soit nécessairement leur ambition première. C'est très bien fait, mais ils ont tellement de choses à dire en propre, comme solistes mais aussi en tant que compositeurs, que le talent apparaît quelque peu sous-exploité. Après avoir joué les cinq pièces qui composent Out to Lunch, ils décident donc d'enchaîner - toujours dans l'esprit d'un hommage à Dolphy - en interprétant deux mouvements de compositions du père du batteur, Gunther Schuller, qui écrivit, dans une optique Third Stream, pour Dolphy. L'un des morceaux, jamais gravé sur disque (et peut-être même jamais joué d'après George Schuller), a des allures d'inédit. L'aspect moins référencé des morceaux semble les autoriser à plus d'inventivité. Ils concluent alors sur une version échevelée de So Long Eric de Mingus, bien plus explosive et explosée que les relectures du projet initial.
A lire ailleurs : Thierry Quénum, de Jazz Mag, partage mon avis sur le concert de dimanche, et propose en plus quelques échos sur la soirée de samedi où je n'étais pas (et confirme ce que j'ai entendu sur le ratage total du nouvel ONJ).
La deuxième partie du concert est l'occasion de retrouver sur scène le pianiste Jason Moran, vu il y a quelques six ans au New Morning avec son trio composé de Tarus Mateen à la basse et Nasheet Waits à la batterie. Les trois mêmes sont là, entourés d'une section de cuivres (sax alto, ténor, tuba, trombone et trompette), pour un projet autour du concert au Town Hall de Thelonious Monk en 1959. Il s'agit au départ d'une commande d'un festival américain pour les cinquante ans du concert, et du disque qui en a été tiré. Riche année, si l'on songe qu'elle fut aussi celle de - entre autres - Kind of Blue, Mingus Ah Um, Giant Steps, Change of the Century ou The Shape of Jazz to Come. Le projet inclut une dimension multimédia avec la projection de vidéos et de photos en arrière scène. Celles-ci représentent pêle-mêle le concert de 1959, l'appartement de Jason Moran à New York ou encore les champs de coton où furent esclaves les grands-parents de Monk. Le traitement musical de l'hommage est très réussi. Les thèmes de Monk issus du concert reviennent comme des leitmotivs, épicés de solos particulièrement fougueux de la part du pianiste et du batteur, et entrecoupés de propres compositions de Moran. Les cuivres ajoutent des contrepoints intéressants aux solistes et sont habilement plus souvent traités comme un ensemble que comme une juxtaposition d'individus. D'un exercice de commande, Jason Moran a tiré un projet musical qui tient la route sur la durée du concert. En épilogue, les cuivres et les trois autres passés aux percussions se retrouvent dans le hall d'entrée de l'Espace 1789 pour achever façon marching band endiablé la prestation.
Dimanche après-midi, le concert présenté à La Dynamo s'organise autour de thèmes similaires : guitare et mémoire. La première partie met aux prises, dans un dialogue inédit, les guitares de Marc Ducret et de Hasse Poulsen. Le Français exilé à Copenhague et le Danois résidant à Paris ont des univers a priori assez distincts et pourtant leur mariage fonctionne à merveille. C'est même une très belle surprise. Autour d'inflexions blues, folk ou de jazz traditionnel, leur discours commun s'articule d'abord au cours d'une longue improvisation aux phrases se répondant les unes aux autres. Chacun alimente la discussion avec ses propres idiomes, mais tout en laissant le champ libre à l'autre. Ainsi, Hasse Poulsen réduit la part des frottements et ustensiles annexes qui alimentent habituellement son jeu, et Marc Ducret joue à l'économie, loin des savantes constructions qui irriguent bien souvent ses compositions. On sent que la rencontre a été préparée, pensée en amont, et qu'il ne s'agit pas juste là de venir improviser sur le vif. Du coup, le discours est bien plus riche et musical que ce qu'il laissait penser sur le papier. Chacun joue de deux guitares, ce qui enrichit le spectre sonore et propose des combinaisons diverses et inédites. Je me fais alors la réflexion que c'est sans doute le premier duo de guitaristes auquel j'assiste. La seconde partie du concert est l'occasion pour les deux musiciens de reprendre d'anciennes compositions respectives, dans des versions très dépouillées, comme des berceuses folk, pour celles du Danois, et qui transpirent le rhythm'n'blues pour celles du Français. Grand moment.
Du côté de la mémoire, c'est vers Eric Dolphy que le quintet rassemblé par le trompettiste Russ Johnson se tourne. J'ai découvert ce dernier sur le disque du quartet de Michael Bates paru l'an dernier chez Greenleaf. Une sonorité dans la continuité de Dave Douglas. Pour l'occasion, il a réuni une sorte de all-star qui n'est d'ailleurs pas sans accointance avec son glorieux aîné : Brad Jones à la contrebasse, George Schuller à la batterie, Roy Nathanson au sax alto (ex-Lounge Lizards entre multiples états de fait) et la formidable Myra Melford au piano - l'une de mes musiciennes favorites. Comme pour Moran, il s'agit ici d'une commande d'un festival américain. En l'occurrence recréer Out to Lunch, culte et ultime album de Dolphy, paru en 1964 chez Blue Note. Le quintet s'exécute brillamment, exposant les thèmes avant de s'autoriser des développements personnels au cours de longs solos. Myra Melford emporte évidemment mon adhésion, par sa subtile alliance de blues et de free - elle ne vient pas de Chicago pour rien - mais tous démontrent leurs talents. Ce sont effectivement d'excellents musiciens. On a quand même un peu le sentiment qu'ils s'exécutent parce qu'on leur a demandé de jouer cela, sans que ce soit nécessairement leur ambition première. C'est très bien fait, mais ils ont tellement de choses à dire en propre, comme solistes mais aussi en tant que compositeurs, que le talent apparaît quelque peu sous-exploité. Après avoir joué les cinq pièces qui composent Out to Lunch, ils décident donc d'enchaîner - toujours dans l'esprit d'un hommage à Dolphy - en interprétant deux mouvements de compositions du père du batteur, Gunther Schuller, qui écrivit, dans une optique Third Stream, pour Dolphy. L'un des morceaux, jamais gravé sur disque (et peut-être même jamais joué d'après George Schuller), a des allures d'inédit. L'aspect moins référencé des morceaux semble les autoriser à plus d'inventivité. Ils concluent alors sur une version échevelée de So Long Eric de Mingus, bien plus explosive et explosée que les relectures du projet initial.
A lire ailleurs : Thierry Quénum, de Jazz Mag, partage mon avis sur le concert de dimanche, et propose en plus quelques échos sur la soirée de samedi où je n'étais pas (et confirme ce que j'ai entendu sur le ratage total du nouvel ONJ).
samedi 28 février 2009
Cyro Baptista / Elysian Fields / Marc Ribot / Sean Lennon @ Salle Pleyel, mercredi 25 février 2009
Dans le cadre d'une série de concerts en hommage à Serge Gainsbourg - en parallèle à l'exposition qui lui est consacrée à la Cité de la Musique - quelques musiciens new-yorkais, entre scène Downtown et rock arty, avaient rendez-vous Salle Pleyel mercredi soir. L'idée était d'adapter pour la scène la compilation parue sur Tzadik il y a plus de dix ans. Quatre groupes se sont ainsi succédés, chacun interprétant trois titres issus du riche répertoire gainsbourien. Le format même du concert conduisait, quasi naturellement, à un certain écueil : pas d'installation de la musique dans la durée ; il faut saisir dans l'instant ce que l'on aime. On est conduit à picorer dans la matière sonore proposée et presque forcé à juger la performance sous le seul angle du quantitatif. Et à cette aune là, la réaction du public à la fin résumait bien la sensation générale : une bronca face à une soirée qui paraissait par trop minutée - le programme distribué à l'entrée indiquait une fin vers 21h40... ce qui fut tenu.
La présentation du concert pouvait conduire à quelques incompréhensions supplémentaires pour qui ne connaissait pas le projet. Annoncé dans le programme de la salle sous l'intitulé "John Zorn & Tzadik", il a dû attirer autant des addicts de la Downtown Scene que des amoureux de la chanson française, sans que forcément ni les uns ni les autres ni trouvent finalement leur compte. Les échos à la sortie du concert étaient ainsi aussi contradictoires que complémentaires : pas assez radical pour les uns, trop déstructuré pour les autres. Quant à John Zorn, il n'aura fait qu'une simple apparition pour chanter en compagnie de tous les musiciens de la soirée sur le morceau final (et sur le rappel consenti après quelques minutes de protestation). Tout ou presque était donc fait pour entraîner la déception, à plus ou moins forte dose.
Malgré ce contexte général pas forcément propice, il faut reconnaître de beaux moments de musique au cours de la soirée. La succession de quatre groupes aux partis pris esthétiques différents permettait ainsi de dresser un portrait kaléidoscopique de l'œuvre du grand Serge. Cyro Baptista emmenait l'auteur du voyageur Aéroplanes vers une exotica très éclatée qui résonnait de percussions brésiliennes, de 'oud oriental ou de kora africaine. Elysian Fields alanguissait la pop raffinée de Bonnie & Clyde dans une version sensuelle pour BB gothique. Marc Ribot insufflait un parfum de dissonances new-yorkaises dans les résonances londoniennes de la comédie musicale télévisuelle Anna. Enfin Sean Lennon, non sans surprise, bousculait façon hip-hop Comic Strip avec sa copine mannequin Kemp Muhl.
Le meilleur de la soirée furent pour moi - ce qui n'a rien d'étonnant - les interventions de Marc Ribot. Pour l'occasion le guitariste était accompagné de son trio Ceramic Dog (Shahzad Ismaily à la basse et Ches Smith à la batterie), déjà vu il y a deux ans à La Dynamo, augmenté de la chanteuse et violoniste Eszter Balint. C'était d'ailleurs un petit plaisir de voir cette dernière "en vrai", pour la seule (mais bonne) raison que cette mystérieuse inconnue n'est autre que la jeune cousine de John Lurie tout juste débarquée de Hongrie dans Stranger than Paradise de Jim Jarmusch. Culte. Sur Black Trombone, Ribot a démontré tout l'intérêt de l'art de la reprise quand il sait allier amour de la chanson d'origine et nécessité d'y injecter un regard personnel. L'aimable mélodie jazzy de 1962 se trouvait ainsi projeter dans un univers où la distorsion est des plus musicales, qui rappelait l'ébullition du jazz libre à New York vers 1962. Les chiens de faïence ont pioché le reste de leurs interventions dans le matériau d'Anna, avec tout d'abord une version rock quasi straight d'Hier ou demain, interprété à l'origine par Marianne Faithfull (présente dans la salle d'après l'annonce de Ribot), puis surtout une relecture parfaite du génial Un poison violent, où Gainsbourg faisait claquer les mots de Bossuet face à un Brialy désabusé. Eszter Balint récitait le discours du prédicateur sur "la vie des sens" sur fond de rock déglingué, tout aussi tordu que puissant. On aurait aimé que cela dure plus longtemps.
Pour le reste, après un début laborieux, le quartet réuni par Cyro Baptista offrait une jolie relecture de La ballade de Melody Nelson, avec un piano répétant en boucle les notes introductives de la mélodie, sans en achever la phrase. Un bonheur qui se refuse alors qu'on le touche presque du doigt : belle sensation. Elysian Fields a en revanche tendance à vite lasser avec les poses langoureuses trop appuyées de Jennifer Charles. Enfin, le fils de John et Yoko a paradoxalement plus d'intérêt quand il quitte le terrain familier de la pop pour s'amuser à rapper et beatboxer Comic Strip en compagnie de sa BB, tout aussi belle plante sans véritable autre intérêt que l'originale.
Pour le final, Zorn a rejoint l'ensemble des musiciens sur scène. Comme sur la compilation, il interprétait Contact. Mais là où la version gravée était vraiment originale par son utilisation du re-recording et le chant a capella de Zorn seul en piste, la version du concert ressemblait à un prétexte pour faire monter le gourou de Downtown sur scène (et justifier l'argument de promotion du concert). Quand on connaît le sens de la précision et de l'autorité qu'il peut avoir dans la conduite de ses groupes, les vagues gestes d'organisation de la musique en disaient long sur son implication. Mambo miam miam, rappel obtenu après de longs sifflets, ne changeant en rien cette impression.
Au final, un sentiment étrange domine. On attendait beaucoup de cette soirée, vus les noms présents sur le papier. Et les bonnes choses piochées au cours du concert, par le potentiel qu'elles laissaient entrevoir, renforçaient finalement le parfum de déception qui planait sur un résultat aimable mais vraiment pas renversant.
A lire ailleurs : Bien Culturel, Confessions d'un bourgeois.
La présentation du concert pouvait conduire à quelques incompréhensions supplémentaires pour qui ne connaissait pas le projet. Annoncé dans le programme de la salle sous l'intitulé "John Zorn & Tzadik", il a dû attirer autant des addicts de la Downtown Scene que des amoureux de la chanson française, sans que forcément ni les uns ni les autres ni trouvent finalement leur compte. Les échos à la sortie du concert étaient ainsi aussi contradictoires que complémentaires : pas assez radical pour les uns, trop déstructuré pour les autres. Quant à John Zorn, il n'aura fait qu'une simple apparition pour chanter en compagnie de tous les musiciens de la soirée sur le morceau final (et sur le rappel consenti après quelques minutes de protestation). Tout ou presque était donc fait pour entraîner la déception, à plus ou moins forte dose.
Malgré ce contexte général pas forcément propice, il faut reconnaître de beaux moments de musique au cours de la soirée. La succession de quatre groupes aux partis pris esthétiques différents permettait ainsi de dresser un portrait kaléidoscopique de l'œuvre du grand Serge. Cyro Baptista emmenait l'auteur du voyageur Aéroplanes vers une exotica très éclatée qui résonnait de percussions brésiliennes, de 'oud oriental ou de kora africaine. Elysian Fields alanguissait la pop raffinée de Bonnie & Clyde dans une version sensuelle pour BB gothique. Marc Ribot insufflait un parfum de dissonances new-yorkaises dans les résonances londoniennes de la comédie musicale télévisuelle Anna. Enfin Sean Lennon, non sans surprise, bousculait façon hip-hop Comic Strip avec sa copine mannequin Kemp Muhl.
Le meilleur de la soirée furent pour moi - ce qui n'a rien d'étonnant - les interventions de Marc Ribot. Pour l'occasion le guitariste était accompagné de son trio Ceramic Dog (Shahzad Ismaily à la basse et Ches Smith à la batterie), déjà vu il y a deux ans à La Dynamo, augmenté de la chanteuse et violoniste Eszter Balint. C'était d'ailleurs un petit plaisir de voir cette dernière "en vrai", pour la seule (mais bonne) raison que cette mystérieuse inconnue n'est autre que la jeune cousine de John Lurie tout juste débarquée de Hongrie dans Stranger than Paradise de Jim Jarmusch. Culte. Sur Black Trombone, Ribot a démontré tout l'intérêt de l'art de la reprise quand il sait allier amour de la chanson d'origine et nécessité d'y injecter un regard personnel. L'aimable mélodie jazzy de 1962 se trouvait ainsi projeter dans un univers où la distorsion est des plus musicales, qui rappelait l'ébullition du jazz libre à New York vers 1962. Les chiens de faïence ont pioché le reste de leurs interventions dans le matériau d'Anna, avec tout d'abord une version rock quasi straight d'Hier ou demain, interprété à l'origine par Marianne Faithfull (présente dans la salle d'après l'annonce de Ribot), puis surtout une relecture parfaite du génial Un poison violent, où Gainsbourg faisait claquer les mots de Bossuet face à un Brialy désabusé. Eszter Balint récitait le discours du prédicateur sur "la vie des sens" sur fond de rock déglingué, tout aussi tordu que puissant. On aurait aimé que cela dure plus longtemps.
Pour le reste, après un début laborieux, le quartet réuni par Cyro Baptista offrait une jolie relecture de La ballade de Melody Nelson, avec un piano répétant en boucle les notes introductives de la mélodie, sans en achever la phrase. Un bonheur qui se refuse alors qu'on le touche presque du doigt : belle sensation. Elysian Fields a en revanche tendance à vite lasser avec les poses langoureuses trop appuyées de Jennifer Charles. Enfin, le fils de John et Yoko a paradoxalement plus d'intérêt quand il quitte le terrain familier de la pop pour s'amuser à rapper et beatboxer Comic Strip en compagnie de sa BB, tout aussi belle plante sans véritable autre intérêt que l'originale.
Pour le final, Zorn a rejoint l'ensemble des musiciens sur scène. Comme sur la compilation, il interprétait Contact. Mais là où la version gravée était vraiment originale par son utilisation du re-recording et le chant a capella de Zorn seul en piste, la version du concert ressemblait à un prétexte pour faire monter le gourou de Downtown sur scène (et justifier l'argument de promotion du concert). Quand on connaît le sens de la précision et de l'autorité qu'il peut avoir dans la conduite de ses groupes, les vagues gestes d'organisation de la musique en disaient long sur son implication. Mambo miam miam, rappel obtenu après de longs sifflets, ne changeant en rien cette impression.
Au final, un sentiment étrange domine. On attendait beaucoup de cette soirée, vus les noms présents sur le papier. Et les bonnes choses piochées au cours du concert, par le potentiel qu'elles laissaient entrevoir, renforçaient finalement le parfum de déception qui planait sur un résultat aimable mais vraiment pas renversant.
A lire ailleurs : Bien Culturel, Confessions d'un bourgeois.
mercredi 4 février 2009
Shifting Grace / Kartet @ Espace Jean Vilar, Arcueil, mardi 3 février 2009
Je n'ai pris des places que pour un seul concert dans le cadre du festival Sons d'hiver cette année. Il faut dire que la programmation ne varie pas énormément d'une année sur l'autre. Et s'il y a évidemment du plaisir à revoir certains artistes régulièrement, la petite excitation liée à la découverte de la nouveauté reste un piment nécessaire à la vie de l'amateur de jazz. Le concert retenu dans mon agenda avait le mérite de mêler les deux aspects : un trio que je ne connaissais que d'assez loin en première partie, et une valeur sûre toujours aussi attachante ensuite.
Le trio Shifting Grace associe le violoncelle de Vincent Courtois (terrain familier) au piano de Marylin Crispell (grand nom, peu exploré jusqu'à présent) et aux percussions de Michele Rabbia (première rencontre en concert). Une approche évidemment marquée du sceau de l'improvisation, à la tangence de la musique et du bruitisme, légère et nuancée. Pointilliste, aquatique, avec quelques contrepoints rock. Un univers finalement familier. On sait où ils vont, on en connaît les codes, et le plaisir vient alors de la sensation de se retrouver chez soi, bercer par des repères amicaux, et non du goût de l'inédit. Les accents rock chambristes de Courtois impulsent les changements de directions. C'est lui qui semble orienter, situé au centre de la scène, le discours. Michele Rabbia s'amuse avec toutes sortes d'ustensiles. Une batterie, des percussions, mais aussi divers jouets, poste de radio ou même métronomes, pour une version réduite, pour quatuor, de la symphonie pour cent métronomes de Ligeti. Bruissements et virgules rythmiques alimentent le discours. Marylin Crispell apporte elle la touche d'originalité de cette musique. Déjà, elle n'utilise quasiment que les touches du piano. Le jeu sur les cordes ou le cadre est réduit. Le piano n'est pas préparé. Étonnant dans ce contexte ! Elle glisse les principaux décalages dans le discours général, injecte de la surprise et de la nuance, atténue l'emballement de ses acolytes masculins quand nécessaire. Elle est le complément parfait de Vincent Courtois, et leurs passages en duo, quand l'écoute peut se concentrer au plus proche du jeu de l'autre, sont les moments les plus intenses des deux suites improvisées ce soir là.
A l'inédit familier succédait du connu surprenant. En ouverture du concert, un représentant de l'organisation du festival rappelait que Kartet s'était produit pour la première fois dans le cadre de Sons d'hiver il y a dix-sept ans, en compagnie de Steve Lacy. Rare longévité. Le groupe fêtera d'ailleurs ses vingt ans d'existence en 2010. Avec seulement un changement de batteur intervenu en 1996.
Le répertoire joué est celui de leur plus récent disque, The Bay Window (Songlines, 2007), souvent écouté. Terrain connu presque par cœur. Et pourtant la magie opère encore, comme si tout était différent, renouvelé, inattendu. La qualité première du groupe qui transparaît de ce concert est le caractère coloré de la musique. On voyage, l'air de rien, beaucoup à l'écoute de Kartet. Des terra incognita ayant tour à tour le parfum de l'Afrique, de l'Asie ou de l'Est de l'Europe. Rien de bien marqué, l'esbroufe n'est pas le genre de la maison. Mais des inflexions rythmiques, des accents particuliers placés sur un mot, une phrase tout au plus. La paire rythmique composée d'Hubert Dupont à la contrebasse et Chander Sardjoe à la batterie n'a pas son pareil pour installer le groove. Pas celui qui tâche, bling bling produit au kilomètre, mais celui qui vient des rythmes vitaux et ancestraux, qui animent les hommes par delà âges et cultures. Se réclamer du jazz, de l'Inde et des pygmées, de Steve Coleman, de Ligeti et de Bartok (d'où le groupe tire son K), être si original dans la définition de son style propre, proche de certaines connexions (la scène franco-belge d'Aka Moon, Octurn et compagnie) sans jamais s'y réduire, durer deux décennies dans un univers dominé par l'individu-soliste, c'est un peu de tout cela qui fait la magie Kartet. Le plaisir des nuances, de l'intelligence musicale et des polyrythmies aussi. On a beau penser connaître cela par cœur, on y retourne souvent, toujours aussi étonné d'être surpris.
Guillaume Orti, saxophone alto délicat, au style délié et précis, explorait plus le grain du son qu'à son habitude, fleuretant avec la tangente, quand le son devient souffle, et la note bourdonnement. Il a d'ailleurs été gratifié d'un intense solo, où sa maîtrise de l'acidité douce-amère propre à l'alto a fait des merveilles. La musique de Kartet par sa singulière alliance d'un groove post-colemanien et de phrases très contemporaines de Benoît Delbecq au piano conserve un mystère qui me ravit à chaque écoute. Comment est-il possible de tenir ensemble des éléments apparemment si disparates ? Et de le faire sonner comme l'une des plus belles musiques de notre époque ?
Ne pas pouvoir y répondre, cela fait aussi partie du plaisir.
Le trio Shifting Grace associe le violoncelle de Vincent Courtois (terrain familier) au piano de Marylin Crispell (grand nom, peu exploré jusqu'à présent) et aux percussions de Michele Rabbia (première rencontre en concert). Une approche évidemment marquée du sceau de l'improvisation, à la tangence de la musique et du bruitisme, légère et nuancée. Pointilliste, aquatique, avec quelques contrepoints rock. Un univers finalement familier. On sait où ils vont, on en connaît les codes, et le plaisir vient alors de la sensation de se retrouver chez soi, bercer par des repères amicaux, et non du goût de l'inédit. Les accents rock chambristes de Courtois impulsent les changements de directions. C'est lui qui semble orienter, situé au centre de la scène, le discours. Michele Rabbia s'amuse avec toutes sortes d'ustensiles. Une batterie, des percussions, mais aussi divers jouets, poste de radio ou même métronomes, pour une version réduite, pour quatuor, de la symphonie pour cent métronomes de Ligeti. Bruissements et virgules rythmiques alimentent le discours. Marylin Crispell apporte elle la touche d'originalité de cette musique. Déjà, elle n'utilise quasiment que les touches du piano. Le jeu sur les cordes ou le cadre est réduit. Le piano n'est pas préparé. Étonnant dans ce contexte ! Elle glisse les principaux décalages dans le discours général, injecte de la surprise et de la nuance, atténue l'emballement de ses acolytes masculins quand nécessaire. Elle est le complément parfait de Vincent Courtois, et leurs passages en duo, quand l'écoute peut se concentrer au plus proche du jeu de l'autre, sont les moments les plus intenses des deux suites improvisées ce soir là.
A l'inédit familier succédait du connu surprenant. En ouverture du concert, un représentant de l'organisation du festival rappelait que Kartet s'était produit pour la première fois dans le cadre de Sons d'hiver il y a dix-sept ans, en compagnie de Steve Lacy. Rare longévité. Le groupe fêtera d'ailleurs ses vingt ans d'existence en 2010. Avec seulement un changement de batteur intervenu en 1996.
Le répertoire joué est celui de leur plus récent disque, The Bay Window (Songlines, 2007), souvent écouté. Terrain connu presque par cœur. Et pourtant la magie opère encore, comme si tout était différent, renouvelé, inattendu. La qualité première du groupe qui transparaît de ce concert est le caractère coloré de la musique. On voyage, l'air de rien, beaucoup à l'écoute de Kartet. Des terra incognita ayant tour à tour le parfum de l'Afrique, de l'Asie ou de l'Est de l'Europe. Rien de bien marqué, l'esbroufe n'est pas le genre de la maison. Mais des inflexions rythmiques, des accents particuliers placés sur un mot, une phrase tout au plus. La paire rythmique composée d'Hubert Dupont à la contrebasse et Chander Sardjoe à la batterie n'a pas son pareil pour installer le groove. Pas celui qui tâche, bling bling produit au kilomètre, mais celui qui vient des rythmes vitaux et ancestraux, qui animent les hommes par delà âges et cultures. Se réclamer du jazz, de l'Inde et des pygmées, de Steve Coleman, de Ligeti et de Bartok (d'où le groupe tire son K), être si original dans la définition de son style propre, proche de certaines connexions (la scène franco-belge d'Aka Moon, Octurn et compagnie) sans jamais s'y réduire, durer deux décennies dans un univers dominé par l'individu-soliste, c'est un peu de tout cela qui fait la magie Kartet. Le plaisir des nuances, de l'intelligence musicale et des polyrythmies aussi. On a beau penser connaître cela par cœur, on y retourne souvent, toujours aussi étonné d'être surpris.
Guillaume Orti, saxophone alto délicat, au style délié et précis, explorait plus le grain du son qu'à son habitude, fleuretant avec la tangente, quand le son devient souffle, et la note bourdonnement. Il a d'ailleurs été gratifié d'un intense solo, où sa maîtrise de l'acidité douce-amère propre à l'alto a fait des merveilles. La musique de Kartet par sa singulière alliance d'un groove post-colemanien et de phrases très contemporaines de Benoît Delbecq au piano conserve un mystère qui me ravit à chaque écoute. Comment est-il possible de tenir ensemble des éléments apparemment si disparates ? Et de le faire sonner comme l'une des plus belles musiques de notre époque ?
Ne pas pouvoir y répondre, cela fait aussi partie du plaisir.
lundi 12 janvier 2009
Original Mingus Fables
Lorsque, sachant que j'aime le jazz, un ami néophyte me demande quelques conseils pour découvrir cette musique, ma réponse est immuablement la même : Mingus. Ou plus exactement Mingus, Mingus, Mingus, Mingus, Mingus ! Car comment résister à la tentation de la démesure à l'écoute d'une telle musique ? Mingus c'est à la fois la porte d'entrée vers le passé glorieux, celui d'Ellington, de Bird, de Lester Young. Vers le blues, le gospel et toutes les racines populaires de l'Amérique noire. Un regard jeté, en contrepoint, vers l'art de la composition européenne. Une démarche ancrée dans un contexte politique et social tendu entre rages et espoirs. Une assise dans la modernité du jazz, presque free, tout en conservant sa voix propre. Des ensembles à géométrie variable, mais qui donnent tous toujours l'impression que les musiciens jouent avec six bras et trois poumons. Ou encore, une alliance parfaite de l'écriture pour moyen ensemble et de la libre fougue laissée aux solos. Trente ans après sa disparition, le 5 janvier 1979, il était donc impossible de ne pas lui rendre hommage. Les blogs qui forment le "Z Band" s'associent par conséquent à nouveau pour évoquer quelques émotions liées au contrebassiste en colère.
Mingus a enregistré pour à peu près tous les grands labels de l'histoire du jazz moderne. On trouve bien sûr ses disques historiques pour Atlantic (Pithecanthropus Erectus, The Clown, Blues & Roots, Mingus Oh Yeah), deux chefs-d'œuvre chez Columbia (Mingus Ah Um - le plus recommandé pour découvrir le jazz à mon avis, et Mingus Dynasty), un triptyque superlatif chez Impulse! (Mingus Mingus Mingus Mingus Mingus, The Black Saint and the Sinner Lady, Mingus plays piano) et le trio majeur avec Ellington et Max Roach chez Blue Note (Money Jungle). Mingus a aussi été l'un des premiers musiciens à prendre en main sa destinée - et celle de quelques amis - à travers l'expérience Debut, label fondé avec l'aide de Max Roach en 1952. Et pourtant, c'est d'un disque paru sur le petit label Candid - actif à New York de 1960 à... 1961 ! (et depuis racheté par un britannique qui l'a quelque peu réanimé) - que je souhaitais vous entretenir.
Autre paradoxe de ce disque, il a été enregistré en quartette. Le type de formation typique du jazz de l'époque, mais aux dimensions sommes toutes assez réduites pour une œuvre de Mingus. Trompette, saxophone alto ou clarinette basse, contrebasse et batterie, pour un peu on se croirait chez Ornette.
Le disque, Charles Mingus presents Charles Mingus, est entré dans la légende pour un morceau, Original Faubus Fables, version non expurgée des Fables of Faubus enregistrées un an plus tôt pour l'album Mingus Ah Um, mais dont Columbia avait préféré une version purement instrumentale. Sur ce titre, dédié au gouverneur de l'Arkansas, le démocrate Orval Faubus, Mingus exprime, dans une chanson véhémente qui marie à merveille l'art de l'invective et l'entrain des mélodies populaires, toute la haine que lui inspire le personnage. Le gouverneur Faubus est en effet entré dans l'histoire en 1957, pour avoir refusé l'accès à des élèves noirs du lycée central de Little Rock (la capitale de l'État). L'Arkansas avait alors été placé directement sous le contrôle de l'État fédéral américain et la Garde Nationale, épisode resté célèbre, envoyée pour protéger les élèves noirs et leur permettre de se rendre au lycée. Le morceau de Mingus tire sa force de sa simplicité entêtante, une ritournelle avec refrain facilement mémorisable, sur lequel résonne les termes "fasciste" ou "nazi". Et de la terrible conviction grondante des musiciens qui semblent vouloir entrouvrir la terre sous les pieds du commandeur raciste.
Réduire ce disque à ce seul morceau de bravoure - exemple le plus emblématique du musicien en colère - serait néanmoins injuste. Car cette présentation de Mingus par lui même regorge de quelques autres pépites, à commencer par un inaugural Folk Forms N°1 qui dresse un pont entre traditions et modernités du jazz. Ce morceau est la version studio de celui joué quelques mois plus tôt, à Antibes, en quintette. Il faut dire que le disque Candid, enregistré en octobre 1960, est un peu le prolongement de ce fameux concert (paru sur Atlantic en 1979 seulement) qui voyait Mingus entouré de l'un de ses plus beaux groupes : Ted Curson à la trompette, Eric Dolphy au sax alto et à la clarinette basse, Booker Ervin au sax ténor, et le fidèle Dannie Richmond à la batterie. Le groupe était même rejoint par Bud Powell sur un morceau. Mythique ! C'est le même groupe, sans Booker Ervin, ni la guest star, qui a enregistré Charles Mingus presents Charles Mingus. Folk Forms N°1, donc, se retrouve en ouverture du disque. Le thème n'est pas nouveau, puisqu'il s'agit en fait d'une réinterprétation de la Haitian Fight Song déjà présente sur l'album Debut capté au Café Bohemia, recueil de compositions de Mingus écrites dans une optique Third Stream. Le titre original du morceau fait référence à un passage de la Black, Brown & Beige Suite de Duke Ellington en hommage aux esclaves libérés d'Haïti. La version présente sur le disque Candid projette le morceau dans un traitement débridé où Ted Curson et Eric Dolphy semblent exploser le cadre et ouvrir la voie aux dissonances décomplexées des roaring sixties. De Duke au free, maintenus ensemble, quel meilleur résumé de la musique de Mingus ?
Mais le meilleur, concernant Dolphy, est à venir, sur le troisième morceau de l'album, What Love, inspiré du standard de Cole Porter, What is this thing called love. Il s'agit là aussi d'une relecture studio d'un morceau joué à Antibes. Mingus et Dolphy dialoguent au cours d'un duo vocalisé, une conversation instrumentale vociférante, où la clarinette basse de Dolphy semble annoncer son départ du groupe, proclamer ses envies d'ailleurs, et la contrebasse de Mingus en tirer le fruit d'une nouvelle colère. Un exemple inégalé de jeu à deux. En introduction, Ted Curson livre un magnifique solo, incantatoire, qui place d'emblée le morceau sous le signe d'une expressivité radieuse.
Le disque s'achève sur un morceau au titre incroyable : All the things you could be by now if Sigmund Freud's wife was your mother. Là aussi, il s'agit d'une libre réinterprétation d'un standard, en l'occurence All the things you are de Kern et Hammerstein. Broadway chez le psychanalyste, il n'y avait que Mingus - passionné par le sujet - pour y penser ! La séance sur le divan n'est pas de tout repos pour le patient, mais on est certain de sortir guéri de quelques troubles à l'écoute de ce disque. A quand son remboursement par la sécu ?
D'autres échos de Mingus...
Z et le jazz : Changes One & Two
Mysteriojazz : So Long Eric et Third Stream
Ptilou : Moins qu'un chien
Maître Chronique : Mingus Ah Um
Livre d'images : Blues & Roots
Jazz à Paris : de concerts vus en 1964
Jazzques : Mingus plays piano
Backstabber : Tijuana Moods
jazzOcentre : Oh Yeah
Et un invité surprise : Bladsurb
Pour l'illustration sonore, aucun extrait du disque en question, ni même d'un autre de Mingus, mais plutôt quelques reflets de l'influence du contrebassiste sur des artistes de tous les coins, et recoins, du jazz. De Jeanne Lee "récichantant" un extrait de Beneath the Underdog (Moins qu'un chien), l'autobiographie de Mingus, à une reprise de la Haitian Fight Song par le groupe de rap IsWhat?!. Et de l'Art Ensemble of Chicago lui rendant hommage quelques mois après sa mort aux versions soyeuses de classiques mingusiens du groupe à trois guitares de Paul Motian.
Mingus a enregistré pour à peu près tous les grands labels de l'histoire du jazz moderne. On trouve bien sûr ses disques historiques pour Atlantic (Pithecanthropus Erectus, The Clown, Blues & Roots, Mingus Oh Yeah), deux chefs-d'œuvre chez Columbia (Mingus Ah Um - le plus recommandé pour découvrir le jazz à mon avis, et Mingus Dynasty), un triptyque superlatif chez Impulse! (Mingus Mingus Mingus Mingus Mingus, The Black Saint and the Sinner Lady, Mingus plays piano) et le trio majeur avec Ellington et Max Roach chez Blue Note (Money Jungle). Mingus a aussi été l'un des premiers musiciens à prendre en main sa destinée - et celle de quelques amis - à travers l'expérience Debut, label fondé avec l'aide de Max Roach en 1952. Et pourtant, c'est d'un disque paru sur le petit label Candid - actif à New York de 1960 à... 1961 ! (et depuis racheté par un britannique qui l'a quelque peu réanimé) - que je souhaitais vous entretenir.
Autre paradoxe de ce disque, il a été enregistré en quartette. Le type de formation typique du jazz de l'époque, mais aux dimensions sommes toutes assez réduites pour une œuvre de Mingus. Trompette, saxophone alto ou clarinette basse, contrebasse et batterie, pour un peu on se croirait chez Ornette.
Le disque, Charles Mingus presents Charles Mingus, est entré dans la légende pour un morceau, Original Faubus Fables, version non expurgée des Fables of Faubus enregistrées un an plus tôt pour l'album Mingus Ah Um, mais dont Columbia avait préféré une version purement instrumentale. Sur ce titre, dédié au gouverneur de l'Arkansas, le démocrate Orval Faubus, Mingus exprime, dans une chanson véhémente qui marie à merveille l'art de l'invective et l'entrain des mélodies populaires, toute la haine que lui inspire le personnage. Le gouverneur Faubus est en effet entré dans l'histoire en 1957, pour avoir refusé l'accès à des élèves noirs du lycée central de Little Rock (la capitale de l'État). L'Arkansas avait alors été placé directement sous le contrôle de l'État fédéral américain et la Garde Nationale, épisode resté célèbre, envoyée pour protéger les élèves noirs et leur permettre de se rendre au lycée. Le morceau de Mingus tire sa force de sa simplicité entêtante, une ritournelle avec refrain facilement mémorisable, sur lequel résonne les termes "fasciste" ou "nazi". Et de la terrible conviction grondante des musiciens qui semblent vouloir entrouvrir la terre sous les pieds du commandeur raciste.
Réduire ce disque à ce seul morceau de bravoure - exemple le plus emblématique du musicien en colère - serait néanmoins injuste. Car cette présentation de Mingus par lui même regorge de quelques autres pépites, à commencer par un inaugural Folk Forms N°1 qui dresse un pont entre traditions et modernités du jazz. Ce morceau est la version studio de celui joué quelques mois plus tôt, à Antibes, en quintette. Il faut dire que le disque Candid, enregistré en octobre 1960, est un peu le prolongement de ce fameux concert (paru sur Atlantic en 1979 seulement) qui voyait Mingus entouré de l'un de ses plus beaux groupes : Ted Curson à la trompette, Eric Dolphy au sax alto et à la clarinette basse, Booker Ervin au sax ténor, et le fidèle Dannie Richmond à la batterie. Le groupe était même rejoint par Bud Powell sur un morceau. Mythique ! C'est le même groupe, sans Booker Ervin, ni la guest star, qui a enregistré Charles Mingus presents Charles Mingus. Folk Forms N°1, donc, se retrouve en ouverture du disque. Le thème n'est pas nouveau, puisqu'il s'agit en fait d'une réinterprétation de la Haitian Fight Song déjà présente sur l'album Debut capté au Café Bohemia, recueil de compositions de Mingus écrites dans une optique Third Stream. Le titre original du morceau fait référence à un passage de la Black, Brown & Beige Suite de Duke Ellington en hommage aux esclaves libérés d'Haïti. La version présente sur le disque Candid projette le morceau dans un traitement débridé où Ted Curson et Eric Dolphy semblent exploser le cadre et ouvrir la voie aux dissonances décomplexées des roaring sixties. De Duke au free, maintenus ensemble, quel meilleur résumé de la musique de Mingus ?
Mais le meilleur, concernant Dolphy, est à venir, sur le troisième morceau de l'album, What Love, inspiré du standard de Cole Porter, What is this thing called love. Il s'agit là aussi d'une relecture studio d'un morceau joué à Antibes. Mingus et Dolphy dialoguent au cours d'un duo vocalisé, une conversation instrumentale vociférante, où la clarinette basse de Dolphy semble annoncer son départ du groupe, proclamer ses envies d'ailleurs, et la contrebasse de Mingus en tirer le fruit d'une nouvelle colère. Un exemple inégalé de jeu à deux. En introduction, Ted Curson livre un magnifique solo, incantatoire, qui place d'emblée le morceau sous le signe d'une expressivité radieuse.
Le disque s'achève sur un morceau au titre incroyable : All the things you could be by now if Sigmund Freud's wife was your mother. Là aussi, il s'agit d'une libre réinterprétation d'un standard, en l'occurence All the things you are de Kern et Hammerstein. Broadway chez le psychanalyste, il n'y avait que Mingus - passionné par le sujet - pour y penser ! La séance sur le divan n'est pas de tout repos pour le patient, mais on est certain de sortir guéri de quelques troubles à l'écoute de ce disque. A quand son remboursement par la sécu ?
D'autres échos de Mingus...
Z et le jazz : Changes One & Two
Mysteriojazz : So Long Eric et Third Stream
Ptilou : Moins qu'un chien
Maître Chronique : Mingus Ah Um
Livre d'images : Blues & Roots
Jazz à Paris : de concerts vus en 1964
Jazzques : Mingus plays piano
Backstabber : Tijuana Moods
jazzOcentre : Oh Yeah
Et un invité surprise : Bladsurb
Pour l'illustration sonore, aucun extrait du disque en question, ni même d'un autre de Mingus, mais plutôt quelques reflets de l'influence du contrebassiste sur des artistes de tous les coins, et recoins, du jazz. De Jeanne Lee "récichantant" un extrait de Beneath the Underdog (Moins qu'un chien), l'autobiographie de Mingus, à une reprise de la Haitian Fight Song par le groupe de rap IsWhat?!. Et de l'Art Ensemble of Chicago lui rendant hommage quelques mois après sa mort aux versions soyeuses de classiques mingusiens du groupe à trois guitares de Paul Motian.