Moment extraordinaire hier soir au Théâtre Ouvert pour la dernière représentation parisienne de l'adaptation théâtrale du texte d'Imre Kertesz (la pièce part maintenant en tournée en province et en banlieue). Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas est sans conteste l'un des textes les plus forts, les plus boulersants, les plus intelligents qu'il m'ait été donné de lire (plusieurs fois). Le voir s'incarner sur scène (car c'est littéralement d'une incarnation qu'il s'agit à travers la performance remarquable de Jean-Quentin Châtelain) fait immédiatement sens. Cette prière, au ton distancé mais au rythme très poétique, semble faite pour être dite. Non pas déclamée, mais juste dite. Comme on parle dans la vie, avec hésitations, répétitions, fulgurances parfois, de manière traînante souvent. La grande réussite de l'interprétation de Jean-Quentin Châtelain c'est d'avoir su rendre, à travers l'utilisation d'une voix apprêtée, toute la distance et l'humour très pince sans rire avec lesquels Kertesz a écrit ce texte pourtant d'une rare violence contre soi-même.
Montée et mise en scène par Joël Jouanneau, la pièce ne reprend pas tout le texte du livre (ça serait sans doute trop long, la pièce dure déjà pas loin de deux heures). Mais, malgré les coupures, la force du texte, liée en partie à sa construction, n'est pas remise en cause.
Comme le titre l'indique, Imre Kertesz tente d'expliquer pourquoi il n'a pas voulu d'enfant. Mais, contrairement à ce que laisserait penser une connaissance superficielle de l'auteur, il ne s'agit pas, comme il le dit, d'un "non de Juif", un non rationnel qui serait lié à son passage par Auschwitz à quinze ans. Non, son "non" est quelque chose de métaphysique, d'existentiel, qui crie et hurle en lui. En évoquant des évènements de sa vie, avec toujours cette distance qui caractérise toute son oeuvre littéraire, en entrant en résonnance avec des oeuvres de philosophes, de musiciens, de poètes (le plus souvent sans les citer explicitement), Kertesz livre ici une réflexion sur la judéïté ("un état de fait désagréable, pas très compréhensible, mais passible de la peine de mort", ou plus exactement "une femme de chambre chauve en robe de chambre rouge devant son miroir"), sur ses rapports à son ex-femme, sur la rationalité du Mal et l'absurdité du Bien, sur son enfance, sur la paternité.
Ce récit-monologue en forme de prière commence par faire sourire le spectateur, puis monte progressivement vers une tension extrême, qui débouche sur une violence autodestructrice du verbe : "ton inexistence considérée comme la liquidation radicale et nécessaire de mon existence". Kertesz continue de creuser, avec son stylo, la tombe dans le ciel que d'autres ont commencé de creuser pour lui. Tombe dans le ciel, la mort comme un maître allemand, les violons aux notes sombres : les références à la Fugue de Mort parcourent le texte. Le caractère cyclique du texte, la répétition de certains passages, composent ainsi, comme chez Celan, une douce musique de la mort. Le kaddish. La prière des morts.
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