Le festival « Cordes d’Automne » propose tous les ans une programmation éclectique mais de qualité pendant trois semaines à Prague. Cette année, elle allait du hip-hop afro-futuriste de Shabazz Palaces aux compositions contemporaines de Julia Wolfe ou Gavin Byars, du folk irlandais de The Gloaming à leurs compères nashvilliens de Lambchop. Comme on ne peut pas être partout et qu’il faut faire des choix, les miens se sont orientés sans surprise vers trois concerts aux accents jazz.
Dimanche 29 octobre, Jason Moran proposait au Divadlo Archa (Théâtre de l’arche) son projet autour du fameux concert de Monk au Town Hall en 1959. Il l’avait créé en 2009 pour le cinquantenaire dudit concert et le reprend naturellement en cette année qui marque le centenaire du pianiste. J’avais déjà eu l’occasion de voir ce projet à Banlieues Bleues il y a quelques années (2009), mais le plaisir a été renouvelé malgré une assez bonne mémoire de l’événement et la nature thématique - et donc moins propice à la surprise - de la soirée. Avant l’entrée en scène des musiciens, les images vidéo commencent à défiler. Elles se poursuivront jusqu’à la fin, mélangeant archives de Monk et souvenirs propres à Jason Moran. Alors que l’enregistrement du premier thème du concert de 1959, « Thelonious », retentit, le pianiste texan entre seul en scène et dialogue avec son illustre prédécesseur : doublement des accords, lignes mélodiques entremêlées, Moran s’amuse du relief escarpé du thème monkien. Après quelques mesures il est rejoint par le reste de la troupe : les fidèles membres de son trio, Nasheet Waits à la batterie et Tarus Mateen à la basse, mais aussi cinq souffleurs (Ralph Alessi à la trompette, Andre Hayward au trombone, Bob Stewart au tuba, Walter Smith III au sax ténor et Immanuel Wilkins au sax alto). Ceux-ci se positionnent en V avec le piano lové en leur cœur et le batteur en leur pointe. Les thèmes du concert de 1959 se succèdent, entrecoupés de développements personnels de Moran, avec quelques moments puissants qui font honneur à la dimension de l’orchestre comme sur « Friday the 13th » et surtout « Little Rootie Tootie ». Le concert s’achève sur une version retenue de « Crepuscule with Nellie » qui met en valeur le toucher de Jason Moran, avant que les musiciens ne se retrouvent dans l’atrium du théâtre pour poursuivre façon marching band (avec Moran, Waits et Mateen passés aux percussions pour des questions pratiques) leur relecture des thèmes de Monk. D’une commande initiale il y a huit ans, Moran a su faire un projet personnel pertinent qui, tout en partant d’une référence précise, n’incorpore pas moins beaucoup de sa propre personne. Et c’est ce qui est le plus réjouissant avec ce projet nommé justement « In my mind : Monk at Town Hall 1959 ». Où le premier terme de la proposition en dit finalement plus que le second.
Dimanche 5 novembre, c’est Ralph Towner qui se présente seul dans une salle du magnifique couvent de Sainte Agnès de Bohême qui sert aujourd’hui de musée d’art médiéval de Prague. Sa musique délicate à la seule guitare acoustique se marie très bien avec les arches gothiques qui l’entourent. Pilier du label ECM depuis plus de quarante ans, je n’avais pourtant jamais vraiment eu l’occasion de m’intéresser à sa musique jusque là, ne possédant qu’un disque sur lequel il intervient, « Dis » (1977) en duo avec Jan Garbarek (qui servit de bande son au « Kippour » d’Amos Gitaï). Petite surprise donc de découvrir une musique beaucoup plus rythmique, et presque « pop » par moment, que l’idée que je m’en faisais (la faute au fameux cliché sur les climats éthérés des productions ECM sans doute). Un seul standard, « My foolish heart », une composition de John Abercrombie, et des thèmes personnels, dont un bel hommage à Paul Bley en ouverture de concert, définissent le programme. Équilibrée, allant à l’essentiel, la musique de Ralph Towner est efficace par sa simplicité. L’esbroufe ne sert à rien, il peut donc se concentrer sur des mélodies lisibles juste soulignées par des rythmes variés allant d’inspirations folk au reggae, ou bien sûr nourris de l’histoire du jazz.
Jeudi 9 novembre le festival s’achève sur la présence d’Herbie Hancock en quartet dans la grande salle du Forum Karlin, plus habituée aux grosses productions pop qu’aux subtilités acoustiques. Et cela tombe bien, le parti pris du pianiste avec ce nouveau groupe étant résolument crossover. Il s’est ainsi entouré pour l’occasion de musiciens plus jeunes que lui qui semblent l’alimenter de sons actuels issus des ramifications de sa propre influence sur leur parcours. Le cas le plus exemplaire est sans doute Terrace Martin, au sax alto, synthé et vocoder, producteur essentiel de « To pimp a butterfly » de Kendrick Lamar, qui doit beaucoup à la période 70s du pianiste, mais qui colle aujourd’hui au son de la scène angelena telle que définit par Thundercat, Flying Lotus ou Lamar, hybridation de hip hop, de funk, de jazz et de r’n’b. On retrouve donc pour ce concert une relecture de tubes d’Herbie à travers ce prisme contemporain : « Watermelon Man », « Cantaloup Island », « Chameleon », le plaisir est évident, taillé sur mesure pour cette atmosphère de salle rock. Tant pis pour la subtilité - la sonorisation ne le permet pas - l’efficacité rythmique est première. A ce jeu là, la paire rythmique composée de James Genus à la basse et de Trevor Lawrence à la batterie (lui aussi actif sur la scène hip hop) est souvent mise en avant. Hancock quant à lui va du piano au synthé au cours des morceaux et s’amuse avec les souvenirs de sa période Head Hunters. Si l’utilisation trop fréquente du vocoder, par Terrace Martin comme par Herbie, m’agace un peu, le reste de la musique propose finalement une belle rencontre entre un père et ses fils (voire petits-fils) spirituels, manière de souligner avec raison le lien fécond entre le jazz et les autres formes de l’expression musicale afro-américaine.
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