Rituel immuable : chaque nouvelle saison commence par une visite du côté de Jazz à la Villette. Hier soir, le festival franchissait le périphérique pour prendre possession de La Dynamo, à Pantin. Seule en scène, Jeanne Added s'accompagne à la basse. Elle commence en allemand, par un poème de Robert Walser, portée par une ligne de basse fantomatique, obsédante et dépouillée. L'instrument principal de Jeanne Added, c'est sa voix. C'est avec elle qu'elle établit la mélodie, qu'elle nous emporte pour un voyage fait de doux râles, de puissants susurrements, et d'intenses poèmes mis en musique par ses soins. Si elle débute en allemand, le reste de son répertoire - ce soir-là en tout cas - est en anglais, tels les très beaux Drinking du poète élisabéthain Abraham Cowley ou The Ballad of Camden Town de James Elroy Flecker. La voix de Jeanne Added allie avec bonheur une sorte de fragilité dépouillée et une puissance expressive dû à un engagement total du corps de la jeune femme dans sa musique. On sent que cela vient du ventre, des tripes, sans pour autant que tout sens des nuances n'en soit effacé. Après l'avoir vue et entendue dans des contextes variés, mais souvent plus ouvertement jazz (Le Bruit du [sign], Vincent Courtois, Poète vos papiers !, Yes is a pleasant country), c'est un vrai plaisir de découvrir cette nouvelle facette, sans doute plus pop, au plus près de sa voix. Si elle passe l'essentiel du concert en solo, elle invite à la rejoindre sur scène pour les quatre derniers morceaux Marielle Chatain. Celle-ci joue sur deux d'entre eux du saxophone baryton et sur les deux autres elle chante avec Jeanne en jouant du synthé. Cela permet d'habiller un peu différemment les chansons, sans pour autant remettre en cause l'approche volontairement squelettique de l'accompagnement instrumental. Car l'essentiel, ce soir, c'est la voix.
La deuxième partie de la soirée fait la part belle à la voix d'une autre étrange sirène. Vue il y a quelques années à Banlieues Bleues (2007) au sein de Spunk, quatuor norvégien, féminin et bruitiste, Maja Ratkje est cette fois accompagnée par Poing, à la tête d'un quatuor norvégien, weimarien et socialiste. Au mur, derrière les musiciens, une banderole avec le nom du groupe et un poing serré (d'où le nom) dessiné. Sur le devant de la scène, un drapeau rouge frappé de la tête de Vladimir Ilitch Oulianov sert de nappe à une table sur laquelle est posé un kleiner Radioapparat. Pour le premier morceau, une composition de Maja Ratkje, seul les trois membres de Poing sont présents sur scène, soit Frode Haltli à l'accordéon, Hakon Thelin à la contrebasse et Rolf-Erik Nystrom au sax alto. Ambiance cabaret contemporain, parcouru d'éléments jazz, bruitistes et folk pour commencer. La suite du répertoire fait la part belle aux textes de Brecht et aux musiques de Kurt Weill et Hanns Eisler. Des extraits de l'Opéra de Quat'sous (Die Seeräuberjenny, Der Morgenchoral des Peachum, Kanonensong...) suivent le Solidaritätslied d'Eisler. Ce dernier, en ouverture de concert, illustre bien les orientations esthétiques du groupe : tout en conservant tout le lyrisme romantique contenu dans ces hymnes révolutionnaires, ils s'en amusent et les font entrer en collision les uns avec les autres (Plaine, ma plaine et le Solidaritätslied, puis Je t'aime moi non plus de Gainsbourg et Der Song von Mandeley de Weill, ou encore les Fables of Faubus de Mingus et une chanson norvégienne). Même quand ils semblent s'éloigner du répertoire weimarien, c'est pour y revenir rapidement, par la bande (Tow Waits). Du cabaret allemand de l'entre-deux-guerres, ils ont conservé l'expressionnisme et l'ont enrichi des expériences du jazz et des musiques aventureuses d'après guerre. Armée tour à tour d'un mégaphone et d'un kazoo, Maja Ratkje parcourt ces hymnes bien connus à l'aide de gazouillis joyeux, de râles inquiétants, de feulements extatiques, de slogans magnifiques ; et leur redonne une nouvelle fraîcheur. On ressort du concert des mélodies entrainantes plein la tête. Sur le chemin du retour, il faut se retenir de ne pas hurler à tue-tête dans les rues désertes, à l'heure où les braves gens dorment, peut-être bercés de doux rêves révolutionnaires.
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