En ce dimanche les performances se déplacent à l’intérieur, trouvant refuge au sein du grand auditorium de la fondation. Il faut dire que le registre plus « musique contemporaine » du jour ne se prêterait qu’assez peu au cadre de l’amphithéâtre en plein air habituel, avec les survols incessants des avions se préparant à atterrir à l’aéroport tout proche. La soirée commence par un film. Il s’agit de la deuxième partie d’un documentaire « work in progress » que Mathieu Amalric réalise sur Zorn. A l’origine il s’agissait d’une commande d’Arte, mais le projet n’a jamais abouti. L'acteur-réalisateur poursuit cependant sa démarche et continue de filmer régulièrement le saxophoniste dans différents contextes. Après une première partie relatant la période 2010-2016, nous voici donc avec une seconde consacrée aux années 2016-2018. Le film est tourné avec des moyens réduits, sans doute juste Amalric et une caméra. S'il en ressort des images parfois un peu brutes, cela permet en revanche une réelle intimité avec son sujet. L’essentiel du film est une juxtaposition de séances de répétition, avec également des extraits de concerts. On suit Zorn et sa fidèle troupe à Willisau, à Paris (Philharmonie, Louvre), à Sarajevo ou à New York. Ce qui ressort avant tout c’est le véritable aspect collectif de la démarche de Zorn. Les contre-champs sur les visages des musiciens-spectateurs pendant que d’autres jouent sont précieux et renseignent sur la profonde amitié qui les unit. Le passage le plus fort du film nous montre Zorn le compositeur au travail. Il assiste à une répétition de l’un de ses quatuors à cordes par le Jack Quartet. Les yeux rivés sur la partition qu’il fait défiler sur une tablette, il prend des notes en parallèle sur un calepin. A la fin de la répétition il débriefe avec précision avec les musiciens, mesure par mesure, ce qu’il y a à corriger, mais aussi ce qu’il y a de parfait. Tout au long du film, Zorn laisse avant tout paraître son enthousiasme, sa joie de jouer et composer, sans jamais abandonner son sens de la précision.
Une fois l’écran rétracté, la salle change complètement d’aspect. Il laisse en effet la place à une large baie vitrée donnant sur les jardins de la fondation. C’est dans ce cadre spectaculaire qu’est présentée la création d’une nouvelle composition de Zorn pour soprano et piano, Jumalatteret, inspiré par le Kalevala finlandais. Si l’on retrouve sur scène le fidèle Stephen Gosling au piano, l’attraction principale est la présence de Barbara Hannigan à ses côtés. La soprano-star du répertoire contemporain a elle aussi fait l’objet d’un documentaire de Mathieu Amalric, ce qui nous renseigne sur les connexions secrètes de cette soirée. La pièce du jour est entièrement destinée à mettre en valeur les qualités vocales et théâtrales de la soprano canadienne. Sprachgesang avec force allitérations en t (les joies du finnois), vocalises accrobatiques, souffle et gazouillis plein de vie, toute l’étendue de la technique d’Hannigan y passe. Mais cela n’a rien de démonstratif, on est emporté par la grâce qu’elle met dans son interprétation. Étrangement, en contrepoint, la partition du piano semble parfois un peu pauvre. Registre minimaliste et mélodies un brin naïves font plus penser au Zorn easy listening qu’à ses précédentes compositions contemporaines. Sans doute un parti pris pour porter tout l’attention sur la partie vocale de la pièce. Ce qui est déjà bien suffisant à notre bonheur.
La dernière partie de la soirée, une fois la nuit tombée, voit là encore le décor évoluer. Devant la baie vitrée se trouve désormais un orgue baigné d’une teinte bleutée qui donne un caractère quasi surnaturel à l’ensemble. Je n’ai pas suivi les parutions de concerts à l’orgue que Zorn a publiées sur Tzadik ces dernières années, et ne sais pas exactement à quoi m’attendre. Pour l’occasion Zorn est accompagné par Ikue Mori et ses si distinctifs cliquetis électroniques. La première partie du concert met en place l’ambiance. Zorn ne se sert quasiment pas des claviers, se contentant de jouer à ouvrir et fermer les différents tuyaux en jouant avec les pédales et quelques objets ayant servi à préparer l’orgue. Analyse du souffle, grandes masses sonores contrôlées comme il se peut, cela donne un caractère inquiétant d’où émergent peu à peu des éléments plus mélodiques. En effet, après dix-quinze minutes, Zorn s’empare enfin des claviers et y déploient quelques phrases toutes simples, répétées en boucle, qui introduisent un élément plus rationnel dans cette masse sonore. On pense parfois à une musique de film. La musique oscille alors entre différentes ambiances - enfantine, solennelle, effrayante - sans que l’on sache toujours distinguer les sons issus de l’orgue de ceux émis par le laptop d’Ikue Mori. La performance dure un peu moins d’une heure, rappel compris, mais cela semble bien suffisant afin d’éviter tout risque de redite. Intéressant, à défaut d’être indispensable.
lundi 30 juillet 2018
dimanche 29 juillet 2018
Mary Halvorson Quartet / Masada @ Fundação Calouste Gulbenkian, samedi 28 juillet 2018
La 35e édition du festival Jazz em Agosto organisé par la Fundação Calouste Gulbenkian à Lisbonne met à l’honneur John Zorn. Dix soirées qui permettent de mettre en lumière différents aspects de ses récents - ou un peu moins - travaux. Si je n’ai pas prévu d’assister aux trois derniers soirs, cela me laisse tout de même une semaine complète de réjouissances. Ou presque. Parce qu’avec plus de trois heures de retard sur le vol Prague-Lisbonne vendredi, j’ai été forcé de passer mon tour pour le premier concert, une rencontre improvisée avec Zorn, Thurston Moore (de Sonic Youth) et quelques guests (Mary Halvorson, Matt Hollenberg, Greg Cohen, Drew Gress et Tomas Fujiwara).
On retrouve sur scène en ce deuxième soir une partie des invités de la veille. Mary Halvorson se présente en effet à la tête de son quartet avec lequel elle a enregistré le 32e et dernier volume du Book of Angels, le deuxième songbook de Masada. La guitariste est accompagnée par un deuxième guitariste, Miles Okazaki, ainsi que par Drew Gress à la contrebasse et Tomas Fujiwara à la batterie. Ils interprètent quelques compositions de Zorn tirées dudit disque, alors que le compositeur, et Joey Baron, les observent en fond de scène. Il y a peu de solos dans cette musique - on en notera toutefois un plein de classe de Fujiwara. Le groupe préfère jouer sur les combinaisons et complémentarités, notamment entre les deux guitaristes. Miles Okazaki, principalement entendu jusqu’à présent aux côtés de Steve Coleman, insiste sur la dimension rythmique. Il répète en boucle de courtes phrases qui permettent à la leader de tourner autour de la mélodie, agrémentant son discours de déviations soudaines, de multiples obstacles rythmiques, et d’effets dissonants. A d’autres moments, les phrases des deux guitaristes semblent se compléter, entre dialogue intimiste et course-poursuite dans les passages les plus échevelés. Drew Gress assure la pulsation régulière sans jamais être mis en avant, mais il excelle dans ce précieux rôle de l’ombre. Tomas Fujiwara est lui léger et virevoltant sur les cymbales, propulsant l’ensemble sans en rajouter. De manière générale, le groupe dégage un esprit de sérieux, loin de chercher à mettre en lumière ses individualités, concentré sur les compositions de Zorn et la manière de les servir au mieux. Le phrasé de Mary Halvorson est, de manière symptomatique, assez éloigné de celui dont on a l’habitude sur ses propres compositions. Moins accidenté, plus directement mélodique, faisant ressortir avec précision la simplicité mélodique à l’origine même du projet Masada. Avec juste ce qu’il faut de petites surprises, et une part laissée aux digressions improvisées plus large que sur disque. Belle entrée en matière.
A peine les musiciens de Mary Halvorson sont-ils sortis de scène que les quatre membres de Masada les remplacent. Jamais vu un changement de plateau aussi rapide ! Le groupe fête cette année ses vingt-cinq ans d’existence, et cela s’entend. Tout semble réglé au millimètre, et leur joie à se retrouver ensemble sur scène est évidente. Pour l’occasion, ce sont des compositions du Book of Angels qui sont à l’honneur, essentiellement tirées du 12e volume (celui ou Dave Douglas, Greg Cohen et Joey Baron faisaient équipe avec Joe Lovano et Uri Caine). Ce n’est donc pas tout à fait le répertoire usuel du quartet, plus habitué à puiser dans le premier songbook. Mais cela fonctionne tout aussi bien, avec en plus le bonheur d’entendre un peu de « nouveauté » pour ce groupe tant et tant écouté. Zorn n’a plus besoin d’être vraiment directif, à peine esquisse-t-il le rythme avec ses doigts pour lancer les morceaux, ou coordonne-t-il ses interventions bruitistes avec Dave Douglas. Pour le reste, tout semble agir comme par télépathie. On retrouve quelques « ingrédients » propre à un concert de Masada, comme un solo de Joey Baron à mains nues sur les toms ou des breaks rythmiques contrôlés par Zorn d’un geste, mais sans en rajouter. Du coup, on est plus concentré sur la puissance mélodique, plus jazz que jamais sur ces compos particulières, et sur l’interaction joueuse entre les deux souffleurs. Plaisir renouvelé, et pas seulement parce qu’on y trouve nos habituels repères. Double dose de plaisir, donc.
On retrouve sur scène en ce deuxième soir une partie des invités de la veille. Mary Halvorson se présente en effet à la tête de son quartet avec lequel elle a enregistré le 32e et dernier volume du Book of Angels, le deuxième songbook de Masada. La guitariste est accompagnée par un deuxième guitariste, Miles Okazaki, ainsi que par Drew Gress à la contrebasse et Tomas Fujiwara à la batterie. Ils interprètent quelques compositions de Zorn tirées dudit disque, alors que le compositeur, et Joey Baron, les observent en fond de scène. Il y a peu de solos dans cette musique - on en notera toutefois un plein de classe de Fujiwara. Le groupe préfère jouer sur les combinaisons et complémentarités, notamment entre les deux guitaristes. Miles Okazaki, principalement entendu jusqu’à présent aux côtés de Steve Coleman, insiste sur la dimension rythmique. Il répète en boucle de courtes phrases qui permettent à la leader de tourner autour de la mélodie, agrémentant son discours de déviations soudaines, de multiples obstacles rythmiques, et d’effets dissonants. A d’autres moments, les phrases des deux guitaristes semblent se compléter, entre dialogue intimiste et course-poursuite dans les passages les plus échevelés. Drew Gress assure la pulsation régulière sans jamais être mis en avant, mais il excelle dans ce précieux rôle de l’ombre. Tomas Fujiwara est lui léger et virevoltant sur les cymbales, propulsant l’ensemble sans en rajouter. De manière générale, le groupe dégage un esprit de sérieux, loin de chercher à mettre en lumière ses individualités, concentré sur les compositions de Zorn et la manière de les servir au mieux. Le phrasé de Mary Halvorson est, de manière symptomatique, assez éloigné de celui dont on a l’habitude sur ses propres compositions. Moins accidenté, plus directement mélodique, faisant ressortir avec précision la simplicité mélodique à l’origine même du projet Masada. Avec juste ce qu’il faut de petites surprises, et une part laissée aux digressions improvisées plus large que sur disque. Belle entrée en matière.
A peine les musiciens de Mary Halvorson sont-ils sortis de scène que les quatre membres de Masada les remplacent. Jamais vu un changement de plateau aussi rapide ! Le groupe fête cette année ses vingt-cinq ans d’existence, et cela s’entend. Tout semble réglé au millimètre, et leur joie à se retrouver ensemble sur scène est évidente. Pour l’occasion, ce sont des compositions du Book of Angels qui sont à l’honneur, essentiellement tirées du 12e volume (celui ou Dave Douglas, Greg Cohen et Joey Baron faisaient équipe avec Joe Lovano et Uri Caine). Ce n’est donc pas tout à fait le répertoire usuel du quartet, plus habitué à puiser dans le premier songbook. Mais cela fonctionne tout aussi bien, avec en plus le bonheur d’entendre un peu de « nouveauté » pour ce groupe tant et tant écouté. Zorn n’a plus besoin d’être vraiment directif, à peine esquisse-t-il le rythme avec ses doigts pour lancer les morceaux, ou coordonne-t-il ses interventions bruitistes avec Dave Douglas. Pour le reste, tout semble agir comme par télépathie. On retrouve quelques « ingrédients » propre à un concert de Masada, comme un solo de Joey Baron à mains nues sur les toms ou des breaks rythmiques contrôlés par Zorn d’un geste, mais sans en rajouter. Du coup, on est plus concentré sur la puissance mélodique, plus jazz que jamais sur ces compos particulières, et sur l’interaction joueuse entre les deux souffleurs. Plaisir renouvelé, et pas seulement parce qu’on y trouve nos habituels repères. Double dose de plaisir, donc.