Pour la cinquième année consécutive, Sons d'hiver coorganisait hier une soirée avec le Vision Festival new-yorkais. Créé en 1996 autour de William Parker et de sa femme, la chorégraphe Patricia Nicholson-Parker, ce festival a pour ambition de donner un espace de visibilité et de création artistique libre à la scène avant-jazz américaine, en liaison avec des poètes, des peintres, des danseurs, etc. J'avais assisté à la soirée de l'édition 2004, qui avait proposé quelques bons moments comme le groupe Other dimensions in music ou le trio du saxophoniste Kidd Jordan avec William Parker et Andrew Cyrille.
L'édition 2006, qui se tenait hier soir au Centre culturel Georges Pompidou de Vincennes, permettait de revoir Kidd Jordan au sein d'un quartet à deux têtes avec Fred Anderson. Accompagnés par "la" paire rythmique William Parker-Hamid Drake, les deux saxophonistes ténor (le premier, de la Nouvelle-Orléans, et le second, de Chicago) sont des figures historiques du free jazz, dont le discours s'inscrit dans la lignée d'Albert Ayler. Ils ont ainsi tous les deux un jeu expressif, volontiers lyrique et véhément, qui n'hésite pas à s'emparer de quelques idiomes des musiques racines afro-américaines (blues, marching bands...). Néanmoins, malgré cet héritage commun, les deux saxophonistes ont un discours suffisamment différent l'un de l'autre pour que leur joute se transforme en un admirable dialogue. Fred Anderson a une sonorité rauque, un peu sacadée, qui insiste sur les changements de directions, tandis que Kidd Jordan a un souffle beaucoup plus continu, qui déroule de longues phrases véhémentes, tendant plus vers les aigus. L'intérêt de leur groupe réside aussi dans les changements de format constamment opérés : quartet, trios, duos, solos. Cela permet d'explorer des expressions fort diverses et de mettre en valeur différents aspects de leurs jeux. Il y a notamment eu un magnifique passage où se sont enchaînés un solo d'Hamid Drake, un solo de Fred Anderson, puis un duo William Parker-Kidd Jordan, tous plus aériens les uns que les autres, avant que le quartet ne se reforme dans un style plus grondant et tellurique. Le rappel où seuls les deux saxophonistes sont restés sur scène était un autre excellent moment, permettant d'entendre, dans un silence quasi religieux de l'audience, une incantation mystique à l'esprit du jazz.
Changement radical de sonorités ensuite avec le trio du trompettiste Bill Dixon, quatre-vingts ans au compteur, avec Joe Giardullo aux saxophones ténor et soprano et Warren Smith au vibraphone et aux timpani. Ici, la musique se fait onirique, subtile, sussurrée. Jouant sur le souffle plus que sur le son ou la note, Dixon se sert de sa trompette comme d'un modulateur du bruit de l'air qu'il injecte dedans, utilisant beaucoup de réverbération, pour produire des sons étranges, un peu fantomatiques. Le discours elliptique du trio entraîne l'auditeur dans une atmosphère méditative, entre confort du murmure et surprise des dissonances. Pendant que les musiciens jouaient étaient projetées sur un écran des peintures réalisées par Bill Dixon lui-même. Souvent abstraites, empruntant parfois à l'art brut figuratif (échos de Chaissac), elles dressaient une sorte d'écrin à l'expressionisme discret et au symbolisme élaboré, comme une sorte de Miro touffu. La correspondance avec cette musique, d'aspect parfois très brut, mais qu'on sent malgré tout lourde de sens, est assez évidente. Le programme du festival évoquait une "beauté vénéneuse". Pour une fois, ce n'était pas qu'une simple expression journalistique.
La troisième et dernière partie du concert voyait revenir sur scène William Parker et Hamid Drake, accompagnés par le guitariste Joe Morris pour le projet "Eloping With The Sun". Le principe de ce groupe est assez simple : chacun abandonne son instrument traditionnel pour n'en plus garder qu'une sorte de réduction archaïque. Joe Morris était ainsi au banjo et au banjouke (abréviation de banjo-ukulele), William Parker au guembri (l'espèce de basse de la musique gnawa) et Hamid Drake n'avait plus qu'une caisse claire et deux cymbales. En plus de cela, William Parker a joué un peu de flûte (sans doute en roseau ou en bambou) en introduction et Hamid Drake du bendir (entre un tambourin et une caisse claire, très répandu en Afrique du Nord). La musique proposée par le trio résonnait d'échos africains et orientaux, dans un style très répétitif et hypnotique. William Parker était particulièrement entêtant au guembri, touchant aux limites de la transe. Encore un voyage d'un genre différent pour une soirée qui n'aura pas manqué de moments forts et surprenants.
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