La dernière journée du festival se déroule selon le même principe que la veille et commence donc par deux concerts au caractère plus intimiste. On retrouve tout d'abord Robbie Lee, aperçu la veille au sein de Seaven Teares, en solo dans le cadre d'un petit pavillon baroque. Pour l'occasion, outre l'orgue portatif qu'il avait déjà utilisé le samedi, il se munit de flûtes baroques, d'un chalumeau (ancêtre de la clarinette) et d'un boitier rudimentaire qui sert à produire quelques effets électroniques minimalistes. Comme la veille, il s'agit donc de faire se rencontrer instruments et techniques d'une autre époque avec des préoccupations plus contemporaines. Cette fois-ci, cela marche mieux. La musique déployée est simple, subtile et propice à la méditation, loin de tout effet ostentatoire. Une introduction toute en douceur.
Le concert suivant, à la MedienKulturHaus, est lui aussi marqué du sceau de la retenue. La saxophoniste suédoise Anna Högberg échange avec Christof Kurzmann, figure autrichienne des expérimentations électroniques. Pour l'occasion leur set est parfaitement construit, et du coup captivant de bout en bout. Kurzmann chante - ou plutôt fredonne délicatement - quelques mélodies, pendant que Högberg déploie de longues plages plaintives juste perturbées par quelques cliquetis électroniques. On oscille entre les souvenirs de quelques standards présents dans notre mémoire collective et une approche poétique, délicieusement bruitiste et originale, servie avec sensibilité par deux musiciens pourtant habitués des registres plus énervés.
Le programme de la soirée, à l'Alter Schlachthof, commence par un solo de Joe Morris. Le guitariste, qui fut l'un des professeurs de Mary Halvorson, propose une suite ininterrompue pendant une heure. Il construit progressivement son discours - certains éléments reviennent plusieurs fois au cours de cette longue improvisation, ce qui semble démontrer son attachement à vouloir composer un morceau qui fait sens comme un tout, loin d'une simple succession d'ambiances. Des motifs rythmiques qui font penser aux musiques orientales succèdent à des développements plus free sans que jamais l'attention ne retombe.
Le concert suivant est une très belle découverte. Trois musiciens viennois, dont deux d'origine iranienne, proposent une musique vraiment inédite - aux multiples influences complètement assimilées, à tel point que cela ne ressemble absolument pas à un patchwork. Golnar Shahyar (chant), Mona Matbou Riahi (clarinette) et Manu Mayr (contrebasse) explorent des territoires délicats issues de la musique persane traditionnelle, de la musique contemporaine ou du jazz, sans que leur musique ne s'y résume complètement. La chanteuse a une vrai qualité théâtrale, de celle qui vous emmène en voyage à travers son histoire même si vous ne comprenez rien à la langue utilisée (principalement le farsi, même s'il y a quelques passages en anglais). J'avais déjà eu l'occasion de voir le bassiste au sein de Kompost 3, groupe électrique influencé par le Miles 70s, à Saalfelden il y a deux ans - c'est donc une surprise de le retrouver ici dans un contexte tout acoustique et jouant tout autant sur le non dit que sur l'exprimé. Mais la vrai révélation de ce trio c'est la clarinettiste Mona Matbou Riahi, qui utilise avec beaucoup de subtilité des techniques plutôt rencontrées habituellement dans la musique contemporaine pour ponctuer le discours plus linéaire de ses deux compagnons. A eux trois ils forment le groupe Gabbeh, et sont rejoints avec beaucoup d'à propos par Jessica Pavone pour un rappel improvisé, qui prolonge avec bonheur le plaisir de cette belle proposition.
Retour à un langage plus ancré dans la tradition jazz avec le trio suivant, celui du guitariste Liberty Ellman, pour l'occasion accompagné par Stephan Crump à la contrebasse et Kassa Overall à la batterie. Fréquent collaborateur d'Henry Threadgill - on entend très clairement son influence dans son jeu - Ellman propose des interprétations de quelques morceaux de ceux qu'il nomme ses "musical heroes" : Sonny Sharrock, Charles Mingus et Andrew Hill. Entre ces hommages, il propose ses propres compositions, subtiles prouesses rythmiques qui semblent à la fois instables et terriblement entraînantes. Là encore, on est dans une sorte d'énergie contenue - loin de la démonstration de virtuosité que pourrait aisément s'autoriser ces musiciens - et c'est ce qui fait toute la beauté de leur prestation.
Le festival s'achève avec trois musiciens qui l'avaient ouvert. Le trio formé par Mary Halvorson (guitare), Taylor Ho Bynum (cornet et bugle) et Tomas Fujiwara (batterie) est rejoint par le pianiste Benoit Delbecq. A eux quatre ils forment le groupe Illegal Crowns, auteur d'un magnifique premier disque chez Rogue Art l'année dernière. Quelques jours avant l'enregistrement d'un deuxième opus, toujours pour la label parisien, ils entamaient pour l'occasion une mini-tournée européenne où ils pouvaient tester leurs nouvelles compositions. En effet, à part deux morceaux issus du précédent album, les quatre autres compositions (une de chaque membre) étaient inédites. On retiendra notamment la magnifique suite proposée par Taylor Ho Bynum (dont le titre à rallonge fait référence à Ellington et Messiaen) qui laisse une large place à un impressionnant duo piano-guitare qui nous emporte très loin avec lui. Chaque morceau porte la signature sonore de son compositeur, mais c'est avant tout le son du groupe qui s'impose comme une évidence. Encore plus que dans mon souvenir d'un précédent concert de 2014 au 19 Paul Fort alors qu'ils entamaient tout juste leur collaboration. On sent une assimilation parfaite des spécificités de chacun pour ne plus se contenter de les juxtaposer, mais pour construire, à partir de celles-ci, un discours véritablement collectif. Quand ce genre de petit miracle arrive, on n'a qu'une hâte c'est de pouvoir avoir très vite d'autres occasions de les entendre - à commencer par ce nouveau disque. Point d'orgue du festival, la prestation du quartet en est aussi le point final. Conclusion exemplaire de la qualité de la programmation assurée par Mary Halvorson, guitariste précieuse... et un peu timide, qui rougit et se réfugie sous sa capuche lors de l'ovation finale qui lui est réservée.
A lire ailleurs : le compte-rendu du festival par Eyal Hareuveni sur le blog Free Jazz (partie 1 / partie 2).
dimanche 26 novembre 2017
samedi 18 novembre 2017
Music Unlimited 31, 2e jour @ Wels, samedi 11 novembre 2017
La deuxième journée du festival est placée sous le signe de la découverte. De nombreux musiciens que je ne connais pas y sont en effet programmés et, pour ceux que je connais, ils apparaissent dans des situations inédites à mes oreilles.
Avant le programme du soir à l'Alter Schlachthof, le festival propose deux concerts en solo dans d'autres endroits de la ville en début d'après-midi. Cela commence avec Jessica Pavone au Minoritenkloster. L'altiste, compagne de route de longue date de Mary Halvorson à travers, notamment, leur duo avant-folk, propose des sortes d'histoires sans paroles. A l'aide de quelques effets (loops...), elle crée un environnement propice à la rêverie, où son alto musarde de ci, de là. Les ambiances ressemblent justement à ce que produisait le duo avec la guitariste. L'économie de moyens est ici mise au service d'un discours en apparence simple, mais qui délivre une sorte de beauté un peu acide, vénéneuse, porté par le registre proche de la voix humaine de l'alto. On se laisse emporter pendant une petite heure, entre berceuses mutantes et ballades sur des chemins escarpés.
Le concert suivant est l'oeuvre d'un enfant du pays et se déroule dans un théâtre de poche situé dans l'ancien grenier de la ville. Manfred Engelmayr a en effet grandi à Wels. Sous le pseudonyme de Raumschiff Engelmayr (vaisseau spatial), il organise tout un univers musical ludique centré autour d'une guitare électrique qu'il dispose à l'horizontale sur un trépied. A l'aide d'une bardée de pédales d'effets et de divers objets métalliques pour préparer la guitare, il construit les bases rythmiques de ses chansons (en allemand, en anglais ou sans parole). Il utilise aussi différents ustensiles qu'il branche sur le secteur (un parapluie, une raquette de tennis) afin d'agrémenter ses histoires de sons inattendus. On atteint vite des effets technoïdes, renforcés par la mise en scène et lumières, produits à l'aide de trois fois rien, mais qui ont un indéniable effet hypnotique. Le côté DIY de la prestation n'est pas pour rien dans sa réussite.
La programmation du soir commence avec les Suisses du Trio Heinz Herbert, soit Dominic Landolt à la guitare, Ramon Landolt au piano et synthé et Mario Hänni à la batterie. Pas de Heinz Herbert, donc. Ils développent eux aussi une musique marquée par l'influence des musiques électroniques et la recherche d'une certaine forme de transe. On est quelque part dans une descendance croisée d'E.S.T. et de The Necks, avec le même genre de crescendos savamment construits que chez les Suédois et un similaire minimalisme hypnotique que chez les Australiens. Les trois Suisses y ajoutent des dérapages contrôlés où des plages de chaos sonique viennent s'intercaler, héritage d'une certaine forme de free jazz, dans leurs constructions rythmiques. Cela permet au trio d'éviter les écueils d'un certain formatage - ces tentatives de power trio avec piano s'inspirant des rythmes électro étant devenu assez courantes ces dernières années. Leur registre reste néanmoins assez restreint d'un bout à l'autre du concert, et l'énergie qu'ils mettent dans leur prestation ne suffit pas tout à fait à éviter le risque de la répétition.
Changement d'ambiance - plus intimiste - avec le concert suivant : un solo de pedal steel guitar par Susan Alcorn. Avant le concert j'avais un peu peur du caractère trop limité de l'instrument. Quelle erreur ! Ce fut en effet l'un des plus beaux moments du festival, et en tout cas le sommet de la journée de samedi. Entendue jusque là uniquement au sein de l'octet de Mary Halvorson - donc dans un format relativement pourvu - cela a été une vraie découverte pour moi. Issue de la musique country - contexte principal d'utilisation de cet instrument - Susan Alcorn a bien élargi son univers au cours des années, côtoyant notamment des musiciens issus de la musique contemporaine ou des musiques improvisées. Son concert mêle ainsi des improvisations, des compositions d'Astor Piazzolla, dont une poignante version de Adios Nonino, ses propres compositions (dont un bel hommage à Mercedes Sosa) et un gospel pour conclure. Elle introduit l'un des morceaux, particulièrement réussi, en expliquant qu'elle a découvert à la radio, en allant à un concert de country il y a vingt ans, Et exspecto resurrectionem mortuorum d'Olivier Messiaen. Subjuguée par la beauté de cette musique, elle a arrêté sa voiture sur le côté de la route pour écouter la fin de l'oeuvre et s'est mise en tête de l'adapter pour pedal steel guitar. Après s'être procurée la partition, elle a abandonné l'idée en découvrant que cette oeuvre était écrite pour plus de trente instruments. Elle a repris son ambition initiale il y a quelques années avec l'idée d'aller aussi loin qu'elle pouvait dans cette transposition, quitte a écrire autre chose pour la suite du morceau. C'est ainsi qu'elle explique que son Et exspecto resurrectionem pedal steel guitar inclut... les trois premières notes de l'oeuvre de Messiaen, avant de bifurquer vers quelque chose d'autre. La sonorité de cet instrument a quelque chose d'envoutant, délicat et chaud, entre le son d'une guitare électrique classique et celui d'un fender rhodes. Ce qui en fait finalement un instrument soliste totalement convaincant. En tout cas entre les mains de Susan Alcorn.
J'attendais avec une certaine curiosité le groupe suivant, Seaven Teares. Originaire de Brooklyn, leur nom - en ancien anglais - fait référence à un recueil de compositions de John Dowland. Et l'ambition du groupe est ainsi de mêler une pop contemporaine à des techniques vocales issues des musiques anciennes, baroques, renaissance, voire antérieures. Menée par les voix de Charlie Looker, également à la guitare, et Amirtha Kidambi, également à l'harmonium et au synthé, la musique de Seaven Teares est un étrange assemblage où une technique issue des chants liturgiques pré-renaissance semble entrer en collision avec une écriture mélodique plus proche des standards pop actuels. L'instrumentation originale du groupe est complétée par Robbie Lee qui alterne entre guitare électrique et orgue portatif (amusant instrument qui ressemble à un orgue miniature actionné à l'aide d'un soufflet comme un accordéon ou un harmonium) et Russell Greenberg qui alterne entre batterie, vibraphone et autres percussions dont un énorme tambour médiéval. A l'exception d'un morceau de Dowland, ils présentent leurs propres chansons. Mais cela a du mal à fonctionner. On a constamment un sentiment de décalage, et le caractère très théâtral du chanteur principal est un obstacle trop grand à mes oreilles pour entrer dans cette musique. Les applaudissements tout juste polis du public semblent me confirmer qu'il n'y a pas que moi qui reste dubitatif face à cette drôle de proposition (personne ne prendra la peine de faire semblant de leur demander un rappel d'ailleurs). Intéressant a priori sur le papier, la musique de Seaven Teares a débouché sur une grande déception. On sera tout de même curieux d'entendre la chanteuse, Amirtha Kidambi, dans un autre contexte puisqu'elle fera partie du prochain groupe de Mary Halvorson, Code girl (disque à paraitre chez Firehouse 12 début 2018).
On retrouve justement la guitariste, et curatrice du festival, pour le concert suivant : un duo avec John Dieterich, guitariste du groupe de rock californien Deerhoof (que j'avoue ne pas connaître). Mary Halvorson a développé récemment des échanges fructueux en duo avec d'autres guitaristes. On a ainsi pu l'entendre avec grands plaisir et intérêt aux côtés de Marc Ribot, Elliott Sharp ou Noël Akchoté. Cette fois-ci, elle partage la scène - pour la première fois indique-t-elle - avec quelqu'un dont le background musical est un peu différent. Pourtant la musique proposée n'a pas vraiment de rapport avec le langage rock, on est en terrain assez familier, celui des musiques improvisées et des instant compositions basées sur une attentive écoute mutuelle. Les deux guitaristes emmêlent leurs discours au cours de longues séquences qui se structurent pas à pas, au fur et à mesure que les morceaux se développent. Ils se répondent, se surprennent ou se prolongent. Il n'y a pas de thème ou de mélodie identifiable, tout semble surgir dans l'instant, on est ainsi plus proche de la conversation par instrument interposé que dans la présentation d'un discours préparé en amont. C'est vif et inédit, et captivant.
La soirée s'achève avec le trio autrichien Radian, figure locale du post-rock depuis une vingtaine d'années. Martin Siewert à la guitare et aux effets électroniques, John Norman à la basse et Martin Brandlmayr à la batterie déploient une musique énergique, qui alterne plages planantes et montées en tension paroxystiques. Cela fait penser à une version vitaminée du krautrock des 70s, ayant aussi laisser trainer quelques oreilles du côté de la no wave ou d'un power trio comme Massacre, et ayant incorporé les tourneries rythmiques des musiques électroniques. C'est efficace, et assez prenant en live, dans une salle de petite dimension. Et cela conclut de belle manière une journée pour le moins éloignée des codes du jazz.
Avant le programme du soir à l'Alter Schlachthof, le festival propose deux concerts en solo dans d'autres endroits de la ville en début d'après-midi. Cela commence avec Jessica Pavone au Minoritenkloster. L'altiste, compagne de route de longue date de Mary Halvorson à travers, notamment, leur duo avant-folk, propose des sortes d'histoires sans paroles. A l'aide de quelques effets (loops...), elle crée un environnement propice à la rêverie, où son alto musarde de ci, de là. Les ambiances ressemblent justement à ce que produisait le duo avec la guitariste. L'économie de moyens est ici mise au service d'un discours en apparence simple, mais qui délivre une sorte de beauté un peu acide, vénéneuse, porté par le registre proche de la voix humaine de l'alto. On se laisse emporter pendant une petite heure, entre berceuses mutantes et ballades sur des chemins escarpés.
Le concert suivant est l'oeuvre d'un enfant du pays et se déroule dans un théâtre de poche situé dans l'ancien grenier de la ville. Manfred Engelmayr a en effet grandi à Wels. Sous le pseudonyme de Raumschiff Engelmayr (vaisseau spatial), il organise tout un univers musical ludique centré autour d'une guitare électrique qu'il dispose à l'horizontale sur un trépied. A l'aide d'une bardée de pédales d'effets et de divers objets métalliques pour préparer la guitare, il construit les bases rythmiques de ses chansons (en allemand, en anglais ou sans parole). Il utilise aussi différents ustensiles qu'il branche sur le secteur (un parapluie, une raquette de tennis) afin d'agrémenter ses histoires de sons inattendus. On atteint vite des effets technoïdes, renforcés par la mise en scène et lumières, produits à l'aide de trois fois rien, mais qui ont un indéniable effet hypnotique. Le côté DIY de la prestation n'est pas pour rien dans sa réussite.
La programmation du soir commence avec les Suisses du Trio Heinz Herbert, soit Dominic Landolt à la guitare, Ramon Landolt au piano et synthé et Mario Hänni à la batterie. Pas de Heinz Herbert, donc. Ils développent eux aussi une musique marquée par l'influence des musiques électroniques et la recherche d'une certaine forme de transe. On est quelque part dans une descendance croisée d'E.S.T. et de The Necks, avec le même genre de crescendos savamment construits que chez les Suédois et un similaire minimalisme hypnotique que chez les Australiens. Les trois Suisses y ajoutent des dérapages contrôlés où des plages de chaos sonique viennent s'intercaler, héritage d'une certaine forme de free jazz, dans leurs constructions rythmiques. Cela permet au trio d'éviter les écueils d'un certain formatage - ces tentatives de power trio avec piano s'inspirant des rythmes électro étant devenu assez courantes ces dernières années. Leur registre reste néanmoins assez restreint d'un bout à l'autre du concert, et l'énergie qu'ils mettent dans leur prestation ne suffit pas tout à fait à éviter le risque de la répétition.
Changement d'ambiance - plus intimiste - avec le concert suivant : un solo de pedal steel guitar par Susan Alcorn. Avant le concert j'avais un peu peur du caractère trop limité de l'instrument. Quelle erreur ! Ce fut en effet l'un des plus beaux moments du festival, et en tout cas le sommet de la journée de samedi. Entendue jusque là uniquement au sein de l'octet de Mary Halvorson - donc dans un format relativement pourvu - cela a été une vraie découverte pour moi. Issue de la musique country - contexte principal d'utilisation de cet instrument - Susan Alcorn a bien élargi son univers au cours des années, côtoyant notamment des musiciens issus de la musique contemporaine ou des musiques improvisées. Son concert mêle ainsi des improvisations, des compositions d'Astor Piazzolla, dont une poignante version de Adios Nonino, ses propres compositions (dont un bel hommage à Mercedes Sosa) et un gospel pour conclure. Elle introduit l'un des morceaux, particulièrement réussi, en expliquant qu'elle a découvert à la radio, en allant à un concert de country il y a vingt ans, Et exspecto resurrectionem mortuorum d'Olivier Messiaen. Subjuguée par la beauté de cette musique, elle a arrêté sa voiture sur le côté de la route pour écouter la fin de l'oeuvre et s'est mise en tête de l'adapter pour pedal steel guitar. Après s'être procurée la partition, elle a abandonné l'idée en découvrant que cette oeuvre était écrite pour plus de trente instruments. Elle a repris son ambition initiale il y a quelques années avec l'idée d'aller aussi loin qu'elle pouvait dans cette transposition, quitte a écrire autre chose pour la suite du morceau. C'est ainsi qu'elle explique que son Et exspecto resurrectionem pedal steel guitar inclut... les trois premières notes de l'oeuvre de Messiaen, avant de bifurquer vers quelque chose d'autre. La sonorité de cet instrument a quelque chose d'envoutant, délicat et chaud, entre le son d'une guitare électrique classique et celui d'un fender rhodes. Ce qui en fait finalement un instrument soliste totalement convaincant. En tout cas entre les mains de Susan Alcorn.
J'attendais avec une certaine curiosité le groupe suivant, Seaven Teares. Originaire de Brooklyn, leur nom - en ancien anglais - fait référence à un recueil de compositions de John Dowland. Et l'ambition du groupe est ainsi de mêler une pop contemporaine à des techniques vocales issues des musiques anciennes, baroques, renaissance, voire antérieures. Menée par les voix de Charlie Looker, également à la guitare, et Amirtha Kidambi, également à l'harmonium et au synthé, la musique de Seaven Teares est un étrange assemblage où une technique issue des chants liturgiques pré-renaissance semble entrer en collision avec une écriture mélodique plus proche des standards pop actuels. L'instrumentation originale du groupe est complétée par Robbie Lee qui alterne entre guitare électrique et orgue portatif (amusant instrument qui ressemble à un orgue miniature actionné à l'aide d'un soufflet comme un accordéon ou un harmonium) et Russell Greenberg qui alterne entre batterie, vibraphone et autres percussions dont un énorme tambour médiéval. A l'exception d'un morceau de Dowland, ils présentent leurs propres chansons. Mais cela a du mal à fonctionner. On a constamment un sentiment de décalage, et le caractère très théâtral du chanteur principal est un obstacle trop grand à mes oreilles pour entrer dans cette musique. Les applaudissements tout juste polis du public semblent me confirmer qu'il n'y a pas que moi qui reste dubitatif face à cette drôle de proposition (personne ne prendra la peine de faire semblant de leur demander un rappel d'ailleurs). Intéressant a priori sur le papier, la musique de Seaven Teares a débouché sur une grande déception. On sera tout de même curieux d'entendre la chanteuse, Amirtha Kidambi, dans un autre contexte puisqu'elle fera partie du prochain groupe de Mary Halvorson, Code girl (disque à paraitre chez Firehouse 12 début 2018).
On retrouve justement la guitariste, et curatrice du festival, pour le concert suivant : un duo avec John Dieterich, guitariste du groupe de rock californien Deerhoof (que j'avoue ne pas connaître). Mary Halvorson a développé récemment des échanges fructueux en duo avec d'autres guitaristes. On a ainsi pu l'entendre avec grands plaisir et intérêt aux côtés de Marc Ribot, Elliott Sharp ou Noël Akchoté. Cette fois-ci, elle partage la scène - pour la première fois indique-t-elle - avec quelqu'un dont le background musical est un peu différent. Pourtant la musique proposée n'a pas vraiment de rapport avec le langage rock, on est en terrain assez familier, celui des musiques improvisées et des instant compositions basées sur une attentive écoute mutuelle. Les deux guitaristes emmêlent leurs discours au cours de longues séquences qui se structurent pas à pas, au fur et à mesure que les morceaux se développent. Ils se répondent, se surprennent ou se prolongent. Il n'y a pas de thème ou de mélodie identifiable, tout semble surgir dans l'instant, on est ainsi plus proche de la conversation par instrument interposé que dans la présentation d'un discours préparé en amont. C'est vif et inédit, et captivant.
La soirée s'achève avec le trio autrichien Radian, figure locale du post-rock depuis une vingtaine d'années. Martin Siewert à la guitare et aux effets électroniques, John Norman à la basse et Martin Brandlmayr à la batterie déploient une musique énergique, qui alterne plages planantes et montées en tension paroxystiques. Cela fait penser à une version vitaminée du krautrock des 70s, ayant aussi laisser trainer quelques oreilles du côté de la no wave ou d'un power trio comme Massacre, et ayant incorporé les tourneries rythmiques des musiques électroniques. C'est efficace, et assez prenant en live, dans une salle de petite dimension. Et cela conclut de belle manière une journée pour le moins éloignée des codes du jazz.
samedi 11 novembre 2017
Music Unlimited 31, 1er soir @ Wels, vendredi 10 novembre 2017
L’Autriche a l’art d’accueillir des festivals à la programmation alléchante. Après avoir participé deux fois à celui de Saalfelden (2010 et 2015), j’ai opté pour celui de Wels, petite ville à proximité de Linz, cette année. Il faut dire que pour cette 31e édition, la curatrice de l’événement est Mary Halvorson. On retrouve donc au programme nombre de musiciens qui lui sont proches, dans des formations souvent peu vues jusqu’ici.
La première soirée du festival se déroule au Alter Schlachthof (ancien abattoir) et commence, à tout seigneur tout honneur, par un groupe qui compte en ses rangs la guitariste bostonienne : le Triple Double de Tomas Fujiwara. Ce groupe est la combinaison de deux trios, à moins qu’il ne s’agisse de trois duos, où tous les instruments sont doublés. La cellule de base, c’est le trio au long cours que forment Taylor Ho Bynum (cornet, bugle), Mary Halvorson (guitare) et Tomas Fujiwara (batterie). Ce noyau est à la base de nombreux groupes, à commencer par les formations menées par Bynum (sextet, septet, plustet) ou par Thirteenth Assembly que complétait Jessica Pavone. Autrement dit, ils ont une longue habitude de jouer ensemble et la musique de Triple Double porte incontestablement leur signature sonique. Pour l’occasion, Fujiwara a fait appel en plus à Ralph Alessi (trompette), Brandon Seabrook (guitare) et Tom Rainey (batterie), trois autres poids lourds des musiques créatives d’aujourd’hui. Et le résultat est un feu d’artifice de tous les instants ! Les combinaisons se font et se défont au gré de morceaux parfaitement construits. Alessi prolonge les développements de Bynum, et vice versa. Halvorson et Seabrook entremêlent leurs lignes saccadées pour créer un dense filet sonore, propice aux dérapages contrôlés et aux notes de traverse. Les deux batteurs propulsent l’ensemble à grand renfort de pyrotechnie polyrythmique. Les passages à tutti donnent ainsi l’impression d’un cheminement inévitable, qui avance avec détermination et enthousiasme vers son but ultime. Les combinaisons à quelques uns procurent des moments de respiration, sans cesse recomposés, nourris de surprises et de solos intenses. C’est absolument génial, d’un bout à l’autre du concert. Il n’y a aucun temps mort. Et cela lance sur les chapeaux de roue ces trois jours de festival.
La suite n’est néanmoins pas en reste, puisque la deuxième partie atteint elle aussi rapidement un niveau d’excellence peu commun. Pour l’occasion la pianiste slovène Kaja Draksler dialogue avec la trompettiste portugaise Susana Santos Silva. Deux jeunes fines lames des musiques improvisées européennes qui avaient sorti un merveilleux disque ensemble chez Clean Feed il y a deux ans. Le premier morceau, composée par la trompettiste, est volontiers bruitiste. Les infrasons du piano préparé entrent en résonance délicate avec le souffle retenu, murmuré, de la trompette. Le registre est très différent de la première partie, mais l’attention est tout aussi vite captée par cette approche attentive au moindre bruit. Les deux morceaux suivants, signés de Kaja Draksler, offrent un contraste saisissant avec l’approche initiale. Le piano n’est plus préparé et le jeu de la slovène se fait impressionniste, tendre et liquide à la fois. La portugaise développe à son tour une approche plus mélodique, vient se positionner au cœur du grand piano ouvert pour jouer des résonances avec les cordes activées par sa compagne de jeu. Un moment de pur magie. La suite du concert alterne les compositions des deux jeunes femmes, nourries par l’alternance entre jeu classique et techniques étendues de la pianiste, et quelques moments ludiques quand elles décident de dialoguer à l’aide de fifre et appeau. L’ensemble regorge de poésie et place très haut dans la liste des personnalités à suivre les deux protagonistes.
Changement radical d’ambiance pour le troisième concert de la soirée. Exit le jazz contemporain, et place à des chansons pop. Le trio autrichien Schmieds Puls prend place sur scène. Le groupe est mené par la chanteuse et guitariste Mira Lu Kovacs, jeune et jolie rousse soutenue par Walter Singer à la contrebasse et Christian Grobauer à la batterie. On est assez éloigné du genre de musiques que j’écoute, j’ai donc peu de repères pour décrire de quoi il en ressort. Le format est clairement « chanson » - trois minutes et puis on enchaine. L’ambiance musicale privilégie les instruments acoustiques ce qui donne une dimension un peu folk-jazz, non sans rapport avec ce qu’a pu faire Terry Callier (même si le type de voix n’a rien à voir). On sent une dette évidente envers les musiques racines américaines, d’ailleurs les chansons sont en anglais. Pour introduire l’une d’elles, la chanteuse indique que le texte est de Bukowski, et qu’elle a été inspirée par une lecture par Tom Waits trouvée sur YouTube. On fait pire références.
La soirée se conclut par le groupe Rhombal du contrebassiste Stephan Crump. Pour l’occasion il a mis sur pied un quartet qui réunit le trompettiste Adam O’Farill, l’indispensable Ellery Eskelin au sax ténor, et le batteur Richie Barchay. On revient en terrain plus familier, la musique s’inscrivant sans détour dans la plus pure tradition jazz. Même plus que ce que pourrait laisser présager les noms réunis sur scène. Le leader est particulièrement expressif, mimant le rythme sur son visage en même temps qu’il ne pince les cordes de son instrument. Le trompettiste développe des attaques franches, assez classiques, solaires et intenses. Eskelin apporte un peu de sa singularité dans cette musique rythmiquement très structurée. Toujours sur la brèche, son jeu conserve une forme de poésie de la fragilité. Ses apparitions sonores évoquent celles d’un fantôme, entre deux mondes, qui donnent une profondeur inattendue aux compositions du leader. Les deux derniers morceaux - dont un bel hymne en mémoire du frère défunt de Crump en guise de rappel - sont ceux qui offrent sans doute le plus bel exemple de cette complémentarité des approches contraires, entre la grande lisibilité mélodique et rythmique des compositions et les subtils dérèglements que leur fait subir le ténor d’Eskelin. Belle conclusion pour cette riche première soirée, marquée par les prestations hors normes de Fujiwara et ses acolytes d’une part et du duo Draksler / Santos Silva d’autre part. Vivement la suite.
La première soirée du festival se déroule au Alter Schlachthof (ancien abattoir) et commence, à tout seigneur tout honneur, par un groupe qui compte en ses rangs la guitariste bostonienne : le Triple Double de Tomas Fujiwara. Ce groupe est la combinaison de deux trios, à moins qu’il ne s’agisse de trois duos, où tous les instruments sont doublés. La cellule de base, c’est le trio au long cours que forment Taylor Ho Bynum (cornet, bugle), Mary Halvorson (guitare) et Tomas Fujiwara (batterie). Ce noyau est à la base de nombreux groupes, à commencer par les formations menées par Bynum (sextet, septet, plustet) ou par Thirteenth Assembly que complétait Jessica Pavone. Autrement dit, ils ont une longue habitude de jouer ensemble et la musique de Triple Double porte incontestablement leur signature sonique. Pour l’occasion, Fujiwara a fait appel en plus à Ralph Alessi (trompette), Brandon Seabrook (guitare) et Tom Rainey (batterie), trois autres poids lourds des musiques créatives d’aujourd’hui. Et le résultat est un feu d’artifice de tous les instants ! Les combinaisons se font et se défont au gré de morceaux parfaitement construits. Alessi prolonge les développements de Bynum, et vice versa. Halvorson et Seabrook entremêlent leurs lignes saccadées pour créer un dense filet sonore, propice aux dérapages contrôlés et aux notes de traverse. Les deux batteurs propulsent l’ensemble à grand renfort de pyrotechnie polyrythmique. Les passages à tutti donnent ainsi l’impression d’un cheminement inévitable, qui avance avec détermination et enthousiasme vers son but ultime. Les combinaisons à quelques uns procurent des moments de respiration, sans cesse recomposés, nourris de surprises et de solos intenses. C’est absolument génial, d’un bout à l’autre du concert. Il n’y a aucun temps mort. Et cela lance sur les chapeaux de roue ces trois jours de festival.
La suite n’est néanmoins pas en reste, puisque la deuxième partie atteint elle aussi rapidement un niveau d’excellence peu commun. Pour l’occasion la pianiste slovène Kaja Draksler dialogue avec la trompettiste portugaise Susana Santos Silva. Deux jeunes fines lames des musiques improvisées européennes qui avaient sorti un merveilleux disque ensemble chez Clean Feed il y a deux ans. Le premier morceau, composée par la trompettiste, est volontiers bruitiste. Les infrasons du piano préparé entrent en résonance délicate avec le souffle retenu, murmuré, de la trompette. Le registre est très différent de la première partie, mais l’attention est tout aussi vite captée par cette approche attentive au moindre bruit. Les deux morceaux suivants, signés de Kaja Draksler, offrent un contraste saisissant avec l’approche initiale. Le piano n’est plus préparé et le jeu de la slovène se fait impressionniste, tendre et liquide à la fois. La portugaise développe à son tour une approche plus mélodique, vient se positionner au cœur du grand piano ouvert pour jouer des résonances avec les cordes activées par sa compagne de jeu. Un moment de pur magie. La suite du concert alterne les compositions des deux jeunes femmes, nourries par l’alternance entre jeu classique et techniques étendues de la pianiste, et quelques moments ludiques quand elles décident de dialoguer à l’aide de fifre et appeau. L’ensemble regorge de poésie et place très haut dans la liste des personnalités à suivre les deux protagonistes.
Changement radical d’ambiance pour le troisième concert de la soirée. Exit le jazz contemporain, et place à des chansons pop. Le trio autrichien Schmieds Puls prend place sur scène. Le groupe est mené par la chanteuse et guitariste Mira Lu Kovacs, jeune et jolie rousse soutenue par Walter Singer à la contrebasse et Christian Grobauer à la batterie. On est assez éloigné du genre de musiques que j’écoute, j’ai donc peu de repères pour décrire de quoi il en ressort. Le format est clairement « chanson » - trois minutes et puis on enchaine. L’ambiance musicale privilégie les instruments acoustiques ce qui donne une dimension un peu folk-jazz, non sans rapport avec ce qu’a pu faire Terry Callier (même si le type de voix n’a rien à voir). On sent une dette évidente envers les musiques racines américaines, d’ailleurs les chansons sont en anglais. Pour introduire l’une d’elles, la chanteuse indique que le texte est de Bukowski, et qu’elle a été inspirée par une lecture par Tom Waits trouvée sur YouTube. On fait pire références.
La soirée se conclut par le groupe Rhombal du contrebassiste Stephan Crump. Pour l’occasion il a mis sur pied un quartet qui réunit le trompettiste Adam O’Farill, l’indispensable Ellery Eskelin au sax ténor, et le batteur Richie Barchay. On revient en terrain plus familier, la musique s’inscrivant sans détour dans la plus pure tradition jazz. Même plus que ce que pourrait laisser présager les noms réunis sur scène. Le leader est particulièrement expressif, mimant le rythme sur son visage en même temps qu’il ne pince les cordes de son instrument. Le trompettiste développe des attaques franches, assez classiques, solaires et intenses. Eskelin apporte un peu de sa singularité dans cette musique rythmiquement très structurée. Toujours sur la brèche, son jeu conserve une forme de poésie de la fragilité. Ses apparitions sonores évoquent celles d’un fantôme, entre deux mondes, qui donnent une profondeur inattendue aux compositions du leader. Les deux derniers morceaux - dont un bel hymne en mémoire du frère défunt de Crump en guise de rappel - sont ceux qui offrent sans doute le plus bel exemple de cette complémentarité des approches contraires, entre la grande lisibilité mélodique et rythmique des compositions et les subtils dérèglements que leur fait subir le ténor d’Eskelin. Belle conclusion pour cette riche première soirée, marquée par les prestations hors normes de Fujiwara et ses acolytes d’une part et du duo Draksler / Santos Silva d’autre part. Vivement la suite.
vendredi 10 novembre 2017
Struny podzimu 2017
Le festival « Cordes d’Automne » propose tous les ans une programmation éclectique mais de qualité pendant trois semaines à Prague. Cette année, elle allait du hip-hop afro-futuriste de Shabazz Palaces aux compositions contemporaines de Julia Wolfe ou Gavin Byars, du folk irlandais de The Gloaming à leurs compères nashvilliens de Lambchop. Comme on ne peut pas être partout et qu’il faut faire des choix, les miens se sont orientés sans surprise vers trois concerts aux accents jazz.
Dimanche 29 octobre, Jason Moran proposait au Divadlo Archa (Théâtre de l’arche) son projet autour du fameux concert de Monk au Town Hall en 1959. Il l’avait créé en 2009 pour le cinquantenaire dudit concert et le reprend naturellement en cette année qui marque le centenaire du pianiste. J’avais déjà eu l’occasion de voir ce projet à Banlieues Bleues il y a quelques années (2009), mais le plaisir a été renouvelé malgré une assez bonne mémoire de l’événement et la nature thématique - et donc moins propice à la surprise - de la soirée. Avant l’entrée en scène des musiciens, les images vidéo commencent à défiler. Elles se poursuivront jusqu’à la fin, mélangeant archives de Monk et souvenirs propres à Jason Moran. Alors que l’enregistrement du premier thème du concert de 1959, « Thelonious », retentit, le pianiste texan entre seul en scène et dialogue avec son illustre prédécesseur : doublement des accords, lignes mélodiques entremêlées, Moran s’amuse du relief escarpé du thème monkien. Après quelques mesures il est rejoint par le reste de la troupe : les fidèles membres de son trio, Nasheet Waits à la batterie et Tarus Mateen à la basse, mais aussi cinq souffleurs (Ralph Alessi à la trompette, Andre Hayward au trombone, Bob Stewart au tuba, Walter Smith III au sax ténor et Immanuel Wilkins au sax alto). Ceux-ci se positionnent en V avec le piano lové en leur cœur et le batteur en leur pointe. Les thèmes du concert de 1959 se succèdent, entrecoupés de développements personnels de Moran, avec quelques moments puissants qui font honneur à la dimension de l’orchestre comme sur « Friday the 13th » et surtout « Little Rootie Tootie ». Le concert s’achève sur une version retenue de « Crepuscule with Nellie » qui met en valeur le toucher de Jason Moran, avant que les musiciens ne se retrouvent dans l’atrium du théâtre pour poursuivre façon marching band (avec Moran, Waits et Mateen passés aux percussions pour des questions pratiques) leur relecture des thèmes de Monk. D’une commande initiale il y a huit ans, Moran a su faire un projet personnel pertinent qui, tout en partant d’une référence précise, n’incorpore pas moins beaucoup de sa propre personne. Et c’est ce qui est le plus réjouissant avec ce projet nommé justement « In my mind : Monk at Town Hall 1959 ». Où le premier terme de la proposition en dit finalement plus que le second.
Dimanche 5 novembre, c’est Ralph Towner qui se présente seul dans une salle du magnifique couvent de Sainte Agnès de Bohême qui sert aujourd’hui de musée d’art médiéval de Prague. Sa musique délicate à la seule guitare acoustique se marie très bien avec les arches gothiques qui l’entourent. Pilier du label ECM depuis plus de quarante ans, je n’avais pourtant jamais vraiment eu l’occasion de m’intéresser à sa musique jusque là, ne possédant qu’un disque sur lequel il intervient, « Dis » (1977) en duo avec Jan Garbarek (qui servit de bande son au « Kippour » d’Amos Gitaï). Petite surprise donc de découvrir une musique beaucoup plus rythmique, et presque « pop » par moment, que l’idée que je m’en faisais (la faute au fameux cliché sur les climats éthérés des productions ECM sans doute). Un seul standard, « My foolish heart », une composition de John Abercrombie, et des thèmes personnels, dont un bel hommage à Paul Bley en ouverture de concert, définissent le programme. Équilibrée, allant à l’essentiel, la musique de Ralph Towner est efficace par sa simplicité. L’esbroufe ne sert à rien, il peut donc se concentrer sur des mélodies lisibles juste soulignées par des rythmes variés allant d’inspirations folk au reggae, ou bien sûr nourris de l’histoire du jazz.
Jeudi 9 novembre le festival s’achève sur la présence d’Herbie Hancock en quartet dans la grande salle du Forum Karlin, plus habituée aux grosses productions pop qu’aux subtilités acoustiques. Et cela tombe bien, le parti pris du pianiste avec ce nouveau groupe étant résolument crossover. Il s’est ainsi entouré pour l’occasion de musiciens plus jeunes que lui qui semblent l’alimenter de sons actuels issus des ramifications de sa propre influence sur leur parcours. Le cas le plus exemplaire est sans doute Terrace Martin, au sax alto, synthé et vocoder, producteur essentiel de « To pimp a butterfly » de Kendrick Lamar, qui doit beaucoup à la période 70s du pianiste, mais qui colle aujourd’hui au son de la scène angelena telle que définit par Thundercat, Flying Lotus ou Lamar, hybridation de hip hop, de funk, de jazz et de r’n’b. On retrouve donc pour ce concert une relecture de tubes d’Herbie à travers ce prisme contemporain : « Watermelon Man », « Cantaloup Island », « Chameleon », le plaisir est évident, taillé sur mesure pour cette atmosphère de salle rock. Tant pis pour la subtilité - la sonorisation ne le permet pas - l’efficacité rythmique est première. A ce jeu là, la paire rythmique composée de James Genus à la basse et de Trevor Lawrence à la batterie (lui aussi actif sur la scène hip hop) est souvent mise en avant. Hancock quant à lui va du piano au synthé au cours des morceaux et s’amuse avec les souvenirs de sa période Head Hunters. Si l’utilisation trop fréquente du vocoder, par Terrace Martin comme par Herbie, m’agace un peu, le reste de la musique propose finalement une belle rencontre entre un père et ses fils (voire petits-fils) spirituels, manière de souligner avec raison le lien fécond entre le jazz et les autres formes de l’expression musicale afro-américaine.
Dimanche 29 octobre, Jason Moran proposait au Divadlo Archa (Théâtre de l’arche) son projet autour du fameux concert de Monk au Town Hall en 1959. Il l’avait créé en 2009 pour le cinquantenaire dudit concert et le reprend naturellement en cette année qui marque le centenaire du pianiste. J’avais déjà eu l’occasion de voir ce projet à Banlieues Bleues il y a quelques années (2009), mais le plaisir a été renouvelé malgré une assez bonne mémoire de l’événement et la nature thématique - et donc moins propice à la surprise - de la soirée. Avant l’entrée en scène des musiciens, les images vidéo commencent à défiler. Elles se poursuivront jusqu’à la fin, mélangeant archives de Monk et souvenirs propres à Jason Moran. Alors que l’enregistrement du premier thème du concert de 1959, « Thelonious », retentit, le pianiste texan entre seul en scène et dialogue avec son illustre prédécesseur : doublement des accords, lignes mélodiques entremêlées, Moran s’amuse du relief escarpé du thème monkien. Après quelques mesures il est rejoint par le reste de la troupe : les fidèles membres de son trio, Nasheet Waits à la batterie et Tarus Mateen à la basse, mais aussi cinq souffleurs (Ralph Alessi à la trompette, Andre Hayward au trombone, Bob Stewart au tuba, Walter Smith III au sax ténor et Immanuel Wilkins au sax alto). Ceux-ci se positionnent en V avec le piano lové en leur cœur et le batteur en leur pointe. Les thèmes du concert de 1959 se succèdent, entrecoupés de développements personnels de Moran, avec quelques moments puissants qui font honneur à la dimension de l’orchestre comme sur « Friday the 13th » et surtout « Little Rootie Tootie ». Le concert s’achève sur une version retenue de « Crepuscule with Nellie » qui met en valeur le toucher de Jason Moran, avant que les musiciens ne se retrouvent dans l’atrium du théâtre pour poursuivre façon marching band (avec Moran, Waits et Mateen passés aux percussions pour des questions pratiques) leur relecture des thèmes de Monk. D’une commande initiale il y a huit ans, Moran a su faire un projet personnel pertinent qui, tout en partant d’une référence précise, n’incorpore pas moins beaucoup de sa propre personne. Et c’est ce qui est le plus réjouissant avec ce projet nommé justement « In my mind : Monk at Town Hall 1959 ». Où le premier terme de la proposition en dit finalement plus que le second.
Dimanche 5 novembre, c’est Ralph Towner qui se présente seul dans une salle du magnifique couvent de Sainte Agnès de Bohême qui sert aujourd’hui de musée d’art médiéval de Prague. Sa musique délicate à la seule guitare acoustique se marie très bien avec les arches gothiques qui l’entourent. Pilier du label ECM depuis plus de quarante ans, je n’avais pourtant jamais vraiment eu l’occasion de m’intéresser à sa musique jusque là, ne possédant qu’un disque sur lequel il intervient, « Dis » (1977) en duo avec Jan Garbarek (qui servit de bande son au « Kippour » d’Amos Gitaï). Petite surprise donc de découvrir une musique beaucoup plus rythmique, et presque « pop » par moment, que l’idée que je m’en faisais (la faute au fameux cliché sur les climats éthérés des productions ECM sans doute). Un seul standard, « My foolish heart », une composition de John Abercrombie, et des thèmes personnels, dont un bel hommage à Paul Bley en ouverture de concert, définissent le programme. Équilibrée, allant à l’essentiel, la musique de Ralph Towner est efficace par sa simplicité. L’esbroufe ne sert à rien, il peut donc se concentrer sur des mélodies lisibles juste soulignées par des rythmes variés allant d’inspirations folk au reggae, ou bien sûr nourris de l’histoire du jazz.
Jeudi 9 novembre le festival s’achève sur la présence d’Herbie Hancock en quartet dans la grande salle du Forum Karlin, plus habituée aux grosses productions pop qu’aux subtilités acoustiques. Et cela tombe bien, le parti pris du pianiste avec ce nouveau groupe étant résolument crossover. Il s’est ainsi entouré pour l’occasion de musiciens plus jeunes que lui qui semblent l’alimenter de sons actuels issus des ramifications de sa propre influence sur leur parcours. Le cas le plus exemplaire est sans doute Terrace Martin, au sax alto, synthé et vocoder, producteur essentiel de « To pimp a butterfly » de Kendrick Lamar, qui doit beaucoup à la période 70s du pianiste, mais qui colle aujourd’hui au son de la scène angelena telle que définit par Thundercat, Flying Lotus ou Lamar, hybridation de hip hop, de funk, de jazz et de r’n’b. On retrouve donc pour ce concert une relecture de tubes d’Herbie à travers ce prisme contemporain : « Watermelon Man », « Cantaloup Island », « Chameleon », le plaisir est évident, taillé sur mesure pour cette atmosphère de salle rock. Tant pis pour la subtilité - la sonorisation ne le permet pas - l’efficacité rythmique est première. A ce jeu là, la paire rythmique composée de James Genus à la basse et de Trevor Lawrence à la batterie (lui aussi actif sur la scène hip hop) est souvent mise en avant. Hancock quant à lui va du piano au synthé au cours des morceaux et s’amuse avec les souvenirs de sa période Head Hunters. Si l’utilisation trop fréquente du vocoder, par Terrace Martin comme par Herbie, m’agace un peu, le reste de la musique propose finalement une belle rencontre entre un père et ses fils (voire petits-fils) spirituels, manière de souligner avec raison le lien fécond entre le jazz et les autres formes de l’expression musicale afro-américaine.